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montmartre

  • Tambouille générale

    « Aux murs, des toiles : Chagall, Léger, Modigliani. Au sol, quelques tapis effrangés. Sur les étagères, les poupées-portraits en feutre que Marie Vassilieff fabriquait puis vendait au couturier Poiret ou aux bourgeois de la rive droite qui les empilaient dans les angles droits de leurs cosy-corners. Partout, des chaises dépareillées, des poufs décousus, des centaines d’objets glanés aux Puces. 

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    Figures-sculptures de Marie Vassilieff (Photo Rouillac)

    Derrière le bar, à la vaisselle, haute comme une demi-pomme et plus vivace encore qu’un ludion, officiait le phénix des hôtes de l’endroit. Sur deux réchauds, Marie et une cuisinière préparaient la tambouille générale. Il en coûtait à chacun quelques dizaines de centimes pour un bol de bouillon, des légumes, parfois un dessert. Les plus riches avaient droit à un verre de vin et trois cigarettes de Caporal bleu. »

     

    Dan Franck, Bohèmes

     

  • Bohèmes à Paris

    « La bohème, la bohème / Ça voulait dire on a vingt ans / La bohème, la bohème / Et nous vivions de l'air du temps… » Qui n’a pas joint sa voix à celle de Charles Aznavour ? Dan Franck a composé Bohèmes (1998) pendant qu’il écrivait un roman, Nu couché : « l’un est roman, l’autre est chronique ». Bateau-Lavoir, La Ruche, Montparnasse… Paris, de 1900 à 1930, était la capitale des avant-gardes qui dérangent toujours, avant que la société finisse par les intégrer, le plus souvent.

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    Paris 1910, ateliers d'artistes à Montmartre © Albert Harlingue / Roger-Viollet

    Pour distinguer les artistes des artisans, l’auteur cite Soulages : « L’artiste cherche. Il ignore le chemin qu’il empruntera pour atteindre son but. L’artisan, lui, emprunte des voies qu’il connaît pour aller vers un objet qu’il connaît également. » Dans Bohèmes, le romancier se fait le conteur des artistes de Montmartre et de Montparnasse, ces « deux collines d’où vont naître les beautés du monde d’hier, et aussi celles d’aujourd’hui » – les « anartistes » de la Butte, pour commencer.

    On ne connaît pas le père de Maurice Utrillo, l’artiste qui a immortalisé les rues de Montmartre, mais bien sa mère célibataire, indépendante et de mœurs et d’esprit. Pour empêcher son fils de boire, Suzanne Valadon l’encourageait à peindre d’après des cartes postales. La suite est connue. C’est un Espagnol qui va faire davantage encore pour la réputation de Montmartre. Picasso arrive à Paris pour l’Exposition universelle de 1900 et décide d’y rester. Il a des amis à Montmartre. Le suicide de Casamegas l’année suivante marquera un tournant dans son œuvre. Picasso ne reste pas longtemps dans la dèche, très vite on lui achète ses toiles. Berthe Weil est sa première marchande véritable. Cette « amoureuse des arts » prend peu de bénéfices, elle aide Picasso et beaucoup d’autres.

     

    Riche en anecdotes, l’essai de Dan Franck fait revivre ceux dont le nom figure aujourd’hui en bonne place dans l’histoire de l’art moderne, mais aussi les quartiers du Paris d’antan et les nombreuses figures parisiennes qui ont croisé leur route : marchands, galeristes, collectionneurs, commerçants, tenanciers de bar ou de brasserie, modèles, concierges… Vollard est en bonne place, avec ses manières de rustre. Dan Franck s’amuse à nous décrire la première visite que lui font Gertrude et Léo Stein, « deux Américains à Paris ».

     

    Dans l’entourage des peintres, bien sûr des gens de plume. Max Jacob partage tout ce qu’il possède avec Picasso, « la personne la plus importante de son existence », qu’il servira avec passion. Du poète, cette autre distinction : « Le romancier écrira : Une robe verte et un poète écrira : Une robe d’herbes. » Max Jacob et Picasso rencontrent dans un bar un jeune homme d’une grande élégance, cultivé, séduisant, curieux : Guillaume Apollinaire. « Kostro » est l’autre personnage-clé de Bohèmes.

     

    Et les femmes ? Fernande Olivier, grande amoureuse de Picasso, habite aussi le Bateau-Lavoir. Elle accompagne son amant jaloux au Lapin agile. Marie Laurencin, la muse d’Apollinaire, prendra elle-même les pinceaux. Gertrude Stein, quand elle reçoit, laisse à Alice Toklas le rôle de maîtresse d’accueil. La riche protectrice de Picasso aime beaucoup Matisse, elle les invite ensemble – « Pôle sud et Pôle nord ». Les demoiselles d’Avignon sont une réponse au Bonheur de vivre. « Personne ne comprend. »

     

    Désaccords, disputes, ruptures. Ainsi va aussi la vie d’artiste. Derain, Braque, Le Douanier Rousseau, Juan Gris… Chacun a son chapitre dans la chronique de Dan Franck. Le vol de la Joconde jette un froid. Le cubisme fait scandale, Kahnweiler défend ses artistes. La guerre de 1914 sépare les uns et les autres. L’association « La Peau de l’Ours », dont les onze membres versent une cotisation annuelle pour l’achat groupé d’œuvres d’art, organise dix ans après sa fondation une grande vente le 2 mars 1914 à l’Hôtel Drouot. Cent cinquante œuvres et des adjudications qui montrent quelle réputation ont acquise les peintres et sculpteurs de Montmartre. Jour de gloire pour Picasso, il fait mieux que Matisse. Il n’est plus alors au Bateau-Lavoir, Picasso s’est installé à Montparnasse.

     

    Des photos s’intercalent à deux endroits du livre : portraits, groupes, artistes à l’atelier ou en uniforme militaire, Closerie des Lilas, Bal Bullier. Le beau Modigliani, un charme fou ; Jeanne Hébuterne à vingt ans, la photo est floue. Foujita coud à la machine. Séance de rêve éveillé, signée Man Ray.

     

    Jarry meurt en 1907. Vers et Prose, la revue créée par Paul Fort en 1910, ne survit pas à la guerre. « Paris misère. » Marie Vassilieff peint et sculpte, ouvre une académie impasse du Maine. Sa cantine est connue de tout Montparnasse. On vient y manger, y chanter, après s’être chauffé le jour dans un café. Soutine (le peintre préféré de Dan Franck) apprend à lire à la Rotonde. Son visage s’éclaire quand il voit entrer Modigliani, si généreux, offrant à boire, à manger, l’ami de tous.

     

    Apollinaire et Cendrars. Cocteau et Diaghilev. Braque et Picasso. Duchamp et Picabia. Amitiés et rivalités. C’est bientôt l’heure de Dada, puis des surréalistes. Breton intimide la jeune libraire de la Maison des amis des livres, Adrienne Monnier. Amours et demandes en mariage – ou non. Kiki de Montparnasse prend la pose pour Van Dongen, pour Kisling, pour Foujita.

     

    Le seigneur de Montparnasse s’appelle Jules Pascin, « roi de toutes les fêtes », toujours entouré de filles. D’aucune école, comme Modigliani, le peintre reste à la marge des bandes d’artistes qu’il fréquente. Comme lui, il se montre généreux avec tous. C’est avec le suicide du « dernier des bohèmes » que Dan Franck termine sa chronique, le 11 juin 1930. Vies flamboyantes, légendes majeures et mineures – et à jamais vivantes, les œuvres d’art.

  • L'oeil de Steinlen

    Ses chats sont souvent plus connus que lui. Les félinophiles adorent ses affiches publicitaires : Lait pur stérilisé, Compagnie française des chocolats et des thés, et surtout Le Chat noir, célèbre cabaret parisien. Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), un Vaudois devenu la mémoire visuelle du peuple de Montmartre, n’est pas très visible dans les musées. Je m’étais promis d’aller un jour pour lui au musée du Petit Palais à Genève, et voilà que le musée d’Ixelles accueille Steinlen, l’œil de la rue, une exposition qui vient d’être montrée à Lausanne – quel bonheur !  

    Steinlen, Chats couchés (détail).jpg

     

    Dessinateur, caricaturiste, graveur, illustrateur, affichiste, peintre et sculpteur, Steinlen aimait les chats, les recueillait. Il les a dessinés à profusion. Pour l’affiche de sa première exposition personnelle, A la Bodinière, il choisit d’ailleurs un chat noir, de profil, et un chat écaille de tortue, la tête tournée vers nous. Le musée d’Ixelles a repris ce célèbre duo pour annoncer cette grande rétrospective, à visiter jusqu’au 30 mai 2009.

      

    Dans la section des « félinités », des pastels, des huiles, de petites sculptures aussi, pleines de vie. L’hiver, chat sur un coussin, est une de ces lithographies où Steinlen excelle à rendre l’animal au naturel, dans sa nonchalance qui n’exclut pas la vigilance. Par sa composition en diagonale et son aplat d’un rose délicieux, l’œuvre évoque le japonisme, comme le monogramme de l’artiste. Pour son cachet d’atelier, celui-ci a sculpté un chat angora juché sur une colonne.

    Steinlen Nu asssis au bord du lit (d'après le catalogue).jpg

    Parmi les femmes dessinées par Steinlen, des nus remarquables (fusain et pastels) : Nu couché de dos, lové dans un drap blanc ; Nu assis au bord du lit, une femme songeuse ; Femme à sa toilette, ajustant ses cheveux. Masséïda, la gouvernante puis, un temps, la compagne de l’artiste après la mort de son épouse, était d’ascendance princière africaine. Détente, une grande toile, la montre nue sur un fond très coloré, qui rappelle Gauguin, près d’une femme allongée habillée de vert, avec une corbeille de fruits à l’avant-plan.

     

    Les journaux illustrés, à la fin du XIXe siècle, permettent à Steinlein de gagner sa vie. On a estimé, d’après sa production en 1894, qu’il remettait un dessin tous les trois jours, ce qui donne une idée du travail intensif dont il se plaignait parfois, parce qu’il l’empêchait de réaliser de plus grandes ambitions dans la peinture. A Montmartre, Steinlein croque les passants dans son carnet de notes, dessine sur le vif, l’œil ouvert. Loin du pittoresque, il rend habilement la silhouette, le costume des petits métiers, les groupes dans la rue. Les Commères, ce sont des femmes de différents âges, près d’une jeune mère avec un enfant dans les bras. Il peint la Parisienne dans tous ses aspects, les trottins, les couples, les foules aussi, en ethnographe de la France contemporaine. 

    Steinlen Autoportrait de profil (d'après le catalgue).jpg

     

    Au bout de l’allée principale de l’exposition, bordée de réverbères, ne ratez pas les planches des Dessins sans paroles, qui content à la manière d’une bande dessinée des histoires de chats, heureuses – Comment l’amour vient aux chats – drôles ou malheureuses. On peut les apprécier aussi en diaporama sur un écran. Rare chat personnifié chez Steinlen, le chat debout, gueule ouverte, de Gaudeamus – cri emprunté à un chant estudiantin dans l’esprit de Montmartre –, ouvre sur une autre part de l’œuvre : la révolte. « A quoi bon prêcher ? Il faut agir, le monde ne va pas ainsi qu’il devrait aller » écrit-il à sa sœur en 1898, faisant écho à  Jean Grave, l’éditeur des Temps nouveaux, une revue anarchiste : « Par le spectacle qu’elle nous offre, la société engendre elle-même les révoltés ».

     

    S’il garde la trace des midinettes, des chanteurs des rues, des marchands de fleurs, des blanchisseuses, Steinlein peint aussi avec tendresse sa fille Colette, qui lui servira de modèle pour des affiches. A l’étage, un très beau portrait de Gorki, un autre de Tolstoï – Steinlen était devenu membre de l’Association des amis du peuple russe – illustrent les temps noirs de la première guerre mondiale. « En Belgique, les Belges ont faim », crie une affiche solidaire. Humaniste et antimilitariste, Steinlen dénonce la guerre à coups de crayon, montre les familles dispersées, les soldats blessés, les cadavres. La Gloire ? Quatre femmes en voiles noirs devant un cercueil couvert du drapeau tricolore et de palmes. C’est le temps des danses macabres.

     

    Issues de collections publiques et particulières, les œuvres exposées au musée d’Ixelles sont rarement rassemblées. C’est l’occasion idéale de découvrir le « compromis, vraiment, entre l’art graphique et l’écriture, griffe plutôt que dessin – la griffe de Steinlen » (Camille Mauclair, 1915).