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traduction

  • Discours en 7 temps

    D’Olga Tokarczuk, Le tendre narrateur est un petit livre parfait pour faire connaissance avec l’écrivaine polonaise couronnée par le Nobel il y a quelques années. Elle a choisi ce beau titre pour un grand texte en sept temps, son Discours de réception du Nobel en 2019. Il est suivi d’une conférence sur la traduction et d’un texte court écrit pendant le confinement de 2020, « La fenêtre ».*

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    « 1. La première photographie qui éveilla en moi une émotion consciente est celle de ma mère juste avant ma naissance. » Sur ce cliché N&B, sa mère assise près d’un vieux poste de TSF a l’air triste. A ses questions répétées sur son air pensif, sa mère lui répondait chaque fois dans les mêmes termes, gravés dans sa mémoire. « C’est ainsi qu’une jeune femme areligieuse, ma mère, me donna ce que jadis l’on appelait une âme, c’est-à-dire qu’elle me dota ainsi d’un tendre narrateur, le meilleur au monde. »

    « 2. Le monde est une toile que nous tissons chaque jour sur les grands métiers de l’information, des discussions, des films, des livres, des commérages et des anecdotes. » L’avènement d’Internet permet presque à chacun d’y participer, pour le meilleur et pour le pire. Mais « nous manquons de nouvelles manières de raconter le monde », écrit Olga Tokarczuk, dans ce « brouhaha de voix innombrables ». La narration à la première personne, caractéristique de notre époque, elle en observe l’effet sur la relation entre le narrateur et le lecteur ou l’auditeur, et les limites, voire l’insuffisance. Une réflexion passionnante sur la vie, l’expérience et la littérature.

    « 3. Je ne veux pas esquisser ici un panorama de la crise du récit. » Ces entrées en matière donnent, je l’espère, une idée de la largeur de vues dont fait preuve l’autrice dans ce discours sur l’état du monde et l’état de la littérature, et ce qui les relie. « Quelque chose ne va pas avec le monde. Pareil sentiment, réservé jadis aux poètes névrotiques, s’est transformé de nos jours en une épidémie confusionnelle, une angoisse qui suinte de partout. »

    La question du sens, les interdépendances entre « hommes, plantes, animaux, objets » sur la terre, tout conduit Olga Tokarczuk à rêver de visions nouvelles et d’une nouvelle narration qui intégrerait mais dépasserait le point de vue d’un seul personnage. D’où « cette figure énigmatique de tendre narrateur » qu’elle développe dans le septième et dernier point de son discours, explicitant le rôle de la tendresse et sa nécessité en littérature.

    Sa conférence inaugurale des Rencontres littéraires de Gdansk en 2019 s’intitule « Les travaux d’Hermès, ou comment, chaque jour, les traducteurs sauvent le monde ». Une vingtaine de pages où elle confesse son amour pour Hermès, le dieu des traducteurs, rappelle les origines de la traduction et en fait l’éloge dans une approche originale.

    Olga Tokarczuk possède l’art de puiser dans la vie concrète les images où s’appuient ses idées. On referme Le tendre narrateur en la laissant qui regarde par la fenêtre le mûrier blanc et le cours du monde. Cette écrivaine écrit sur ce que nous vivons, faites une place à son Tendre narrateur dans votre bibliothèque.

    * Traduit du polonais par Maryla Laurent (9/12/2022)

  • Traductions

    Pour Colo   

    Stefansson Le coeur de l'homme.jpg« Les traductions, lui a confié Gisli, il est difficile de dire à quel point elles sont importantes. Elles enrichissent et grandissent l’homme, l’aident à mieux comprendre le monde, à mieux se comprendre lui-même. Une nation qui traduit peu et ne puise sa richesse que dans ses propres pensées a l’esprit étroit, et si elle est nombreuse, elle devient de plus en plus un danger pour les autres car tant de choses lui demeurent étrangères en dehors de ses propres valeurs et coutumes. Les traductions élargissent l’horizon de l’homme et, en même temps, le monde. Elles t’aident à comprendre les peuples lointains. L’homme est moins enclin à la haine, ou à la peur, lorsqu’il comprend l’autre. La compréhension a le pouvoir de sauver l’être humain de lui-même. »

    Jón Kalman Stefánsson, Le cœur de l’homme

    (Une traduction dont je vous parlerai bientôt.)

  • Collision

    Woolf la soirée de Mrs D.jpg« – J’ai adoré Canterbury, dit-elle.
    Instantanément il s’alluma. Tel était son don, son destin.
    – Vous l’avez adoré, répéta-t-il. Je vois cela.
    Ses tentacules lui envoyèrent le message que Roderick Serle était sympathique.
    Leurs yeux se rencontrèrent, ou plutôt entrèrent en collision, car chacun sentait que l’être solitaire derrière les yeux, celui qui se cache dans le noir pendant que son acolyte agile et superficiel se démène et gesticule sur scène pour assurer la continuité du spectacle, venait de se lever, d’arracher sa cape et d’affronter l’autre. C’était inquiétant ; c’était magnifique. »

    Virginia Woolf, Ensemble et séparés (La soirée de Mrs Dalloway)

  • Autour de Mrs Dalloway

    Les sept textes de Virginia Woolf publiés dans La soirée de Mrs Dalloway, je les avais déjà lus dans d’autres recueils. Ils sont ici traduits par Nancy Huston qui introduit ce petit livre de façon convaincante, suivant Stella McNichol dans son initiative « de rassembler des nouvelles thématiquement et temporellement proches du roman » Mrs Dalloway.

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    Mrs Dalloway dans Bond Street, la première nouvelle, est la seule dont Clarissa Dalloway est l’héroïne principale. Le plaisir de relire cette déambulation londonienne dans le but de s’acheter des gants (à rapprocher d’une autre qu’elle m’a rappelée, à la recherche d’un crayon à mine de plomb) a redoublé en comparant cette traduction à celle de Josée Kamoun (dans le recueil La fascination de l’étang).

    Ce pourrait être le premier chapitre d’un roman, comme elle l’écrivait dans son Journal en 1922. Huit pages sur douze décrivent les impressions de Mrs Dalloway en chemin ; les suivantes, ce qui se passe dans la boutique. Un régal d’écriture du « flux de conscience » chez une femme « charmante, posée, ardente, aux cheveux étrangement blancs vu le rose de ses joues : c’est ainsi que la vit Scrope Purvis, C.B., qui se hâtait vers son bureau. » (N. H.) – « charmante, équilibrée, pleine de goût de vivre ; curieux ces cheveux blancs avec ces joues roses ; ainsi la voit Scope Purvis, compagnon de l’Ordre du Bain, qui court à son bureau. » (J. K.)

    Les temps changent, je m’en étonne. Big Ben « sonne » ou « sonnait », les passages du passé au présent varient d’une traduction à l’autre, le présent étant en principe réservé au monologue intérieur. On aimerait une édition bilingue pour voir ce qu’il en est dans le texte original.

    Les nouvelles suivantes se déroulent à la soirée : homme ou femme, les invités dont Virginia Woolf rapporte les états d’âme sont mal à l’aise. Un camarade d’école n’a pas osé décliner l’invitation de Richard Dalloway croisé dans le quartier de Westminster, qu’il n’avait plus vu depuis vingt ans. « Pas du tout son genre » de s’habiller pour une soirée, mais il ne veut pas être impoli. Il observe : « Oisifs, bavards et surhabillés, sans la moindre idée en tête, ces dames et ces messieurs continuaient de parler et de rire » (N. H.) – « Et tout ce beau monde de rire et de papoter, ces gens désœuvrés, bavards, trop élégants ! » (Hélène Bokanowski dans le recueil La Mort de la phalène)

    Il faudra bien qu’il joue le jeu lui aussi quand Dalloway lui présentera Miss O’Keefe, une trentenaire à l’air arrogant, avec qui il tiendra une conversation désaccordée après laquelle ces deux « amoureux du genre humain » se quitteront, « se détestant, détestant toute cette maisonnée qui leur avait fait vivre une soirée de douleur et de désillusion » (L’homme qui aimait le genre humain).

    Virginia Woolf aimait et craignait en même temps la vie mondaine, son Journal l’atteste. Nul doute qu’elle prête à Lily Everit ses propres sentiments quand elle écrit que sa vraie nature était « de faire de grandes promenades solitaires méditatives, d’escalader des portails, de patauger dans la boue, le brouillard, le rêve et l’extase de la solitude, d’admirer la roue du pluvier et de surprendre des lapins » etc. (Présentations)

    Ancêtres puis Ensemble et séparés illustrent à sa manière, subtile et ironique, les malentendus qui naissent de devoir converser aimablement avec des gens qu’on ne connaît pas et qui ne savent rien de votre vie. Faire bonne figure, écouter patiemment ceux qui ne s’intéressent aucunement à vous, tout peut être source d’irritation dans la grande comédie du paraître qu’est la vie mondaine. Même et parfois surtout, pour Mabel comme pour celle qui invente son histoire, la façon dont on est habillé (La nouvelle robe).

    La dernière nouvelle, Un bilan (chez Nancy Huston, Mise au point chez Hélène Bokanowski), en moins de six pages, emmène deux invités des Dalloway dans le jardin : un fonctionnaire « très estimé » (lui aussi compagnon de l’ordre de Bath) et Sasha Latham, « dame élancée et élégante aux mouvements quelque peu indolents », contente de prendre l’air en compagnie de cet homme « sur qui l’on pouvait compter, même dehors, pour parler sans arrêt », ce qui lui permet de marcher « majestueuse, silencieuse, tous les sens en éveil, les oreilles dressées, les narines humant l’air, telle une créature sauvage mais très contrôlée, qui prenait son plaisir la nuit. »

    Le génie de Virginia Woolf est d’enchaîner ainsi les situations, les sensations, les dialogues et le ressenti, l’ennui et l’émerveillement, donnant vie à ses personnages, avec admiration ou avec ironie, souvent avec empathie. « La soirée de Mrs Dalloway est aussi, sur le fond, une réflexion magistrale sur le thème de l’imperfection humaine. » (Nancy Huston)

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    Textes & prétextes, onze ans
    Merci pour vos visites & vos commentaires.

    Tania

  • Cloche

    patti smith,glaneurs de rêves,récit,littérature anglaise,etats-unis,enfance,poésie,nature,culture,woolgathering,traductionPuis-je t’offrir cette cloche
    marchande le murmure
    Elle est extrêmement précieuse,
    une pièce de collection, qui n’a pas de prix
    Non merci, répondis-je
    je ne souhaite pas de possessions
    Mais c’est une cloche fabuleuse
    une cloche de cérémonie
    une belle cloche
    Ma tête est une cloche
    chuchotai-je
    entre mes doigts bandés
    déjà endormie

    Patti Smith, Rubis indien (Glaneurs de rêves)

    Photo de couverture : Patti Smith, CM1, 1955, New Jersey