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roman - Page 135

  • Le roman de la vie

    Y a-t-il période plus propice aux rencontres que le temps des études sur un campus universitaire ? Le roman du mariage de Jeffrey Eugenides (The Marriage Plot, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis) continue à captiver ses lecteurs en format de poche – un gros roman d’amour, mais pas seulement. 

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    Le titre renvoie d’abord à un cours choisi par Madeleine Hanna, étudiante en lettres : « Le roman du mariage : œuvres choisies d’Austen, d’Eliot et de James ». Le jour de la remise des diplômes à Providence, Rhode Island, le coup de sonnette de ses parents rappelle à Madeleine le petit-déjeuner qu’ils ont convenu de prendre ensemble, mais elle n’a pas du tout la tête à faire la fête après une nuit agitée et trop alcoolisée.

    Phyllida et Alton sont en pleine forme, eux, ravis de féliciter leur lauréate. Malgré les années et leurs prises de bec, Madeleine observe sa mère « une fois de plus en parfait accord avec les circonstances », soignée, enthousiaste, de quoi se sentir encore plus déphasée. Ses projets de vie commune avec Leonard Bankhead inquiètent sa mère, qui lui préfère Mitchell, « le genre de garçon dont elle aurait dû logiquement tomber amoureuse et devenir l’épouse, un garçon intelligent et sain qui plaisait à ses parents. » 

    Après ses études de théologie, Mitchell Grammaticus  (à moitié grec, comme l’auteur) a prévu de faire un grand voyage jusqu’en Inde avec un ami. Madeleine, sans réponse à sa demande de troisième cycle, se sent perdue, sans endroit où aller sinon chez ses parents. Elle vient de rompre avec Leonard, rencontré au cours de « Sémiotique 211 » (question de se mettre au courant des théories littéraires en vogue), un des dix étudiants sélectionnés pour ce programme.  

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    Bien qu’il se spécialise en biologie, Leonard a suivi ce cours « par intérêt philosophique », et dès leurs premières conversations, Madeleine a découvert quelqu’un d’étonnant, d’une intelligence fulgurante, très différent de ses petits amis précédents. A la même époque, elle lisait Fragments d’un discours amoureux de Barthes, qu’elle ne lâchait plus. Mais Leonard a ironisé lorsqu’elle lui a parlé d’amour, et elle a décidé alors de rompre.

    Mitchell a eu sa chance, quand Madeleine l’a invité chez ses parents pour Thanksgiving, pour ne pas le laisser seul sur le campus. C’est alors qu’il a charmé ses parents mais s’est montré trop timide avec elle – elle l’a laissé tomber, et pourtant lui ne pense qu’à l’épouser. Et voilà que juste avant la cérémonie des diplômés, un ami de Leonard téléphone à Madeleine pour lui apprendre que celui-ci est à l’hôpital, pour une grosse dépression.

    Furieuse que ses colocataires lui aient caché son état, Madeleine oublie la cérémonie, file à l’hôpital : Leonard, sous lithium, estime qu’elle a bien fait de quitter un « handicapé affectif », les unités de cours à récupérer pour obtenir son diplôme l’obsèdent,. Madeleine, qui n’a reçu aucune réponse positive à ses demandes de troisième cycle, se trouve un nouvel objectif : aider Leonard à s’en sortir. 

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    Sur près de six cents pages, Eugenides décortique les états d’âme des uns et des autres, suit chacun des personnages dans ses pérégrinations, Mitchell dans son voyage autour du monde et ses interrogations spirituelles, Leonard entre les hauts et les bas d’un maniaco-dépressif, Madeleine dans ses lectures et l’analyse de ses sentiments personnels. « Un remake de « Jules et Jim » transposé dans l’univers drolatique de David Lodge », titre André Clavel (Le Temps) 

    Dans Télérama, Nathalie Crom fait l’éloge d’un « récit d’apprentissage de facture classique, remarquablement intelligent et infiniment séduisant. » Fallait-il tant d’adverbes ? Il y a des longueurs dans Le roman du mariage. Eugenides, qui dédie son roman à ses « colocs », décrit d’abord les mœurs universitaires à Brown, dans les années 80, avec pas mal d’ironie quant aux effets du structuralisme sur les approches littéraires, mais fait surtout place ensuite aux interrogations existentielles. Une fois le campus quitté, il faut choisir sa vie – pour ou contre, avec ou sans – et interviennent alors l’éducation, le milieu, les sentiments, les réponses du monde à nos attentes, et les circonstances, imprévisibles.

     

  • Provocation

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    « Jusque-là, chaque fois qu’elle me demandait l’impossible, elle acceptait docilement mes reproches ; maintenant, si quelque chose ne lui plaisait pas, aussitôt elle se renfrognait et se mettait à bouder ; dans ses sanglots même elle conservait de la grâce ; mais parfois, si rudes que fussent mes réprimandes, elle gardait les yeux secs, faisait jusqu’à la provocation semblant de n’avoir rien remarqué, ou bien son regard noir habituel levé vers moi me prenait dans sa ligne de mire… »

    Junichirô Tanizaki, Un amour insensé

  • Tanizaki, un conteur

    « Romans, Nouvelles », les mille pages du Quarto Gallimard consacré à Junichirô Tanizaki reprennent treize récits de l’écrivain japonais, dont Le chat, son maître et ses deux maîtresses. « Tanizaki, ou l’avidité romanesque » : Anne Bayard-Sakai, dans la préface, rappelle que ses Œuvres complètes publiées au Japon en 1983 comptent trente volumes. 

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    Tanizaki, premier Japonais publié dans La Pléiade, a écrit de 1910 à 1965. Connu pour ses romans et nouvelles, il est aussi l’auteur de pièces de théâtre, de scénarios, d’essais (Eloge de l’ombre), de poèmes, sans compter son travail de traducteur, y compris sa transcription en japonais moderne du Roman du Genji. En français, il est difficile de se rendre compte de l’inventivité littéraire de Tanizaki, qui n’est pas moins constante que sa thématique.

    La première nouvelle, Le tatouage (1910), se situe « en un temps où les gens possédaient encore la vertu précieuse de faire, comme on dit, « des folies » – suffisamment du moins pour que les rouages du monde, à la différence d’aujourd’hui, ne grincent pas trop fort – (…) ». « C’était à qui serait le plus beau. Tous en venaient à se faire instiller l’encre du tatouage dans ce corps qui pourtant est un don du Ciel ; et somptueuses, voire puissamment odoriférantes, lignes et couleurs dansaient alors sur la peau des gens. » 

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    © Yamamoto Takato

    Seikichi, un jeune tatoueur « orfèvre en la matière », rêve de trouver une femme en qui « instiller toute son âme », n’en trouve aucune correspondant à son idéal lorsqu’un jour, « passant devant le restaurant Hirasei, à Fukagawa, il avisa soudain, dépassant du store en tiges de bambou d’un palanquin arrêté devant la porte, un pied nu de femme d’une blancheur de neige. »

    Le secret (1911) raconte le goût d’un homme pour les déambulations en ville. Il se promène le soir en changeant souvent de vêtements, « pour éviter le plus possible d’être remarqué », et quand il aperçoit chez un fripier « un kimono de femme à fond indigo tacheté de petites lunes blanches », il ne résiste pas au désir de l’acheter et, plus tard, de se maquiller, de le revêtir, et de se mêler ainsi aux passants, certain que personne ne le reconnaîtra sous son déguisement féminin.  

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    A la suite de Nostalgie de ma mère (1919), un récit de rêve publié par Tanizaki deux ans après l’avoir perdue, vient Un amour insensé (1924-1925), son premier roman important. Le terrible séisme qui a dévasté Tôkyô et Yokohama le premier septembre 1923 a effacé les quartiers et même le style de vie dépeints dans ce récit.

    « Je me propose de raconter le plus honnêtement possible, sans rien déguiser, dans sa vérité nue, notre vie conjugale, dont le monde apparemment n’offre pas beaucoup d’exemples. » A vingt-huit ans, l’ingénieur Kawai, quelqu’un de sérieux et de travailleur, remarque pour la première fois une apprentie serveuse dans un café. La gamine de quinze ans s’appelle Naomi, prénom qui sonne occidental à ses oreilles, et il lui trouve une ressemblance avec l’actrice Mary Pickford. 

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    Même si elle n’est pas la plus belle fille du monde, il lui vient alors l’idée de la prendre en charge, de lui fournir une éducation et, si les choses se passent bien, de l’épouser plus tard. Il en a assez de loger dans des pensions de famille mais il n’est pas encore prêt à se marier, aussi le projet lui paraît séduisant de s’installer avec Naomi dans une maison « à l’occidentale » et d’y vivre librement, autant que faire se peut. 

    Vous pensez à L’Ecole des femmes ? Ce sera plutôt La femme et le pantin. L’attirance physique de Jôji pour la jeune femme l’aveugle ; quand elle se sentira assez sûre d’elle, Naomi le mènera par le bout du nez. Leur mode de vie hors des sentiers battus se révèle dispendieux – mais jusqu’où n’irait-il pas pour la fierté de s’afficher avec une telle beauté ? de la contempler dans l’intimité ? 

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    Vêtements, repas, soirées, excursions, amis de Naomi de plus en plus envahissants, peu à peu l’ingénue va se muer en femme fatale. Devenue l’icône « d’une culture citadine joyeuse, occidentalisée et moderne », la Naomi de Tanizaki incarne le « tropisme occidental » de l’auteur, projeté ici sur Jôji, le narrateur, Pygmalion dépassé par sa création. 

    « Conteur subtil, Tanizaki explora tout au long de sa vie d’écrivain l’empire des sens, les zones voluptueuses et troubles du désir humain, l’inextricable lien de la jouissance et de la souffrance. Il a conjugué une attirance pour la modernité occidentale et une fidélité au charme profond de la culture et de la tradition du Japon. » (Revue Europe) Dans un style à la fois visuel et sensuel, Un amour insensé donne véritablement vie aux personnages, à leur psychologie, leurs manières, leur langage, et illustre avec force le désir qu’ont les deux héros de s’émanciper des mœurs traditionnelles, quels qu’en soient les risques.

  • Menace

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    « Je ne puis plus me passer de les regarder vivre, de mesurer leurs gestes, de surprendre leur moindre déplacement dans le paysage. Leurs journées ont remplacé les miennes et l’écho de leurs voix résonne au fond de mes nuits. J’ai su dès le premier instant qu’une lancinante menace plane sur ce tableau de la jeunesse, de la beauté et du bonheur. Quelque chose va se passer ici, enfin, dont je serai le témoin inéluctable. »

     

    André-Marcel Adamek, Le maître des jardins noirs

     

  • Les jardins noirs

    André-Marcel Adamek signe avec Le maître des jardins noirs (1993) un « micro-roman ». Ce genre est né à Bruxelles en 1992, explique une note de l’éditeur Bernard Gilson (Pré aux sources), et se veut « rapide, efficace, se préoccupant des valeurs humaines », en cent vingt pages.

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    Paula Modersohn-Becker, Fossé dans le marais, vers 1900

    Rachel appelle son mari : « Viens vite, ils arrivent ! » Tous deux guettent derrière leur fenêtre aux vitres teintées l’arrivée inattendue de nouveaux voisins à Champleure, sous la pluie : l’homme d’abord, la quarantaine, puis sa femme, qui pose le pied dans une grande flaque d’eau boueuse qui l’éclabousse jusqu’aux cuisses – son mari l’essuie sous sa jupe. Trois enfants sortent ensuite de l’auto, une fillette pâle et rousse, deux gamins, l’un blond, l’autre noir de cheveux – pas du même père, déclare aussitôt Rachel. 

    Simon est souvent exaspéré par les bêtises que dit sa femme, mais lui aussi, en suivant les allées et venues du déménagement, pense que leurs voisins ont été bien naïfs en achetant cette vieille ferme aux murs suintant d’humidité en hiver. Pour en savoir plus, il ordonne à sa femme de leur porter du lait et des œufs le lendemain matin, et de bien ouvrir ses oreilles.

     

    Le récit alterne les points de vue : en écho aux observations de Simon, revoici au chapitre deux l’arrivée dans la maison, cette fois vécue par Anaïs, la mère. Quentin et elle espéraient un temps plus clément pour faire découvrir leur nouvelle maison aux enfants ; heureusement la découverte du grenier les enchante, et tant pis si l’eau ruisselle du toit sur le mur d’ouest.

     

    A sa première visite, Rachel constate que la petite Yolande est « idiote » et ne sait dire que « lalalalala ». Elle trouve que la nouvelle voisine, bien que maquillée et parfumée « comme une cocotte », s’occupe bien de tout et de tous, elle juge Quentin plus taiseux, pas moyen de lui tirer les vers du nez. De son côté, Maurice, le fils aîné, trouve que Rachel, petite et boulotte, ressemble à la « femme d’un Indien » avec ses cheveux poivre et sel rassemblés en longue natte « jusqu’à la croupe ».

     

    Bientôt Quentin ramène avec les courses un chiot « redoutable ennemi des rats » (ils en ont vu passer dans le grenier), blanc et noir, « un des derniers survivants de la race des terriers champenois », lui a-t-on dit. Pour que Yolande puisse l’apprivoiser, ils le nomment « Lala ». Il aura son rôle à jouer.

     

    Rachel et Simon continuent leur guet à la fenêtre, critiquent le choix du chien, décortiquent la lessive qui ne cache rien du linge intime, observent l’ardoisier appelé à la rescousse. Simon pense aux « jardins noirs », deux cents hectares à trois kilomètres du hameau, de l’autre côté de la vallée, des terres laissées en friche depuis la peste qui a ravagé le village en 1709. Rien ne pousse aux alentours, personne ne s’en approche par crainte de vieilles malédictions et des vipères qui logent dans les décombres.

     

    Le décor ainsi planté, Adamek peut tisser son histoire où se mêlent les événements joyeux, comme l’épanouissement de Yolande dont Lala a fait sa favorite et sa protégée, les beaux mois d’été, les promenades, l’enthousiasme des garçons au contact de la nature, et les motifs d’inquiétude : l’ardoisier mécontent de leur projet d’installer deux ânes dans la pâture qu’il convoitait, la santé de Quentin qui doit se ménager en attendant qu’il se présente un cœur à lui greffer, le regard de M. Simon sur Anaïs qui se sent observée, surtout le soir.

     

    Les nouveaux venus s’étonnent de l’intérêt de leurs voisins, alors qu’on dit les gens plutôt fermés et méfiants dans la région. Par petites touches, au travers des activités quotidiennes des uns et des autres, le lecteur va en apprendre davantage sur les secrets, les obsessions, les fantasmes, jusqu’à découvrir au-delà des légendes locales quel est Le maître des jardins noirs. Ecrivain belge, André-Marcel Adamek (1946-2011) réussit dans ce roman court à semer peu à peu le trouble et à nous attirer dans les filets du conte, mêlant réalisme et tension psychologique.