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littérature américaine - Page 21

  • Vieillesse ennemie

    « Ici-bas, où les hommes ne s’assemblent que pour gémir, / Où la paralysie fait trembler sur le front un triste reste de cheveux gris, / Où la jeunesse devient blême, spectre d’elle-même, et meurt, / Où le simple penser est comble du chagrin…» : Philip Roth ouvre son roman Un Homme (Everyman, 2006) avec ces vers de Keats (Ode à un rossignol), nous voilà prévenus. C’est au lendemain de l’enterrement de son ami Saul Bellow qu’il a commencé à écrire la scène initiale, un enterrement dans un vieux cimetière juif (où se déroulent les scènes les plus fortes de ce récit). Flash-back sur la vie d’un homme qui s’était cru invulnérable.

     

    Rembrandt,_Auto-portrait,_1660.jpg

    La religion étant selon lui une imposture, « s’il écrivait un jour son autobiographie, il l’intitulerait Vie et Mort d’un corps d’homme ». Autre titre possible pour Un homme. « Le corps est le paysage de ce livre » déclare-t-il dans un entretien. Bien sûr, il avait eu quelques accrocs : opéré d’une hernie quand il était gamin, d’une assez grave appendicite avec perforation vingt ans plus tard. Ensuite, vingt-deux ans « de parfaite santé ». Mais en 1989, un quintuple pontage, et d’ennui en ennui, la vieillesse ennemie.

     

    A soixante-cinq ans, juste retraité et trois fois divorcé, un homme (qui n’a pas de nom, qui est chaque homme, et Philip Roth sans doute) décide, après le 11 septembre 2001, de quitter Manhattan pour Starfish Beach, une communauté de retraités sur la côte du New-Jersey où il passait l’été durant son enfance.  Sa carrière de publicitaire terminée, il a décidé de réaliser son rêve, dans un pavillon de plain-pied transformé en atelier d’artiste : peindre tous les jours. Il aimerait que sa fille Nancy, divorcée elle aussi, vienne s’installer dans les parages avec ses jumeaux de quatre ans. Chaque année,  une nouvelle intervention médicale le ramène à l’hôpital, « échapper à la mort semblait devenir la grande affaire de sa vie, qui se résumait désormais à l’histoire de son déclin physique. »

     

    « Il y a des gens comme ça, des gens d’une bonté qui saute aux yeux, de vrais miracles, et la chance avait voulu que son incorruptible fille soit un de ces miracles-là. » Ses deux fils, d'un premier mariage, ne lui ont jamais pardonné d’avoir abandonné leur mère. Pour « nouer des contacts satisfaisants » avec autrui, il décide de donner des cours de peinture, un pour débutants, l’après-midi, un autre le soir pour les plus avancés. Millicent Kramer est « de loin sa meilleure élève », elle peint d’instinct, mais un terrible mal de dos l’oblige souvent à s’allonger, à prendre des analgésiques. A son chevet, lors d’une crise – « on est si seul quand on a mal » –, il tente de l’apaiser, mais elle se suicidera dix jours plus tard.

     

    Sa « mémoire affamée » ne cesse de lui rappeler son passé : son enfance heureuse, la bijouterie familiale, et les femmes de sa vie. Alors que Phoebe, sa deuxième épouse, le soutenait constamment, une crise de désir sexuel, à la cinquantaine, l’a poussé vers sa secrétaire d’abord, puis vers une jeune Danoise, mannequin, qu’il a même emmenée en voyage à Paris. Phoebe, qui l’appelait à l’hôtel pour l’avertir de l’attaque dont sa mère avait été victime, l’a démasqué. Et comme il persistait à mentir, à son retour, a demandé le divorce. Alors il a épousé Merete, sans rien y gagner : « Il avait troqué une femme-ressource contre une femme qui se lézardait à la moindre tension. » Leur mariage ne durera pas.

     

    Sans illusions sur sa peinture, malgré les encouragements de Nancy, sans illusions sur lui-même, insatisfait de son corps et de sa vie, un vieil homme chavire. La compagnie des autres résidents lui devient insupportable. Même son frère Howie, qui l’aime d’un amour sans faille, présent à chaque coup dur, il le tient maintenant à distance, jaloux non de sa réussite financière, non de sa famille unie et chaleureuse, mais de sa santé de fer, insolente. Avec Un homme, Philip Roth – qui croit à la vitalité du roman américain, alors que la lecture, aux Etats-Unis, ne cesse de reculer – écrit le roman du déclin physique : « Ce n’est pas une bataille, la vieillesse, c’est un massacre. »

  • Délicatement

    « Il passa devant le clavier. Parfois, tellement absorbé par la mécanique d’un piano, il en oubliait de remarquer la beauté de l’instrument. Les Erard construits à la même époque que celui-ci étaient souvent richement décorés de marqueterie, ils avaient des pieds sculptés, et même, au-dessus du clavier, un panneau à plate-bande. Celui-ci était plus simple. Un placage en acajou brun foncé descendait jusqu’aux pieds incurvés, féminins de forme, délicatement sculptés, presque suggestifs. Voilà pourquoi l’usage en Angleterre voulait qu’on cache d’un tapis les pieds des pianos. Sur le panneau, au-dessus du clavier où s’inscrivait en nacre le nom de la marque, un dessin élégant s’ornait à chaque extrémité d’un bouquet de fleurs. La caisse était lisse, sobre, monochrome. »

     

    Daniel Mason, L’accordeur de piano 

    Logo Erard (Wikimedia commons), photo de Gérard Delafond.jpg

     

     

  • Un piano en Birmanie

    « Un alliage irrésistible de Kipling et Conrad à leur tout meilleur. » Compliment de taille pour un premier roman : L’accordeur de piano, de Daniel Mason (né en 1976). Ce biologiste américain a passé un an en Birmanie pour y étudier la malaria, près de la frontière sud du Thai-Myanmar. Un jour où il voyageait sur une barge, à un petit embarcadère il avait entendu « soudain un son étrange s’élever des épais fourrés. » Un air joué au piano, peut-être un enregistrement, en tout cas « terriblement faux ». 

     

    Edgar Drake, accordeur de piano à Londres, reçoit en octobre 1886 une lettre du Ministère de la Guerre. On l’informe du curieux caprice d’un médecin-major en Birmanie, Anthony Carroll, qui a réussi à établir un fort dans les Etats Chan et y occupe un poste stratégique : il a fallu lui envoyer là-bas, avec mille difficultés, un
    piano à queue Erard de 1840. Et voilà qu’il réclame à présent un accordeur spécialisé, Drake lui-même. « Un piano à queue de 1840, c’est une beauté, se dit-il. Il plia délicatement la lettre, la glissa dans la poche de sa veste. Et la Birmanie, c’est loin. »

     

    Au ministère, un colonel lui fait le portrait de Carroll, un médecin qui a mis sa science au service des pauvres avant de se rendre en Birmanie où il a multiplié les missions spéciales, en plus de ses responsabilités hospitalières. Il y a appris la langue Chan. Drake aimerait disposer de précisions sur l’état du piano, or c’est la personnalité d’un homme hors du commun mêlé aux affaires militaires qu’on lui décrit, qui « a fait plus et mieux à lui tout seul que plusieurs bataillons. (…) S’il faut un piano pour maintenir Carroll en place, ce n’est pas trop cher payé. » Mais, insiste le colonel, « c’est à notre service que vous serez, et pas au sien. Ses idées peuvent être… séduisantes. »

     

    Edgar Drake rentre chez lui en retard. Katherine, sa femme depuis dix-huit ans, y est habituée, mais pas à ce que son mari lui cache une nouvelle importante. En son absence, un soldat est venu apporter des papiers, a fait allusion au courage qu’il faut pour se rendre dans un pays en guerre, et elle est déçue qu’il ne lui en ait pas parlé. Elle a compris qu’il ne peut refuser ce grand voyage et lit elle-même la documentation, qui la fait rêver, « mais elle était assez contente de ne pas partir elle-même. »

     

    Le 26 novembre 1886, l’accordeur « au service de Sa Majesté » embarque dans un épais brouillard. « Blanc. Comme une page vierge, comme de l’ivoire brut, quand l’histoire commence, tout est blanc. » Le voyage l’enivre de sensations nouvelles et s’enrichit des histoires que lui racontent d’autres passagers, anecdotes, contes, rêves. Sur le paquebot qui l’emmène de Calcutta à Rangoon, Drake lit les rapports de Carroll, décidément très cultivé, sur l’histoire des Chan « qui se désignent eux-mêmes comme Tai ou Thai », dont le royaume s’est organisé au dix-septième siècle en petites principautés « comme les débris d’un beau vase de porcelaine ».

     

    A huit mille kilomètres de chez lui, Drake découvre les mœurs anglaises en Birmanie, mais se montre surtout attentif aux paysages, aux sons, aux couleurs, aux ambiances. A Mandalay, l’armée lui octroie une petite maison où Khin Myo, une ravissante Birmane, est à son service. Mais les jours passent et le départ pour Mae Lwin, où l’attendent Carroll et le piano, est sans cesse reporté, pour des raisons de sécurité ou de bureaucratie, pense Drake. Lorsque lui parvient une lettre du médecin lui demandant de prendre la route immédiatement avec son messager et Ma Khin Myo, ils partent tous les trois sur des poneys, à l’insu des militaires.

     

    Les amateurs d’aventures et de dépaysement ne manqueront pas la fabuleuse rencontre entre un accordeur de piano et un médecin militaire hors norme, qui préfère la cueillette des plantes exotiques à la chasse aux tigres, qui juge la politique « d’un ennui mortel » et qui a fait construire un fort de bambou dans « un lieu tout désigné pour un amateur de musique ». Drake prendra plus que son temps pour accorder l’instrument, captivé par la riche personnalité de son hôte, par l’accueil des Chan, par la compagnie de Khin Myo, une fleur dans les cheveux ou un parasol à la main. Mais
    il est dans un pays en guerre, et le paradis birman peut se muer en enfer. N’en disons pas plus. Un jour où Carroll et Drake font route ensemble vers une destination dangereuse, le médecin explique que « selon un adage Chan, lorsque les gens meurent, c’est qu’ils ont accompli ce qu’ils avaient à faire. Ils sont devenus trop bons pour ce monde. »

     

    Mado avait attiré mon attention sur ce roman. Je l’ai lu en pensant souvent à d’autres voyageurs d’aujourd’hui en Asie du Sud-Est, séduits eux aussi par le Myanmar.

  • Ces hommes-là

    « J’écris une histoire de guerre. Je ne l’avais pas prévu. Au début, c’était une histoire d’amour, l’histoire d’un mariage, mais la guerre s’y est incrustée partout, tel du verre brisé en mille éclats. Non pas une histoire ordinaire de combattants mais de ceux qui ne partirent pas à la guerre. Les lâches et les planqués ; ceux qui laissèrent une erreur leur épargner de faire leur devoir, ceux qui se cachèrent à la vue de ce devoir, ceux qui face à lui le refusèrent ; et même ceux qui étaient trop jeunes pour savoir qu’un jour ils se rebelleraient et fuiraient leur pays, comme mon fils quand son heure est venue de partir à la guerre. L’histoire de ces hommes-là, et d’une femme à la fenêtre, incapable de faire autre chose qu’observer. »

    Andrew Sean Greer, L’histoire d’un mariage

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  • D'amour et de guerre

    « Nous croyons connaître ceux que nous aimons. Nos maris, nos femmes. (…) Mais qu’avons-nous vraiment compris ? » L’histoire d’un mariage (2008) d’Andrew Sean Greer est celle d’un couple américain en 1953. Pearlie « se réveille » cette année-là, quand derrière l’image de Holland Cook, son époux et le plus bel homme du quartier, apparaît un autre visage, celui d’un inconnu. Elle n’est pas la seule à être tombée amoureuse de lui, leur histoire va se compliquer, une histoire d’amour et de guerre.

     

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    Dans leur ville natale du Kentucky, son cœur d’adolescente s’est enflammé le jour où Holland lui a pris la main sur le chemin de l’école. Quand éclate la seconde guerre mondiale, lui part à la guerre, elle se laisse enrôler par Mr Pinker dans les WAVES et va vivre en Californie. Elle y est censée écrire tout ce qu’elle entend et observe afin de renseigner le gouvernement sur toute activité suspecte – « une belle œuvre de fiction pour ma patrie soudée par le silence et les mensonges ».

     

    Après la guerre, ils se retrouvent par hasard à San Francisco : au bord de l’océan, Pearlie reconnaît son amour d’enfance dans ce marin assis à lire sur un banc. Elle lui propose de l’accompagner au cinéma, Holland l’embrasse sur la bouche ce soir-là. « Tu ne me connais pas vraiment » lui fait-il remarquer lorsqu’elle lui demande de la laisser veiller sur lui, comme au temps où, sur ordre de sa mère qui refusait son incorporation, elle se rendait chez eux, sous le prétexte de leçons de piano, et lui
    faisait la lecture dans la chambre où il restait enfermé jour et nuit.

     

    « Grand, la peau foncée, avec un sourire rassurant qui semblait ne rien cacher », Holland Cook « possédait une certaine grâce masculine qui donnait envie de le dessiner » et une merveilleuse voix de baryton. Ils se marient, malgré la mise en garde des tantes d’Holland à Pearlie : Holland est malade, insistent-elles, « un mauvais sang, un défaut du cœur », c’est sans remède. « Ne faites pas ça ! Ne vous mariez pas avec lui ! » ose même la tante Alice, une phrase que la jeune femme juge avoir entendue de travers, trop absurde, délirante.

     

    Pearlie a compris qu’il fallait ménager cet homme, le préserver des chocs, des mauvaises nouvelles. Pour « épargner son cœur », elle censure dans le journal les articles qui pourraient trop le secouer, veille à l’atmosphère paisible de la maison, fait chambre à part, prend soin de leur fils Sonny et choisit un chien qui n’aboie pas, Lyle. Jusqu’au jour où un visiteur inattendu, vêtu avec un soin et une élégance rares, se présente à sa porte. Buzz Drumer a connu son mari dans l’armée et il sait beaucoup d’elle, « exactement le genre de fille avec qui il avait toujours pensé qu’Holland se marierait », un charmeur.

     

    A l’arrivée de son mari, elle perçoit soudain la ressemblance : Holland s’habille comme Buzz. « Ce que j’avais pris pour une touche personnelle, une extension de la beauté physique de mon mari, se révélait être une imitation. » Buzz vient chez eux de plus en plus souvent. Un soir où Sonny fait remarquer que l’ami de son père n’a pas de petit doigt, celui-ci répond qu’ils n’ont pas fait la guerre ensemble – il était objecteur de conscience. C’est à l’hôpital qu’ils se sont connus, après que le navire d’Holland a coulé dans le Pacifique, en Section Huit, là où on mettait les malades mentaux.

     

    Pearlie se pose de plus en plus de questions sur ces deux hommes qui évoquent le passé à mots couverts. En l’absence d’Holland, Buzz lui rend visite et lui demande de réfléchir. « Il n’avait pas employé le mot « amants ». Non, Buzz disait : « ensemble », il disait qu’Holland et lui avaient été longtemps « ensemble » avant ma réapparition. » Dans la douleur et la surprise, Pearlie éprouve en même temps une sorte de soulagement : « Mon mari devenait enfin compréhensible. » Buzz dévoile alors ses cartes, il veut emmener Holland, mais il a besoin qu’elle l’aide,
    il a un étrange marché à lui proposer.

     

    1953. « Le monde émergeait d’une guerre terminée depuis peu et, tel un démon
    à qui la queue repousse dès qu’on la lui a coupée, une autre guerre avait commencé. »
    On fait la chasse aux communistes. On exclut un étudiant blanc de l’université pour avoir demandé une noire en mariage. Chaque jour, Ethel Rosenberg est à la une du journal. Dans l’administration, « des centaines de limogeages (…) motivés par de prétendues mœurs perverties. » Pearlie a peur, elle veut avant tout protéger son fils. « Il n’y avait pas d’alternative, à cette époque lointaine, dans mon coin isolé au bord de l’océan. Pas pour une femme comme moi (…). »

    Cette phrase clôt la première partie de L’histoire d’un mariage, qui en compte quatre. Dans l’Amérique des années cinquante, de la ségrégation raciale, un contexte présenté comme un puzzle aux pièces dispersées, une femme se débat pour sauver son couple ou au moins, son fils. C’est entre Buzz et Pearlie que la partie se joue, sans doute parce que « L’amour est peut-être une forme mineure de folie. Et, comme la folie, il crée une solitude intolérable. L’unique personne capable de nous soulager est évidemment la seule à qui nous ne pouvons pas nous adresser : celle que nous aimons. » Le drame réside là, dans ces non-dits entre époux. Tantôt mélo, tantôt roman social, dans une traduction parfois malhabile, le roman d’Andrew Sean Greer, plein de faux-semblants, et de temps à autre d’électrochocs, doit aux rendez-vous de Buzz, l’ami, et de Pearlie, l’épouse, ses pages les plus déstabilisantes.