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harkis

  • Voyage

    Zeniter couverture.jpg« Bien sûr, elle a rêvé de ce voyage de temps à autre, elle ne peut pas le nier. Quand elle a suivi quelques cours d’arabe à l’université, c’était dans le but de les mettre en application si un jour elle traversait la Méditerranée. Mais au fil du temps, elle s’est habituée à ce que le Couplet sur la décennie noire vienne légitimer l’absence de réalisation de ce rêve, elle a accepté que l’Algérie était trop dangereuse pour elle.

    Il y a des années qu’elle ne voyage plus à la découverte de contrées exotiques. Son travail à la galerie lui donne l’occasion de connaître de nouvelles terres à travers les œuvres exposées ou les biographies des artistes qu’elle met en forme pour le catalogue. […]

    Peut-être qu’il ne s’agit que d’un pis-aller magnifique, peut-être que quelque chose lui manque encore et creuse en elle des radicelles mais elle estime qu’il lui revient de décider si elle veut combler ces éraflures de vide. En l’envoyant à Tizi Ouzou, elle a l’impression que Christophe s’est arrogé le droit d’écrire son histoire à sa place, ou plutôt qu’il vient de l’obliger à rentrer dans le rang d’une histoire familiale dont elle s’était libérée pour mieux écrire la sienne. »

    Alice Zeniter, L’art de perdre

  • Combler les silences

    « Alors ça ne commence pas par l’Algérie. Ou plutôt si, mais ça ne commence pas par Naïma. » J’ai mis du temps avant de me décider à ouvrir L’art de perdre d’Alice Zeniter. Tant a été dit sur ce roman où, de « L’Algérie de Papa » à « Paris est une fête » en passant par « La France froide », la romancière raconte comment Naïma explore ses racines familiales, laissées longtemps de côté.

    Employée dans une galerie parisienne, elle sent que le temps est venu pour elle de répondre à cette question : « Est-ce qu’elle a oublié d’où elle vient ? » La voici donc qui se met en quête du passé. Son histoire de l’Algérie est d’abord celle du grand-père Ali, paysan kabyle, qui s’est engagé en 1940 dans l’armée française et, au retour, réussissant à s’emparer d’un pressoir à huile emporté par les flots dans « l’oued grossi par la fonte des neiges », a mis sa famille à l’abri du besoin en exploitant une oliveraie dans la montagne.

    Ali a eu deux filles d’un premier mariage, puis enfin, en secondes noces avec la jeune Yema, un garçon : Hamid, le père de Naïma. Pour arriver à raconter l’histoire d’une famille à partir de quelques images devenues légendes, « la fiction tout comme les recherches sont nécessaires, parce qu’elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d’une génération à l’autre. »

    Ali s’est enrichi avec ses frères sur les territoires de la crête, ce qui leur vaut dans le village une réputation de quasi « notables ». Aussi quand l’indépendantiste Messali Hadj commence à faire parler de lui par ses critiques envers les Français, Ali ne le soutient pas. D’abord parce que ce révolutionnaire n’aime pas les Kabyles et rêve d’une nation arabe, et aussi parce qu’Ali est vice-président de l’Association des anciens combattants à Palestro. Les premières attaques du FLN qui s’en prennent à des civils ne lui plaisent pas.

    La guerre d’Algérie leur fera tout perdre. Ali arrive avec sa famille en France en 1962, comme la plupart des harkis, pour échapper aux règlements de compte – les nationalistes les considèrent comme des traîtres. D’abord placés dans un camp à Rivesaltes, puis envoyés à Jouques, « dans un hameau de forestage nouvellement ouvert », eux qui se croyaient des Français découvrent une existence à l’écart, froide, précaire. Hamid, l’aîné des neuf enfants d’Ali et Yema, n’a qu’un rêve : « se mêler aux Français ». Il s’applique à l’école.

    Puis ils déménageront à Flers. « La Kabylie et la Provence étaient une succession de silhouettes d’arbres, de crêtes et de maisons à moitié mangées de lumière. Elles étaient faites de taches de couleur qui dansaient entre les paupières difficilement tenues entrouvertes. […] Mais le ciel gris de Normandie ne cache rien. Il est neutre. […] C’est comme si le ciel regardait ailleurs. » Les enfants « parlent de moins en moins à leurs parents » : la langue les éloigne peu à peu, l’arabe de l’enfance recule derrière le français qui nomme et qui donne forme au monde dans lequel ils grandissent. Les parents en souffrent, mais les encouragent.

    J’ai aimé la manière non linéaire choisie par Alice Zeniter. Dès le début, elle part du présent pour remonter le temps et elle y revient régulièrement, surtout dans la dernière partie. Naïma portait en elle, sans le savoir vraiment, l’histoire de son grand-père, de son père, des siens. Se rendre à Alger pour préparer une exposition et, inévitablement, pour remonter là où leur histoire familiale a commencé, est un défi à haut risque pour la petite-fille d’Ali. Les descendants des harkis n’y sont pas les bienvenus, comment réagira le reste de la famille restée là-bas ?

    Le beau titre du roman (Prix Goncourt des lycéens et Prix littéraire du Monde en 2017, entre autres) est tiré d’un poème qui ne l’est pas moins, d’Elizabeth Bishop. Si vous n’avez pas encore ouvert L’Art de perdre, qui réussit à parler de l’Algérie autrement que dans l’histoire officielle, je vous recommande ce roman tout près des êtres et des choses. Comme indiqué sur la quatrième de couverture, « ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d’être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales ».