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littérature anglaise - Page 71

  • Kambili et son frère

    Kambili et son frère Jaja grandissent sous la coupe d’un père chrétien rigoriste qui fait l’admiration de tous. « Frère Eugène », comme l’appelle le Père Bénédict, est le riche éditeur du journal nigérian Le Standard, sa générosité est sans mesure. L’hibiscus pourpre (2003), premier roman de Chimamanda Ngozi Adichie (traduit de l’anglais (Nigéria) par Mona de Pracontal) est le récit en quatre temps d’une adolescence dans un pays troublé, où les coups d’Etat successifs ne changent pas grand-chose aux conditions de vie, difficiles pour le plus grand nombre.

     

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    Hibiscus photographié par Lali

    http://lali.toutsimplement.be/?p=35790

     

    Au retour de la messe du dimanche des Rameaux, Jaja, dix-sept ans, ose pour la première fois défier son père, furieux qu’il n’ait pas communié. Dans sa colère, il lance son missel à travers la pièce, sans atteindre son fils, mais les figurines en porcelaine de la mère, qu’elle essuie longuement sur leurs étagères de verre chaque fois que son mari a porté la main sur elle, sont brisées. Kambili, quinze ans, s’en désole. De la fenêtre
    de sa chambre, elle regarde les arbres dans la cour de la concession et les hibiscus, certains en fleurs, d’autres encore en bourgeons au début de la saison des pluies. Ce qui la bouleverse surtout, c’est la rébellion de son frère, qui ne respecte plus les règles strictes imposées en tout par le père – prière, conversation, emploi du temps, résultats scolaires, vêtements –, cette nouvelle « liberté d’être, de faire ».

     

    Tout a commencé là, chez leur tante, Tatie Ifeoma, bien avant ce dimanche des Rameaux, quand ils ont quitté Enugu pour passer Noël dans leur ville natale. Kambili, d’habitude première de classe, avait été deuxième. Depuis que sa mère enceinte, battue par le père, avait fait une fausse couche, le sang perdu par Mama la hantait.
    Le sermon de son père, qui l’a accompagnée lui-même à l’école des Filles du Cœur Immaculé pour qu’elle lui montre la fille qui l’avait dépassée, l’arrestation d’Ade Coker, un journaliste emprisonné pour raisons politiques, le spectacle des femmes au marché maltraitées par des soldats, tout cela trouble la jeune fille au point qu’elle n’arrive plus à parler, bafouille, renforçant l’hostilité de ses compagnes qui l’accusent de « se la jouer », elle qui court (sur ordre de son père) vers la voiture qui vient la chercher après les cours, au lieu de traîner un peu avec les autres.

     

    Les gens d’Abba saluent leur arrivée en gratifiant le père du titre de « Omelora », celui qui œuvre pour la communauté. Kambili est chaque fois époustouflée là-bas par leur maison blanche de trois étages avec sa fontaine, ses cocotiers, ses orangers. Quel contraste avec la masure de leur grand-père, « Papa-Nnukwu », chez qui Kambili et Jaja ne peuvent rester qu’un quart d’heure maximum, leur père ne voulant pas pour eux de l’influence de son propre père, un « païen » qui a refusé de se convertir. Mais il finit par dire oui quand sa sœur Ifeoma, veuve, professeur à l’université, qui fascine Kambili « par l’intrépidité de sa façon d’être, de parler avec les mains, de sourire en montrant ce grand espace entre les dents », insiste pour inviter les deux adolescents chez elle, pour qu’ils fassent connaissance avec leurs cousins.

     

    Obiora, l’aîné, sa soeur Amaka, du même âge que Kambili, et Chima, un garçon de sept ans, mènent sur le campus universitaire de Nsukka une vie beaucoup moins facile mais beaucoup plus libre qu’eux. Quand leur tante découvre que leur père a prévu un emploi du temps pour ses enfants même chez elle, elle les en dispense et impose ses propres règles. Par exemple, elle entrecoupe la récitation du chapelet le soir de chants ibos, une langue et des chants qu’Eugène interdit chez lui. Les visites du Père Amadi, un ami d’Ifeoma, plein de gentillesse à son égard – « Je ne t’ai pas vue rire ni sourire aujourd’hui, Kambili » – éveillent chez elle des sentiments nouveaux. Jaja, de son côté, aussi mal à l’aise au début, montre de plus en plus d’assurance, encouragé par la liberté de parole chez ses cousins. Eux vénèrent leur grand-père et s’intéressent à ses pratiques traditionalistes. « Ne leur apprends jamais à perdre le respect de leurs pères », dit celui-ci au Père Amadi qui va sans doute être envoyé à l’étranger comme missionnaire.

     

    L’Hibiscus pourpre est le roman d’une émancipation douloureuse, pour Jaja et Kambili, pour Mama aussi, et un témoignage parfois insoutenable sur la violence secrète d’un tyran domestique, chrétien fanatique, encensé par ailleurs. Comme dans son second roman, L’autre moitié du soleil, Chimamanda Ngozie Adichie n’élude pas les soubresauts de l’Afrique contemporaine – agitation politique, coupures d’électricité, difficultés d’approvisionnement, émeutes à l’Université, tentation de l’exil. Les tiges d’hibiscus pourpre « d’un violet intense qui était presque bleu » données par Tatie Ifeoma à Jaja qui les admirait, finiront par prendre racine.

  • Affaire de rythme

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    “What Woolf’s handwriting would say if it could talk”,
    20 May 2009 by Paula Maggio (Blogging Woolf)

     

    « Le style est quelque chose de très simple ; c’est une affaire de rythme. Une fois que tu as compris ça, impossible de te tromper dans le choix des mots. Ce qui n’empêche que j’ai passé une partie de la matinée à rester assise, la tête pleine d’idées, de visions et de tas d’autres choses, sans pouvoir les déloger de là, faute de trouver le bon rythme. La nature du rythme, voilà qui est très profond et va bien au-delà des mots. Un spectacle, une émotion déclenchent une vague dans l’esprit bien avant qu’ils ne suggèrent les mots qui s’y adapteront ; c’est cet élan qu’il faut tenter de saisir (du moins c’est là ce que je crois pour le moment) quand on écrit, de mettre en mouvement (et qui n’a apparemment rien à voir avec les mots), et c’est au moment où cette vague déferle et s’écrase dans la tête que naissent les mots qui l’accompagnent… il est probable que l’an prochain, j’aurai changé d’avis. » (A Vita Sackville-West, le 16 mars 1926)

     

    Virginia Woolf, Ce que je suis en réalité demeure inconnu – Lettres (1901-1941)

     

     

  • Votre Virginia W.

    Primesautière, acerbe, découragée, enthousiaste, moqueuse, tendre, potinière, angoissée, curieuse, drôle, inventive, la plume de Virginia Woolf (1882-1941) me ravit. Ce que je suis en réalité demeure inconnu, tel est le titre emprunté par Claude Demanuelli au Journal de la romancière anglaise pour présenter les lettres qu’il a choisies et traduites parmi les quatre mille inventoriées. Ces Lettres (1901-1941) signées « Ta chèvre », « Virginia », « Ta VS » (Virginia Stephen) et plus tard « Votre Virginia Woolf », entre autres, racontent ses humeurs, ses amours, ses amitiés, ses voyages et, bien sûr, ses lectures et son travail en cours.

     

    Virginia Woolf à Monks House (Virginia Woolf Society of Great Britain).jpg

    V. W. at Monks House © Virginia Woolf Society of Great Britain

     

    Elle écrit à sa famille, surtout à sa sœur Vanessa ; à ses amies intimes, Violet Dickinson, Vita Sackville-West, Ethel Smyth ; à ses amis de Bloomsbury. Répond
    aux critiques, aux écrivains. La diversité des destinataires et les variations de ton assurent l’intérêt de bout en bout – pour autant que puisse en juger une inconditionnelle de Virginia Woolf qui aurait certes aimé correspondre avec elle.
    « Alors je lis, et la beauté gonfle comme un fruit mûr sur la paume de ma main, j’entends une musique tissée dans l’écheveau de l’air azuré ; et, plongeant les yeux dans des lacs profonds effleurés par le voile italien, je vois la jeunesse et la mélancolie marcher main dans la main. Et pourtant, pourquoi vouloir tout dissocier, séparer, quand tout se presse à la fois vers vos lèvres ardentes en une seule gorgée d’eau claire ? » (A Clive Bell, 1907) Les autres aussi demeurent inconnus : « Je suis rongée par l’idée que je ne saurai jamais ce que ressentent les autres, mais je suppose qu’à mon âge, c’est inévitable. C’est un peu comme si je cherchais à sauter par-dessus mon ombre. » (A Vanessa Bell, 1909)

     

    Première lettre à Leonard Woolf (« Cher Mr Wolf » !) en juillet 1911. En mai, une longue mise au point : « tantôt je suis presque amoureuse de toi, et j’ai envie que tu sois toujours avec moi, que tu saches tout de moi, tantôt je deviens sauvage
    et distante au possible. »
    Elle lui avoue ne ressentir aucune attirance physique envers lui – « et pourtant ton attachement pour moi me submerge. » Elle l’épouse en août 1912. Dans leur correspondance, il sera « sa mangouste chérie », elle son « mandrill ».

     

    Avec Lytton Strachey, ami d’études de ses frères et de son mari, à qui elle avait été brièvement fiancée, elle parle de Thomas Hardy ou de Donne puis ajoute : « Mais comme j’ai eu souvent l’occasion de te le dire, ce ne sont pas ces esprits distingués qui méritent le plus d’être observés, ce sont les humbles, les détraqués, les excentriques. » Celle qui publiera Une chambre à soi et Trois guinées envoie au New Statesman, en octobre 1920, une réplique formidable – un chef-d’œuvre d’ironie – à un article signé « Faucon Aimable » sur l’infériorité intellectuelle des femmes. Ce qui l’a choquée en particulier, c’est d’y voir affirmer que « l’éducation et la liberté n’ont pas d’incidence particulière sur l’esprit de la femme ».

     

    Parmi les écrivains contemporains qu’admire Virginia W., Proust lui fait dire : « Si seulement je pouvais écrire comme ça ! » Joyce l’ennuie. Katherine Mansfield l’intéresse. A ceux qui ne croient plus au roman, elle répond que tel est pourtant son destin : « Il faut que cette génération se casse le cou pour que la prochaine trouve les choses plus faciles. » Percevoir l’âme humaine dans sa totalité est une gageure – « Les meilleurs d’entre nous entrevoient un nez, une épaule, quelque chose qui se détourne, s’échappe, parce que toujours en mouvement. » (A Gerald Brenan, 1922) Au même, de Monk’s House : « Nous menons une vie dans l’ensemble heureuse, quoique entre mon besoin d’écrire, mon désir de lire, celui de parler, mais aussi d’être seule, de partir explorer le Sussex pour y trouver la maison de mes rêves, et d’arriver à une appréhension du monde qui se tienne debout, je donne des signes d’agitation. »

     

    Au début, elle rédigeait d’abord un brouillon – « Mais écrire une lettre revient désormais pour moi à retourner une omelette dans la poêle : si elle se brise et s’écrase, tant pis. » Aux amis malades, Virginia Woolf envoie des lettres enjouées, affectueuses. Elle écrit durant ses voyages en Espagne, en Italie, en France.
    Les Woolf se plaisent près de Cassis. Silence, chant des grenouilles, vin, tulipes sauvages – « Vita, Vita, pourquoi ne vivons-nous pas comme ça ? Sans jamais retourner à Bloomsbury ? » (1927) Mais on revient toujours : « et il m’arrive souvent d’aller me ressourcer dans Londres, entre le thé et le dîner, et de marcher des heures dans la ville pour réveiller mes ardeurs. » (A Ethel Smyth, 1930).

    Rendre compte d’une correspondance est illusoire – pages amoureuses, éclairs de génie, soucis de santé, affres de la création, vie domestique… Jusqu’aux deux courtes lettres qui terminent ce recueil, écrites pour Vanessa et pour Leonard, en mars 1941, avant que Virginia Woolf se noie dans l’Ouse, des pierres plein les poches : « J’ai lutté autant que j’ai pu, mais je ne peux plus. »

  • Vérité brute

    « « Les malades me manquent. C’est difficile à décrire mais, quand les gens ont désespérément besoin d’aide, quelque chose tombe. La pose qui est un élément du monde ordinaire disparaît, tout ce boniment de Comment-allez-vous-?-très-bien-merci. » Je me tus un instant. « Les malades peuvent délirer, ils peuvent être muets ou même violents, mais il y a en eux une nécessité existentielle qui est stimulante. On se sent plus proche de la vérité brute de ce que sont les humains. » »

    Siri Hustvedt, Elégie pour un Américain

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  • Je me sens si seul

    Siri Hustvedt, dont je vous ai déjà présenté Les yeux bandés et L’envoûtement de Lily Dahl, a choisi un homme comme narrateur dans Elégie pour un Américain (The Sorrows of an American, 2008). Un psychiatre. Lars Davidsen, son père, vient de mourir. En triant ses papiers avec sa sœur Inga, il tombe sur une lettre signée Lisa : « Cher Lars, je sais que tu ne diras jamais rien de ce qui s’est passé. Nous l’avons juré sur la BIBLE. Ca ne peut plus avoir d’importance maintenant qu’elle est au ciel, ni pour ceux qui sont ici sur terre. J’ai confiance en ta promesse. » Que « Pappa » leur ait caché des choses ne les étonne pas trop. Inga, qui a perdu son mari cinq ans plus tôt, est particulièrement curieuse de découvrir de qui et de quoi il s’agit. Erik Davidsen, divorcé, se plonge pour sa part dans la lecture des Mémoires de son père.

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    De retour chez lui à Brooklyn, assis devant son bureau, il aperçoit par la fenêtre une jeune femme et une petite fille qui traversent la rue, devine « de possibles locataires pour le rez-de-chaussée » de sa maison. Miranda, la mère, d’origine jamaïcaine, a « une allure superbe » ; Eglantine, la fillette, s’exclame en le voyant : « Regarde, maman, c’est un géant ! » Le logement leur convient. « Je les regardai descendre les marches du perron, revins sur mes pas dans le vestibule et m’entendis murmurer : « Je me sens si seul ». (…) Telle est l’étrangeté du langage : il traverse les frontières du corps, il est à la fois dedans et dehors, et il arrive parfois que nous ne remarquions pas que le seuil a été franchi. »

    Si son divorce l’a convaincu d’avoir été « un mari raté », le Dr Erik Davidsen estime avoir réussi en tant qu’oncle : ces cinq dernières années, depuis la mort de Max Blaustein, son beau-frère, un romancier reconnu, il est particulièrement proche d’Inga et de Sonia, sa nièce, encore hantées par les images du 11 septembre à New-York. Il a toujours veillé sur sa sœur, qui, petite, était sujette à des crises, perdait conscience un instant, et que ces absences rendaient particulièrement vulnérable auprès de ses condisciples – « Inga, dinga ! » En grandissant, elle en a moins souffert mais est restée sujette à des migraines. Sur son insistance, il va chercher aussi de son côté à identifier la mystérieuse Lisa qu’a connue leur père.

    Mais ses nouvelles locataires occupent de plus en plus ses pensées, la beauté de Miranda l’obsède – elle est illustratrice et il a aperçu chez elle un dessin fascinant. La petite fille cherche son contact. Lorsqu’un jour, en rentrant chez lui, il découvre sur le seuil quatre photos polaroïd de Miranda et Eggy dans le parc, sur lesquelles on a tracé des cercles barrés, il est surpris qu’elle lui demande simplement de les jeter, sans rien expliquer. « Quelqu’un épiait Miranda, et je me demandai si c’était quelqu’un qu’elle connaissait. »

    La jeune femme reste sur la réserve, le psychiatre s’efforce de respecter les distances, conscient de fantasmer sur elle. Sa sœur, elle, est terriblement troublée par la visite d’une journaliste indiscrète qui se montre plus intéressée par la vie privée de Max Blaustein que par son œuvre et menace de dévoiler des lettres à une autre femme. Inga craint surtout pour Sonia et sa fille craint pour elle, toutes deux se confient à Erik, tour à tour. D’autres incidents amèneront Miranda à raconter au Dr Davidsen quelques pans de son passé et même un jour à lui confier, exceptionnellement, la garde de sa fille.

    Elégie pour un Américain croise donc tous ces fils – lecture des écrits du père, soucis d’Inga et de Sonia, vie de Miranda et d’Eggy – entre lesquels s’insèrent des séances chez le psychiatre, où nous découvrons les obsessions de quelques-uns de ses patients en plus des siennes. La trame psychologique est une des plus intéressantes du récit, d’autant plus quand Erik Davidsen observe ses propres réactions. « Le matin, je m’éveillais sous un ciel lourd et, même s’il s’allégeait en général une fois que je me retrouvais avec mes patients, j’étais conscient d’être entré dans ce que l’on appelle, dans le jargon médical, l’anhédonie : l’absence de joie. »

    Dans un de ses livres, sa sœur philosophe a écrit que « Le problème, c’est que nous sommes tous aveugles, tous dépendants de représentations préconçues de ce que nous pensons que nous allons voir. La plupart du temps, c’est comme ça. Nous ne faisons pas l’expérience du monde. Nous faisons l’expérience de ce que nous attendons du monde. Cette attente est très, très compliquée. » Quel regard portons-nous sur les autres ? sur nous-mêmes ?

    Siri Hustvedt s’insinue dans les fissures de toutes ces personnalités, crée comme dans ses autres romans une espèce de suspens à propos de chacun des personnages et de leurs secrets. Ambivalence des rapports familiaux et amoureux, étrangeté des vies intérieures, la romancière excelle à nous tenir en haleine. De son style, on pourrait dire ce qu’elle écrit de la voix : « Je sais que ce qu’on dit est souvent moins important que le ton de la voix qui prononce les mots. Il y a de la musique dans un dialogue, des harmonies et des dissonances mystérieuses qui vibrent dans le corps comme un diapason. »