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Textes & prétextes - Page 676

  • Barcelone la noire

    L’ombre du vent (2001) de Carlos Ruiz Zafón commence dans l’étrange Cimetière des Livres Oubliés à Barcelone, en 1945. Daniel Sempere, dix ans, élevé dans l’amour des livres - son père tient une boutique de livres rares et d’occasion -, est invité à y choisir un livre oublié pour l’adopter et le garder toute sa vie durant. Où s’arrêter dans le labyrinthe où reposent des milliers d’ouvrages ? A l’extrémité d’un rayon, un titre en caractères dorés l’attire : « Je m’approchai de lui et caressai les mots du bout des doigts en lisant en silence : L’Ombre du Vent, Julián Carax. »

     

    Le nom de l’auteur ne lui dit rien, mais le hasard a bien fait les choses. En le lisant, Daniel comprend « que rien ne marque autant un lecteur que le premier livre qui s’ouvre vraiment un chemin jusqu’à son cœur. » Dès lors, il lui faut découvrir qui est ce Carax et ce qu’il a écrit d’autre. Assez rapidement, il se rend compte qu’il n’existe aucun autre exemplaire de ce roman ensorcelant. Un client de son père, Barceló, libraire érudit et fortuné, lui apprend que tous les livres de cet écrivain barcelonais ont été brûlés, et qu’il n’est pas de meilleure spécialiste de son œuvre que sa nièce aveugle, Clara, presque vingt ans. Le voilà bientôt amoureux de cette belle jeune fille deux fois plus âgée que lui. « Clara Barceló me vola le cœur, la respiration et le sommeil. » Il devient son ami, son lecteur, son confident, bien qu’elle le prévienne : « Ne fais jamais confiance à personne, Daniel, et surtout pas à ceux que tu admires. Ce sont eux qui te porteront les coups les plus terribles. » 

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    Bernarda, au service des Barceló, prend Daniel en affection, émue par ce garçon sans mère. Mais il déçoit son père. Celui-ci pressent que Clara joue avec son fils comme un chat avec un canari. De plus, Daniel n’a pas tenu sa promesse, puisqu’il a offert son exemplaire si rare de L’Ombre du Vent à la jeune femme. Quand il fête ses seize ans, Daniel fait l’expérience amère de l'abandon. Ni l’oncle ni la nièce ne se rendent à son invitation, et c’est le début de la désillusion. Mis à la porte de chez les Barceló après avoir cherché à récupérer son livre, il est si mal en point qu’un clochard le prend en pitié. Il dit s’appeler Fermín Romero de Torres et prétend avoir travaillé pour les services secrets. Sans le savoir encore, Daniel a rencontré son meilleur allié. « Le commerce des livres c’est malheur et compagnie » proférait Isaac, le gardien du Cimetière des Livres Oubliés. C’est peu dire. En se mettant sur la piste de Carax, le jeune Sempere n’imagine pas le nœud d’intrigues dans lequel il met les pieds.

     

    S’il fallait donner une couleur à Barcelone, on la dirait a priori rouge ou jaune, aux couleurs de la Catalogne. Mais la Barcelone de Zafón, c’est Barcelone la noire, la terrible. Pas seulement à cause du quartier gothique - le récit nous promène ailleurs dans la ville, sur la Rambla ou sur la colline de Monjuïc -, mais parce qu’il privilégie les rues sombres, les ambiances nocturnes de la « Ville d’Ombres ». Le diable même y a droit de cité. L’ignoble « homme sans visage » porte constamment un masque de cuir et traîne derrière lui une odeur de brûlé. Autre figure sinistre, celle de l’inspecteur Fumero qui rumine depuis longtemps une vengeance terrible et attend son heure.

     

    Bien sûr, le roman a ses heures ensoleillées : « Ma Barcelone préférée a toujours
    été celle d’octobre, lorsque nous prennent des envies de promenades et que nous nous sentons mieux rien que d’avoir bu l’eau de la fontaine des Canaletas qui, ces jours-là, miracle, n’a même plus le goût de chlore. »
    C’est sous un ciel bleu vif que Daniel retrouve par hasard, à l’université, Béatriz Aguilar, la sœur de son meilleur ami du lycée. Encouragé par Fermín, expert en séduction, Daniel décide de la revoir, bien qu’elle soit fiancée.

     

    Les personnages de Zafón ont de la présence, et il y en a beaucoup à découvrir sur la piste du mystérieux Carax, fil rouge de l’intrigue. L’Ombre du Vent comblera ceux
    qui adorent les histoires à rebondissements et les méandres d’une enquête compliquée. Trahisons, crimes, secrets, amours mensongères, sentiments vrais... Malgré les longueurs de ce récit souvent tortueux, on veut accompagner Daniel Sempere jusqu’à la résolution de l’énigme, vingt ans après sa première visite au Cimetière des Livres Oubliés.

  • Romanesque Bowen

    Parfois comparée à Jane Austen, ce qui me paraît excessif, la romancière irlandaise Elizabeth Bowen (1899 – 1973) est rééditée chez Phébus libretto. To the North (1932) a perdu son titre original pour Emmeline, dans une traduction de Georges Globa. Sur la couverture, Deux jeunes femmes assises, aux lèvres très roses, peintes par W.H. Margetson, donnent le ton du roman. Cecilia s’est retrouvée veuve moins d’un an après son mariage, et depuis elle s’est installée dans la banlieue de Londres avec Emmeline, sa belle-sœur célibataire un peu plus jeune. Lady Waters, tante de Cecilia par son premier mariage, cousine d’Emmeline par le second, ne voit pas cela d’un bon œil : « Deux femmes ne sauraient vivre ensemble, deux belles-sœurs surtout. »

     

    Dans le train qui la ramène d’Italie, Cecilia a rencontré au wagon-restaurant un avocat qui lui a semblé arrogant, Mark Linkwater, de retour de Rome. De son côté, Emmeline a fait connaissance lors d’une soirée avec un ami de Cecilia, Julian Town, qu’elle a trouvé sympathique. Et voici que ce célibataire doit accueillir quelque temps chez lui sa nièce Pauline, orpheline dont il est le tuteur. « Ses frères et sœurs sentaient tous qu’il se faisait dans la vie, à former trop peu de liens et à acheter trop de tableaux, un chemin trop aisé. » Cela l’ennuie, et il en parle à Cecilia, qu’il aime voir de temps en temps, sans s'engager davantage, « comme un livre attrayant, à portée de la main sur une étagère, mais vers lequel on ne tend pas le bras. »

     

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    Gustave Courbet, Jo, la belle Irlandaise (Nationalmuseum, Stockholm)

     

    Invitée à passer le week-end à la campagne chez les Waters, Emmeline y reçoit une lettre de Linkwater, signée « Markie ». Ils se sont rencontrés lors d’un dîner organisé par Cecilia, et se revoient depuis, alors que Cecilia ne le fréquente plus. Lady Waters, qui se considère comme une amie intime des jeunes femmes plutôt que comme une parente, est très attentive aux relations qui se nouent dans son entourage, et n’hésite pas à s’en mêler. Selon elle, Cecilia devrait se remarier. Quant à Linkwater, sa réputation n’en fait pas un candidat possible pour des jeunes femmes de la bonne société.

     

    Elizabeth Bowen attrape ainsi tous ses personnages dans une toile sentimentale. Emmeline, dont tout le monde se préoccupe, est-elle la plus fragile ou la plus forte ? Qui épousera qui ? La romancière peint leurs chassés-croisés, et tout autour, l’atmosphère des réceptions, les promenades dans Londres et à la campagne. Son style est tantôt charmant – « c’était un dimanche boudeur et gai de Maupassant, drames derrière les feuilles » -, tantôt tarabiscoté – « Et maintenant, tel un cumulus entassant ses souples rochers étincelants de blancheur, un plaisir unique, concentré sur une identité, celle de Markie, régnait dans la sérénité de son ciel. »

     

    Mais peut-on se fier au style d’une traduction ? Prenons Les Petites Filles, (The Little Girls, 1964), traduit par Amelia Audiberti. Environ trente ans séparent les deux œuvres. A nouveau, l’écrivaine propose une analyse psychologique, mais beaucoup plus vive, mordante, sans mièvrerie. Dinah (Diceyà, Clare (Mumbo) et Sheila (Sheikie) formaient un trio inséparable à la pension Ste-Agatha, en 1914. Les fillettes ont vieilli et se sont perdues de vue. Dinah, qui mène le jeu, montre à son ami Frank ses dernières trouvailles qu’elle rassemble dans une grotte sur sa propriété : pour que les archéologues du futur puissent se faire une idée plus juste de ce qui comptait vraiment au XXe siècle, elle a demandé à ses amis de bien vouloir lui confier une douzaine d’objets auxquels ils tiennent, et dont ils acceptent de se séparer pour ce grand projet.

     

    Tout à coup lui revient le souvenir d’un coffre qu’elle a enterré sous terre avec ses camarades il y a une cinquantaine d’années. Elle veut absolument les retrouver pour en discuter et, ne connaissant pas leur adresse, place des annonces dans plusieurs journaux. Les deux autres sont plutôt furieuses de ce genre de publicité, hésitent, mais se rendent finalement à son invitation. Leurs retrouvailles conflictuelles, les réflexions sur l’âge et la condition sociale, voire les règlements de compte sont savoureux. Ici, Bowen nous touche vraiment avec ses personnages qui se défendent autant contre eux-mêmes que contre les autres, jusqu’à ce qu’ils se rendent, ou pas.

  • Bouddha en Corée

    Si vous vous rendez au Palais des Beaux-Arts pour « Le sourire de Bouddha », exposition exceptionnelle consacrée aux seize cents ans d’art bouddhique en Corée, ne manquez pas de monter à l’étage : vous y verrez « Sacred Wood » de Bae Bien-U, qui photographie depuis 1981 les forêts de pins typiques de son pays. Le pin y symbolise la longévité et, pour le photographe coréen, l’arbre dans la forêt, comme l’homme parmi ses semblables, est à la fois pareil et unique. Ses grands paysages où
    la lumière joue un rôle essentiel veulent restituer « l’essence du réel ». C’est superbe.

     

    Mais commençons par le commencement, à savoir l’énorme Bouddha du VIIIe siècle, en granit, qui accueille les visiteurs en face du grand hall. Au pays du matin calme, le bouddhisme fut la seule invasion pacifique, au IVe siècle. Avant cela, les Coréens partageaient avec le peuple sibérien le culte de l’Ourse, la mère originelle. Dans la première salle d’un parcours chronologique, j’ai admiré un très fin petit Bouddha debout (Chine, VIe s.), plein de douceur. Il précède le trésor de tombes royales, dont une grande couronne et une ceinture en or massif sont les pièces maîtresses. Le motif de la couronne rappelle que l’arbre fait le lien entre les enfers et les cieux. Au mur,
    une vidéo reconstitue virtuellement les anciens palais et anime de belles fresques consacrées aux activités quotidiennes : musique, danse, arts martiaux et chasse.

     

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    Contemplative Bodhisattva, National Museum of Korea (Seoul)
    (d'après Bozarmagazine, novembre 2008)

     

    Des panneaux rappellent, entre autres caractéristiques de la représentation du Bouddha, la protubérance crânienne, les lobes d’oreilles étirés, les trois plis au cou.
    Le geste de la main droite rassure, celui de la main gauche donne. Les bodhisattvas sont ceux qui se sont strictement engagés dans la voie de la foi. Parmi eux, Avalokitesvara, figure de la compassion, est considéré comme le sauveur des âmes sensibles. Il y a aussi des Bouddhas médecins, un bol à la main. Au bout de la première aile apparaissent des Bouddhas méditants, conjuguant élégance et spiritualité : jambe droite repliée, pied sur le genou gauche, doigts de la main droite contre la joue, voici la merveilleuse sculpture en bronze doré, Contemplative Bodhisattva, qui sert d’affiche à l’exposition, image gracieuse de la méditation.

     

    On découvre ensuite l’art des pagodes : tuiles faîtières, pierres sculptées, urnes funéraires. Une première magnifique photographie de Bae Bien-U en noir et blanc montre dans un très grand format (135 x 260 cm) le site des tumuli funéraires abritant les tombes royales. Des vitrines exposent le contenu de reliquaires : petites statues de Bouddha, minuscules stupas votifs à base carrée. Cloches de bronze, encensoirs, coupes en céladon, toutes sortes d’objets rituels et usuels illustrent l’art bouddhique typiquement coréen. Puis de riches statues dorées : couvert de bijoux, un Avalokitesvara assis du XIVe siècle se déhanche, un coude sur le genou, décontracté. Il contraste avec un Vairocana en fonte du Xe siècle, assis traditionnellement en position du lotus, qui offre un extraordinaire sourire.

     

    Dans les peintures bouddhiques plus tardives, le rouge et le vert dominent. Les figures couvrent la toile et saturent l’espace. En contraste, les peintures sur soie privilégient la finesse, comme sur ces rouleaux où sont calligraphiés des textes sacrés, et les nuances subtiles, par exemple pour le Bouddha « lune - eau » représenté devant des bambous, les yeux baissés vers un lac où la lune se reflète. L’exposition se termine sur des œuvres contemporaines de Park Dae-Sung, un autodidacte inspiré par les temples anciens. Mais avant de passer dans cette dernière salle, n’oubliez surtout pas de prendre à droite l’escalier qui mène aux forêts magiques de Bae Bien-U.

     

    Quelle déception de ne trouver qu’une douzaine de cartes postales à la fin d’une si beau parcours ! Et dans cette série, aucun des plus beaux Bouddhas. Bien sûr, le catalogue reprend toutes les œuvres, mais les acheteurs du catalogue aimeraient aussi envoyer à leurs amis des reproductions des plus fameuses, d’une part, et ceux qui n’emportent pas le catalogue seraient heureux de repartir avec quelques cartes postales, d’autre part. Dommage. Espère-t-on qu’ils se consolent avec les fanfreluches du Bozarshop ? Les « Joyaux de la Nation » coréenne sont exposés jusqu’au 18 janvier 2009.

  • Barnes & Doyle

    Aux lecteurs qu’ennuient les biographies, et aux autres, Julian Barnes propose dans Arthur & George (2005) un formidable roman qui n’est ni un roman policier ni le simple récit de la vie d’Arthur Conan Doyle. « Extraordinaire tableau de la société victorienne, ce nouveau roman de Julian Barnes est aussi le plus haletant des thrillers » annonce l’éditeur. Le titre binaire annonce l’alternance des séquences – l’histoire d’Arthur, l’histoire de George – des « Commencements » jusqu’aux « Fins ».

    Le premier souvenir d’Arthur remonte à la mort de sa grand-mère. « Un petit garçon et un cadavre : de telles rencontres ne devaient pas être rares dans l’Edimbourg de son temps. » George est « un garçon timide et sérieux, particulièrement attentif aux attentes d’autrui. » Aucun lien entre eux. La famille nombreuse d’Arthur déménage souvent par nécessité ; le père, « un doux raté », peine à subvenir à leurs besoins. L’existence de George, fils de pasteur, est marquée par la routine du presbytère et l’affection des siens. 

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    A l’école du village, George s’entend dire pour la première fois « T’es pas comme nous ». Son nœud papillon fait aux écoliers de sa classe le même effet que la casquette de Bovary à ses condisciples. Tandis qu’Arthur grandit et fréquente assidûment la bibliothèque et le terrain de cricket, George, craignant d’être jugé stupide, est obligé à cause de ses mauvais yeux de s’asseoir au premier rang, où il se révèle un élève appliqué.

    La première fois qu’Arthur ressent une injustice, c’est à l’université d’Edimbourg où il s’inscrit en médecine. Ayant obtenu une bourse par concours, il n’y a finalement pas droit. Voilà qui heurte ses valeurs et le pousse à écrire des histoires où de chevaleresques héros viennent en aide à des jeunes filles dans l’embarras. A cette époque, la famille de George commence à recevoir des lettres anonymes, suivies bientôt de fâcheuses inscriptions dans les alentours du presbytère. Leur bonne est soupçonnée, renvoyée. Mais quand George a seize ans, une autre affaire bizarre lui vaut des ennuis. Il trouve sur le seuil de sa maison une grosse clé, que son père va porter à la police. Celle-ci considère vite George Edalji comme un suspect.

    Dans une lente mais implacable progression, les problèmes s’accumulent sur cette famille, victime d’un véritable harcèlement. Quand son père attribue tout cela à leurs origines indiennes, George ne comprend pas : il est anglais, malgré sa peau sombre, et il compte bien devenir un avoué respectable. De son côté, Arthur commence une carrière de médecin et se marie avec Louisa, une jeune fille timide. Grand lecteur, il s’intéresse au spiritisme, aux expériences télépathiques, ce que sa femme prend avec le sourire, contrairement à sa mère.

    George travaille à Birmingham. Ses trajets lui inspirent un ouvrage sur la législation ferroviaire pour les usagers du train, sa fierté - « Il y a un voyage, il y a une destination : c’est ainsi qu’on lui a enseigné à comprendre la vie. » Arthur se forme en ophtalmologie à Vienne et ouvre un cabinet de consultation à son retour. Pour éviter l’oisiveté, il écrit, il invente un personnage de détective privé, Sherlock Holmes, qui lui apporte la gloire littéraire et des moyens financiers bienvenus. Quand il le fait mourir quelques années plus tard, il soulève un tollé.

    Et quand se rencontrent-ils, cet Arthur et ce George ? Quelqu’un s’en prend aux animaux, la nuit, dans les pâtures. Un cheval, une vache, puis d’autres, se vident de leur sang jusqu’au petit matin. Il faut un coupable, et ce sera George. Tous les jours, pendant des années, celui-ci s’attend à ce que cette tragique erreur soit dénoncée. Mais il faudra l’intervention d’Arthur - devenu Sir Doyle après avoir ressuscité Sherlock Holmes - pour que la vérité, enfin, difficilement mais bruyamment, triomphe.

    Julian Barnes s’est servi des citations exactes des journaux et rapports de l’époque. Il y a bien eu une affaire Edalji, qu’on a même comparée à l’affaire Dreyfus. Si l’écrivain a imaginé la personnalité de George, il se montre plein d’empathie pour celle d’Arthur Conan Doyle, dont il retrace surtout la vie personnelle. Cet antiféministe a voulu rester fidèle à son épouse sans pour autant renoncer à une femme plus jeune, rencontrée plus tard et qui avait l’art de le surprendre. Barnes insiste en particulier sur l’obsession d’A.C. Doyle à propos de la survie après la mort. « Quant à la vie après la mort, se disait George, il pensait qu’il verrait le moment venu. »

  • La Pietà

    Elle penche le visage vers lui les yeux baissés, il repose les yeux clos dans ses bras largement ouverts. Tous deux sont d’une indicible sérénité. C’est une Pietà. C’est La Pietà de Michel-Ange. A l’Exposition Universelle de New York en 1964, le photographe Robert Hupka (1919 - 2001), chargé d’en prendre une photo pour un disque souvenir du Pavillon du Vatican, l’a photographiée sous tous les angles, dans différentes lumières, en couleurs, en noir et blanc, des milliers de fois. "Et ainsi, tandis que je consacrais d'innombrables heures à ce travail de photographie, la statue devint pour moi un mystère toujours plus grand de beauté et de foi et je fus frappé par l'idée que le chef-d’œuvre de Michel-Ange n'avait jamais été vu dans toute sa grandeur, si ce n'est par un petit nombre de privilégiés."

    Dans le Parc du Cinquantenaire, en face de l’entrée des Musées Royaux d’Art et d’Histoire, un long pavillon blanc abrite La Pieta Michelangelo, jusqu’au 30 novembre. Ces photographies de Robert Hupka circulent dans le monde depuis 1979. Bruxelles 2008 est la vingt et unième étape de cette aventure, expliquée sur le site de l’exposition. A l’entrée, des panneaux didactiques rappellent en quoi consiste le nombre d’or et montrent, dessins à l’appui, les proportions parfaites de la célèbre sculpture, montrée d’abord dans son cadre, celui de la Basilique Saint-Pierre du Vatican.

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    D'après R. Hupka, photos visibles sur www.la-pieta.org  

    On découvre ensuite un espace étrange, aux parois tendues de noir, sur lesquelles les photos en noir et blanc rayonnent. Est-ce la musique, la pénombre ? Les visiteurs vont silencieusement de l’une à l’autre, ou quand ils se parlent, chuchotent. On se croirait dans une église, dont le chœur réserve une surprise. De part et d’autre d’une copie de la Pietà Rondanini, sculpture inachevée de Michel-Ange (conservée à Milan, au musée du château Sforza), sont exposés des agrandissements de cinq croquis au fusain, d’émouvantes esquisses du maître pour cerner la silhouette de la mère debout, soutenant le corps de son fils.

    Dans la Pietà, véritable sujet de l’exposition, le visage de la Vierge, étonnamment jeune, est d’une douceur infinie. Hupka a tourné autour pour capter tous ses profils ; chacun révèle subtilement l’expression. Le drapé de sa coiffe, les plis de ses vêtements, les détails nous sont montrés de plus près que ce que voient les visiteurs du Vatican depuis qu’une vitre de protection les garde à distance (en 1972, un déséquilibré avait mutilé la sculpture à coups de marteau). Mains, pieds, cheveux, tissus, le photographe a tout regardé, cadré, éclairé, pour nous montrer cette Pietà comme peu d’hommes ont pu la voir.

    La figure du Christ est extraordinairement sereine. Il s’abandonne sur les genoux et dans les bras de sa mère, en toute confiance. Comment Michel-Ange peut-il rendre à ce point dans le marbre cet amour silencieux ? L’unité fusionnelle du groupe sculpté dans un seul bloc apparaît sous tous les angles, y compris les plus surprenants, sur les photos prises d’en haut.

    La Pietà de Michel-Ange éblouit et étonne. Chef-d’œuvre absolu de la Renaissance, sa beauté résiste aux siècles. Reste la question de la souffrance, ici évacuée. Et ces visages lisses. Pourquoi ces figures idéalisées ? Que signifient-elles ? Foi absolue ? Sublimation esthétique ? Cette perfection reste un mystère. Sœur Emmanuelle, vouée
    à la Vierge, attendait la mort comme un rendez-vous d’amour. "C'est passionnant de vivre en aimant", dit-elle dans son testament spirituel

    Pour apprécier une sculpture en ronde-bosse, pour la voir vibrer dans la lumière, il
    faut tourner autour, le dialogue frontal ne suffit pas. C'est une gageure de la photographier. Pour ma part, je retiens cette magnifique photo de Robert Hupka qui montre la Pietà vue de dos, les jeux de la lumière dans les plis du manteau de la Vierge, la tête et les épaules légèrement inclinées. Ses bras ouverts sont éloquents : le bras droit retient délicatement la tête du Christ dans le creux du coude, la main gauche s’ouvre, donne, offre, comme en prière.