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littérature anglaise - Page 69

  • Du travail / 1

    Splendeurs et misères du travail : Alain de Botton a placé son dernier essai sous un titre balzacien. L’auteur de La Comédie humaine voulait, à l’instar de Buffon pour les animaux, inventorier les espèces humaines. Botton, comme dans « un de ces
    tableaux urbains du XVIIIe siècle qui montrent des gens au travail ici et là, des quais au temple, du Parlement au bureau des comptes »
    , un panorama de Canaletto par exemple, propose quelques « scènes exhaustives qui servent à nous rappeler la place que le travail accorde à chacun de nous dans la ruche humaine ». Les nombreuses photographies en pleine page (noir et blanc) de Richard Baker tout au long de l’ouvrage donnent à voir ce spectacle quotidien.

     

    London_Skyline.jpg

    Panorama urbain de Londres avec la Tamise au premier-plan.
    Photo de Mewiki sur Wikimedia commons images

     

    Londres, un lundi d’octobre. Le navire Goddess of the Sea entre dans le port. Ce n’est jamais banal, un quai de port, mais pas de touristes pour y déguster une glace dans l’odeur des moteurs diesel, peu d’habitants de la capitale bien que leur approvisionnement en biens de consommation divers en dépende. Il existe pourtant des passionnés de cargos qui s’en émerveillent comme des pèlerins devant les tours
    de Chartres et qui, comme les voyageurs d’autrefois, jugent l’observation du travail aussi stimulante que celle de la nature ou du patrimoine. « Ces hommes au bout de la jetée m’ont incité à tenter de composer un hymne à l’intelligence, l’étrangeté, la beauté et l’horreur du lieu de travail moderne et, notamment, son extraordinaire prétention de pouvoir nous fournir, avec l’amour, la principale source du sens
    de notre vie. »
    (I. Cargos)

     

    En visitant une plate-forme de cinq kilomètres carrés d’entrepôts dans la campagne
    du Northamptonshire – « beauté horrifiante, inhumaine, immaculée caractéristique de tant de lieux de travail du monde moderne » – Botton voit
    dans le va-et-vient des camions « la vie elle-même qui passe, dans ses manifestations les plus indifférentes, sauvages, égoïstes, dotée de cette même volonté impassible qui force les bactéries et la flore des jungles à se propager irrésistiblement. » Il y apprend que sur les vingt mille articles d’un supermarché moyen, quatre mille produits réfrigérés sont à remplacer tous les trois jours, les seize mille autres à réapprovisionner dans la quinzaine. La disjonction entre les choses que nous consommons ou rejetons et leurs origines et créations l’a poussé à entreprendre « un voyage logistique » pour faire le chemin inverse de la marchandise, vers sa source. Comment les poissons des mers chaudes arrivent-ils sur nos tables ? Un photoreportage en vingt pages (vingt images et leur commentaire) rend compte de ce périple hors du commun où l’écrivain a ressenti plus d’une fois la méfiance suscitée
    par sa curiosité. (II. Logistique)

     

    L’exploration du monde des biscuits (on en distingue de cinq sortes : ordinaires, semi-fantaisie, saisonniers, salés, crackers et assimilés) avec l’aide d’un directeur de projets de United Biscuits lui fait découvrir les arcanes de la fabrication des « Moments » – il a fallu décider de leur dimension, leur forme, leur enrobage, leur conditionnement, leur nom, de manière à doter ces biscuits « d’une personnalité aussi subtilement et adéquatement nuancée que celle d’un protagoniste dans un grand roman ». Botton découvre des emplois hyperspécialisés et s’interroge : « Quand un travail semble-t-il avoir un sens ? » Selon lui, « chaque fois qu’il nous permet d’engendrer du plaisir ou de réduire la souffrance chez les autres ». Est-ce le cas aux cinq mille postes de travail sur les six sites de production de United Biscuits ? Une visite d’usine s’impose. Ce sera en Belgique, entre Verviers et la frontière allemande, en compagnie d’un cadre qui incarne l’idéal protestant par sa manière dévouée et méticuleuse de faire son travail. (III. Biscuits)

     

    « Quelle étrange civilisation c’était : démesurément riche, mais encline à accroître sa richesse par la vente de choses étonnamment petites et dotées du sens le plus lointain, une civilisation tiraillée et incapable de choisir raisonnablement entre les nobles fins auxquelles l’argent pouvait servir et les mécanismes souvent moralement futiles et destructeurs de sa production. » Et pourtant, l’épanouissement du commerce apporte aussi de quoi améliorer les conditions de vie et l’hygiène publique.

     

    La réflexion sur les splendeurs et misères du travail passe par l’orientation professionnelle, liée à cette croyance contemporaine « que notre travail doit nous rendre heureux ». Quelques semaines à observer un psychothérapeute conseiller d’orientation révèlent une grande attention à la personne et à ce qu’elle aime faire (ce qui déclenche chez elle des « bips de joie »), l’importance de l’estime de soi, le constat que pour la plupart, « les grandes espérances » ne se réaliseront jamais –
    « Il n’est pas naturel de savoir ce qu’on veut. C’est un rare et difficile accomplissement psychologique » (Abraham Maslow, Motivation et personnalité). Puis par l’aérospatiale, lorsqu’il assiste en août 2007 au lancement d’un satellite en Guyane française pour la chaîne de télévision japonaise WOWOWS TV, « un événement impossible à décrire et à représenter » mais qui nous vaut une description riche en contrastes de la région, des installations, des professionnels et des visiteurs.

    Changement total au chapitre VI, Peinture : la rencontre avec un peintre qui peint le même vieux chêne depuis cinq ans – je vous en parlerai dans le second billet que je consacrerai à cet essai passionnant, non seulement par les tableaux qu’il offre de notre société, mais aussi par les multiples questions qu’il pose, et que nous nous posons avec lui.

  • La couleur

    « Loin de tout, sur l’île de Tahiti, Paul Gauguin écrivait en 1891 que, puisque la couleur elle-même était mystérieuse dans les sensations qu’elle procurait, on pouvait en toute logique en jouir, non comme dessin mais comme source de sensations dérivées de sa nature propre, de sa force intérieure mystérieuse et énigmatique. »

     

    Alberto Manguel, Le Livre d'images

     

    Gauguin, Deux Tahitiennes.jpg

     

  • Lire des images / 3

    « Tout portrait est, en quelque sens, un autoportrait qui réfléchit celui qui le regarde. Parce que « l’œil ne se rassasie pas de voir », nous prêtons à un portrait nos perceptions et notre expérience. Dans l’alchimie de l’acte créateur, tout portrait est un miroir. » Ainsi s’ouvre, dans Le Livre d’images de Manguel, Philoxène – L’image reflet, autour d’une mosaïque conservée à Naples, La bataille d’Issos, où l’on voit Alexandre se lancer à la poursuite de Darius, une mêlée de chevaux et de cavaliers – « Le ciel est une forêt de lances obliques. » Manguel, au départ d’une scène de guerre, remonte le temps et interroge l’art de montrer un visage. Les relations des Grecs avec leurs reflets dans un miroir, nos propres rapports avec nos traits qui évoluent, s’altèrent au cours de notre vie, les miroirs dans la peinture, les autoportraits de Rembrandt, l’essayiste ouvre de multiples voies à la réflexion.

     

    Battle_of_Issus.jpg

     

    La Femme qui pleure de Picasso – l’image violence, aujourd’hui conservée à la Tate Gallery (Londres), est « petite, de la taille d’un visage humain, elle brûle de couleurs complémentaires qui attirent l’œil dans des directions opposées : vert et rouge, violet et jaune, orange et bleu. » Comment, interroge Manguel, supporter de regarder « ce chagrin très privé » ? L’essayiste rappelle comment Picasso et Dora Maar se sont rencontrés, comment ils se querellaient, comment, lorsqu’elle fondait en larmes, Picasso sortait son carnet et son crayon. De ces portraits torturés, Dora Maar dira un jour : « Tous sont Picasso, pas un seul n’est Dora Maar. »

     

    Picasso, Femme qui pleure.jpg

     

    La première image sculptée, dans cet essai, est le Saint Pierre de L’Aleijadinho. « Comme les Français dans la pierre et les Italiens dans le marbre, les architectes du Portugal avaient trouvé dans le bois doré leur matériau idéal. » Au Brésil, dans l’Etat de Minas Gerais, pousse un cèdre brésilien dont la souplesse permet « de fines ciselures ». L’Aleijadinho, « le petit éclopé », fils de peintre, souffrait de diverses maladies affectant sa peau et ses articulations, puis sa vue, et se faisait assister par Mauricio, un esclave africain très doué. Devenu l’un des artistes « les plus renommés et les plus demandés au Minas Gerais », il réalise pour le sanctuaire de Congonhas « soixante-seize sculptures (…) parmi les plus puissantes et les plus spectaculaires de leur temps ».

     

    Congonhas_sanctuary_of_Bom_Jesus_church.jpg
    Église du sanctuaire du Bon Jésus de Matosinhos à Congonhas, Minas Gerais, Brésil,
     avec les Prophètes sculptés par Aleijadinho,
    photographie de Eric Gaba (Sting - fr:Sting) sur Wikimedia Commons Images

    Manguel s’arrête aussi sur l’image architecturale (Claude Nicolas Ledoux – L’image philosophie), sur le monument du mémorial de l’Holocauste à Berlin (Peter Eisenman – L’image mémoire), sur la grande toile des Sept œuvres de la miséricorde signée Le Caravage pour l’église Pio Monte delle Misericordia à Naples. Pour conclure sur la richesse de ce Livre d’images où chaque lecteur devrait trouver son bonheur, voici ce qu’écrit Alberto Manguel dans sa conclusion : « Nous vivons dans l’illusion que nous sommes des créatures d’action ; il serait sans doute plus sage de nous considérer, ainsi que le suggère la philosophie hindoue appelée Sâmkhya, comme les spectateurs d’un éternel défilé d’images. »

    (entre-deux)

  • Une oeuvre d'art

    « Une citation de l’Ecclésiaste résume, à mon avis, nos relations avec une œuvre d’art qui nous émeut. Elle reconnaît le savoir-faire, elle suggère l’inspiration, elle fait allusion à notre incapacité à traduire notre expérience en mots. Voici comment elle est formulée dans la traduction de l’abbé Crampon : « Toutes choses sont en travail, au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil n’est pas rassasié de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. » »

     

    Alberto Manguel, Le Livre d’images

     

    Tina Modotti, Sans titre.jpg

    Tina Modotti, Sans titre

     

    http://mescouleursdutemps.blogspot.com/2010/02/le-livre-dimages-dalberto-manguel.html


    (entre-deux)

     

    Quelques jours sans connexion et je vous reviens.  
    (Billets programmés jusqu'au lundi 22.)  
    A bientôt.   

    Tania   

  • Lire des images / 2

    « Apprendre à lire ce que l’on voit », tel est le propos d’Alberto Manguel dans Le Livre d’images. Robert Campin – L’image énigme observe La Vierge à l’Enfant, une peinture attribuée « notamment à Roger Van der Weyden, le plus grand, sans doute, des artistes flamands vers le milieu du XVe siècle, ou à son maître, Robert Campin. » Cette scène intime et domestique où une jeune mère présente le sein à un bébé « agité ou simplement distrait » se veut une représentation de la réalité ordinaire. Qui est cette femme ? Quels indices pouvons-nous lire dans ce tableau ? « Le sein exposé, l’auréole pare-feu, le tabouret à trois pieds, le livre qu’elle est en train de lire, la pointe des flammes derrière l’écran, la bague à l’annulaire de sa main droite, les pierres précieuses brodées dans l’ourlet de sa robe blanche,
    la scène visible par la fenêtre : chacune de ces choses semble révéler un peu de ce qu’elle est censée être, à la fois dans le monde de Dieu et dans le monde des hommes, et nous sommes tentés de la lire comme nous lirions un recueil d’énigmes. »

     

    Robert Campin, Vierge à l'Enfant.jpg

     

    Une photographie sans titre (vers 1927), des pieds nus dans des sandales usées, de vieilles mains entourant des genoux, fait l’objet de la séquence suivante, Tina Modotti – L’image témoin. « Les pieds représentent notre alliance avec la Terre, la promesse d’appartenir à un lieu, si loin que nous nous égarions », écrit Manguel, qui nous conte à partir d’une photo le parcours d’une actrice italienne devenue star à San Francisco. Après avoir posé pour le photographe américain Edward Weston, Tina Modotti lui demande de lui apprendre son art, qui va devenir pour elle une passion. De la Californie, ils se rendent au Mexique où elle se lie avec des artistes révolutionnaires comme Diego Rivera et Frida Kahlo, s’épanouit comme photographe, modèle, courtisane et femme engagée. « Les pieds du paysan de Tina Modotti ont ce même caractère d’affirmation de soi. Posés sans équivoque sur le sol, le pied droit légèrement dressé vers le spectateur au-dessus d’une petite flaque d’ombre, ces pieds ne présentent pas d’excuses, ils ne demandent pas pardon d’exister. »

     

    Le livre d’images revient à la peinture avec un portrait troublant, celui de Tognina, une jeune fille au visage velu née aux Pays-Bas en 1572. Son père, originaire de Ténériffe, souffrait d’une maladie de la peau spectaculaire; enfant, couvert de poils, il avait été amené à Paris, exhibé à la cour d’Henri II, on lui avait appris les bonnes manières et les beaux-arts. Ses quatre enfants héritent de sa maladie et de nombreux portraits représentent cette famille Gonsalvus. Lavinia Fontana – L’image connivence rapporte les circonstances dans lesquelles ces « monstres » ont vécu et fasciné un public avide de scandales à cause de leur pilosité « sauvage ». Formidable commentaire de Manguel sur « le paysage du corps » à travers les époques et les cultures, jusqu’au « sourire vertical » de L’origine du monde par Courbet. Lavinia Fontana (1552 - 1614), fille de peintre, appartient à ce que le professeur Vera Fortunati appelle « la légende des femmes artistes » elles-mêmes considérées comme de « curieuses exceptions ». Son portrait de Tognina est d’une « merveilleuse compassion ».

     

    Lavinia, Portrait de Tognina (wikipedia).jpg

    Avec une empathie remarquable, Alberto Manguel regarde et nous fait regarder les images qu’il propose à notre lecture, un choix original et varié, mais aussi plein d'autres images qui les rejoignent. L’érudit lance d’innombrables passerelles entre les artistes, les époques, les mentalités, à l’affût des correspondances et des contrastes. Ainsi, dans Marianna Gartner – L’image cauchemar, l’essayiste rapproche l’artiste canadienne de Magritte, de Vélasquez (remarquable analyse des Ménines), de Manet, pour mieux nous éclairer sur ces Four men standing (Quatre hommes debout), à son sens « l’une des œuvres les plus remarquables de Gartner », un tableau « inquiétant » malgré la banalité du sujet. Passée de la photographie à la peinture, Marianna Gartner, née en 1963, ajoute à l’art du portrait « son commentaire cauchemardesque » et réveille l’œil endormi par la combinaison « du beau et du sinistre » (Robert Enright), créant une ambiguïté très personnelle.

    (entre-deux)