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istanbul - Page 2

  • Ange rouge ou diable

    « A Nâzim Hikmet, annonciateur de « beaux jours » qui ne sont jamais venus » : la dédicace de Nedim Gürsel donne le thème de L’ange rouge (Şeytan, Melek ve Komünist, 2011, traduit du turc par Jean Descat). Traduction littérale : Diable, Ange et Communiste. « Dans ce roman, hormis Nâzim Hikmet et les personnages historiques, tout est fiction », précise l’auteur, né en Turquie en 1951. Il vit et enseigne à Paris. 

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    C’est à Berlin que se retrouvent les protagonistes : le premier narrateur est un biographe de Nâzim Hikmet (1902-1963), attiré là par un coup de téléphone anonyme. On lui a promis « d’importants documents concernant Nâzim Hikmet et le parti communiste turc ». Les souvenirs d’un précédent séjour à Berlin, avant la Chute du Mur, pour recueillir des informations sur le poète en exil, et ses vers quil garde en tête, viennent se superposer au nouveau visage de la ville réunifiée. « Il était dit que les faits se dérouleraient à l’ombre du poète. »

    A l’époque, il séjournait à la Maison des Ecrivains, sur les bords du lac de Wannsee. En se promenant, il avait découvert la tombe de Heinrich von Kleist et de sa maîtresse, Henriette Vogel. Mais ni les beautés de la nature ni le goût de l’art n’avaient empêché les nazis de préparer « la solution finale ». « Si vous êtes à Berlin, vous aurez beau faire, même si vous allez vous cacher dans un lieu de villégiature éloigné du centre de la ville, le souvenir de la violence ne vous quittera pas. » Même en compagnie d’Ipek, chanteuse de cabaret, sa maîtresse d’alors.

    Après quelques rendez-vous manqués, mais où il a été observé de loin, le biographe rencontre enfin son correspondant, un homme moustachu, qui refuse de donner son nom : « Vous n’avez qu’à dire le Communiste. Vous pouvez même ajouter le Traître. Ou bien l’Ange. Oui, c’est ça. Appelez-moi l’Ange. » 

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    C’est ainsi que le biographe entre en possession des notes que l’homme a prises, « pendant des années, pour le compte de la Stasi », sur Nâzim Hikmet qu’il accompagnait partout. Il ne veut rien en échange. Tout ce qu’il demande, c’est que son rapport soit publié tel quel, « sans rien ajouter ni retrancher ». Intitulée « Le poète et le diable », la deuxième partie reproduit ce rapport qui commence par l’annonce, en 1951, de la fuite de Nâzim Hikmet hors de Turquie. L’Ange, qui signe toujours du nom de « Diable », l’avait appris en écoutant Radio Bucarest, à l’époque où il était employé au service des émissions en langue turque de Radio Moscou.

    L’Ange rouge, Prix Méditerranée Etranger 2013, est donc un roman où s’entrecroisent le passé et le présent, les péripéties du communisme et la vie de Nâzim Hikmet. C’est ensuite Ali Albayrak qui raconte, « vieux fusil » homosexuel qui reste à Berlin pour vendre l’appartement de sa belle-sœur avant de rentrer à Istanbul, et qui aurait tant aimé être le fils de Nâzim Hikmet qu’il appelle « Şair baba » (papa poète). 

    « L'itinéraire de Nâzim Hikmet est emblématique de l’engagement communiste de cette génération » a déclaré l’auteur dans un entretien. En plus d’être un grand poète turc, il symbolise cette foi révolutionnaire qui a saisi tant d’hommes séduits par le communisme, et sa vie – la poésie, la révolution et les femmes – est éminemment romanesque. Nedim Gürsel a vécu comme lui la censure et l’exil. (Le poète n’a été réhabilité en Turquie qu’en 2009, 25 ans après sa mort) « Je ne partage ni l’engagement politique, ni l’optimisme de Hikmet, en ce qui concerne « les lendemains qui chantent ». Mais je partage, autant que je peux, c’est-à-dire rétroactivement, ses malheurs, et sa nostalgie de la Turquie. »

  • Moment en or

    « Mais les jours où nous sentons que notre vie, tel un roman, a désormais atteint sa forme finale, nous sommes en mesure de distinguer, comme je le fais à présent, lequel de ces moments fut le plus heureux. Quant à expliquer pourquoi notre choix s’est précisément fixé sur cet instant parmi tous ceux que nous avons vécus, cela exige nécessairement de raconter notre vie et, fatalement, de la transformer en roman. Mais quand nous désignons le moment le plus heureux de notre existence, nous savons pertinemment qu’il appartient à un passé depuis longtemps révolu, et c’est la raison pour laquelle il nous fait souffrir. La seule chose qui puisse nous rendre cette souffrance tolérable, c’est de posséder un objet datant de ce moment en or. Ces vestiges conservent les souvenirs, les couleurs, la texture et les plaisirs visuels de ces instants de bonheur absolu, bien plus fidèlement que les personnes qui nous les ont fait vivre. »

    Orhan Pamuk, Le Musée de l’Innocence

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  • Un roman musée

    La dernière fois que je vous ai parlé d’Orhan Pamuk, j’avais signalé ce musée ouvert à Istanbul l’an dernier d’après Le musée de l’Innocence (2006, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy en 2011). J’ai refermé ce roman de huit cents pages en m’interrogeant : quelle mouche a piqué l’écrivain pour bâtir une histoire aussi kitsch et son « produit dérivé » en quelque sorte ?

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    C’est l’histoire d’un amour malheureux aux yeux des autres mais « le plus heureux » du point de vue de son narrateur, un jeune homme riche de trente ans qui va bientôt se fiancer devant la meilleure société stambouliote, à l’hôtel Hilton,  avec une jeune femme « que tout le monde trouvait parfaite ». Mais au « moment le plus heureux » de sa vie, le lundi 26 mai 1975, il vient d’embrasser l’épaule d’une cousine éloignée, dix-huit ans, qui l’a suivi dans sa garçonnière et y perd une boucle d’oreille au cours de leurs ébats.

    Füsun travaille comme vendeuse dans une boutique ; Kemal, qui avait « quasiment oublié son existence », a rencontré sa cousine en y achetant un sac pour sa fiancée. Parente pauvre, « la fille de Nesibe » s’est déshonorée en participant à un concours de beauté. Mais Sibel refuse le sac, une imitation selon elle, et en le rapportant au magasin, Kemal trouve encore plus de charme à la belle Füsun. Sous le prétexte de lui donner des cours de maths, il la retrouve dans l’appartement de l’immeuble Merhamet où sa mère dépose les choses dont elle n’a plus besoin : ils y vont régulièrement pendant un mois et demi et leur entente charnelle les enivre tous deux.

    Imbroglio sentimental : agissant comme si de rien n’était avec sa fiancée, Kemal est l’amant comblé de Füsun – on se doute que ce bonheur ne durera pas toujours. Liaison secrète et mensonges n’ont qu’un temps. Mais les détours de l’intrigue proposent une autre piste de lecture : tous les détails de la vie des Turcs dans l’Istanbul des années 70 et 80, leurs habitudes quotidiennes, leurs rituels, leurs codes. Kemal, après des études de management en Amérique, travaille comme son frère aîné dans l’entreprise paternelle « de distribution et d’export ».

    Dans la société turque de cette époque, la femme se doit de rester vierge avant le mariage. Les jeunes les plus européanisés aimeraient plus d’audace et de modernité, mais les filles avec qui on couche ne sont pas celles avec qui on se marie. C’est au cinéma qu’ils découvrent d’abord comment on embrasse – l’univers des films est un autre thème du Musée de l’Innocence, avec ses distinctions entre films occidentaux et turcs, films d’art et mélodrames – Fûsun rêve de devenir actrice. La tension entre culture européenne et tradition est un leitmotiv.

    Istanbul est omniprésente dans ce roman, avec ses « rues, ponts, ruelles en pente et places », ses quartiers, ses restaurants, ses bars et, dans les années 80, ses manifestations et émeutes. Les paysages du Bosphore, le passage des bateaux, les terrasses… Du balcon de leur vaste appartement, Kemal et ses parents assistent volontiers aux cortèges de funérailles dans la cour de la mosquée voisine, « un spectacle à ne pas manquer ».

    Mais Le Musée de l’Innocence est en même temps un hymne aux objets qui peuplent la vie quotidienne des amoureux. Il y a du Perec – « La vie mode d’emploi », « Les choses », « Je me souviens »… – dans ce roman. Le chapitre 69, « Parfois », ne contient que des phrases contenant cet adverbe. L’attitude du narrateur évoque par ailleurs la recherche proustienne du Temps et du Bonheur, Kemal est un amoureux jaloux à la façon de Swann ou de l’amant d’Albertine.

    Tout au long du récit, le lecteur est renvoyé au futur Musée où tous les objets cités trouveront leur place, témoins d’un bonheur inoubliable, du plus précieux au plus banal (des barrettes à cheveux jusqu’aux mégots des cigarettes fumées par Füsun !), y compris ceux subtilisés chez les parents de Füsun auprès de qui Kemal va « s’asseoir » régulièrement (façon turque de « rendre visite »). L’accumulation fétichiste est ici « collection », le « musée sentimental » – 83 vitrines pour 83 chapitres – sera lui-même conçu sur le modèle des milliers de musées visités par lui dans le monde entier. « J'ai écrit le roman tout en collectionnant les objets que je décris dans le livre », a précisé l’auteur.

    « La consolation des objets » croît avec l’obsession du narrateur. Füsun disparaît. Kemal, jour après jour, l’attend : la présence des objets qu’elle touchait dans l’appartement, la manipulation des choses qu’elle aimait apaisent un peu sa souffrance. Il finit par se rendre chez sa tante pour avoir de ses nouvelles. Füsun a raté ses examens, elle a quitté son travail, et son père l’a emmenée loin pour qu’elle oublie son cousin ; lui devrait l’oublier aussi.

    Je vous laisse découvrir la suite – mélodramatique, avec la rupture des fiançailles et la réapparition de Füsun, mariée à un autre –, une longue errance mélancolique imbibée de raki, ruineuse pour la réputation du héros, éprouvante pour le lecteur impatient, semblable peut-être à ces films turcs « traitant de la vie et de ses tourments » que le public suit en décortiquant des graines de tournesol. Lisez la table des matières si vous voulez vous en faire une idée.

    Pamuk multiplie les mises en abyme : le père de Kemal a lui aussi entretenu une maîtresse en secret pendant onze ans. L’histoire de Nurcihan et Mehmet, que tout le monde voudrait voir mariés, est une sorte de réplique aux amours de Kemal et Sibel. Kemal devient le producteur d’un film intitulé « Vies brisées »...

    L’auteur apparaît pour la première fois dans le récit lors de la somptueuse fête des fiançailles entre Kemal et Sibel. Ce jour-là, Orhan Pamuk (issu d’une riche famille en partie désargentée et mal à l’aise face aux nouveaux riches) danse même avec Füsun. A la fin du roman, c’est à lui que le narrateur s’adresse pour lui demander de raconter son histoire, en guise de « catalogue » du futur Musée de l’Innocence, et de la conclure.

  • Un silence

    « Sa phrase à peine achevée, un silence de plomb s’abattit dans le salon de coiffure.
    Il fallait pour cela qu’un grand nombre d’événements, en eux-mêmes déjà totalement improbables, coïncident miraculeusement. Il fallait par exemple que cessent les klaxons assourdissants des voitures qui s’engageaient à la queue leu leu dans la rue Jurnal pour éviter la circulation de l’axe principal, et provoquaient un chaos indescriptible ; que s’arrêtent les cris du marchand de pastèques qui avait installé son étal au coin de la rue et les haut-parleurs de son concurrent qui, à bord de son antique camionnette, sillonnait sans répit le quartier, repassant au même endroit toutes les vingt minutes ; et il y avait bien sûr les enfants, qui emplissaient à dix mètres de là le parc de jeux coincé entre les immeubles, équipé de deux balançoires, d’une planche à bascule et d’un pauvre toboggan dont le métal chauffait si vite sous le soleil qu’on s’y brûlait le derrière ; il fallait que tous ces bruits, comme s’ils se passaient le mot, cessent d’un seul coup et en même temps. »

     

    Elif Shafak, Bonbon Palace 

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    Un lien vers "A tantôt." A jamais. par Francis Matthys (La Libre Belgique, 16/2/2010)

  • Shafak la conteuse

    « Que de détails, que de méandres et que d’histoires, toutes imbriquées les unes dans les autres, en cercles concentriques qui se resserrent pour, au final, ne déboucher sur rien… » Après environ cinq cents pages de Bonbon Palace (2002),
    il est difficile de ne pas y voir de l’autodérision de la part d’Elif Shafak, découverte avec La Bâtarde d’Istanbul. La romancière turque avant tout conteuse ouvre d’ailleurs le roman sur un aveu : « Les gens disent que j’ai beaucoup d’imagination. C’est la façon la plus délicate jamais inventée pour dire : « Tu débites des absurdités ! » Ils ont peut-être raison. » Ce prologue débouche sur une défense de l’absurdité qui n’est ni vérité ni mensonge, représentée par le cercle qui n’a « ni fin ni commencement ». Comme dans un jeu ancien, « à l’époque où les poubelles dans les rues avaient des couvercles en fer, ronds et grisâtres » : on les faisait tourner à toute vitesse puis on les immobilisait d’un coup pour permettre au hasard de désigner, dans des mots tracés à la craie tout autour, les réponses aux questions « Quand ? A qui ? Quoi ? »
     

    Turquie cartes d'Istanbul.jpg

     

    Un récit peut se lancer de cette façon : « Au printemps 2002, à Istanbul, l’un de nous, sans attendre que son temps fût révolu ni que le cercle se refermât sur lui-même, mourut. » L’histoire de Bonbon Palace démarre avec l’arrivée d’une camionnette du Service de Désinsectisation devant l’immeuble. Depuis toujours, ses habitants se plaignent des ordures qui s’amoncellent contre le mur séparant la rue du jardin de Bonbon Palace. Et Shafak de remonter le temps pour nous décrire les deux cimetières qui occupaient jadis ce terrain, un grand cimetière musulman, à côté d’un petit cimetière orthodoxe arménien, et les deux sarcophages en marbre parfaitement semblables qui ont résisté aux promoteurs immobilier lorsqu’ils ont construit là « de pimpants immeubles ».

     

    Puis vient l’histoire d’Agripina Fiodorovna Antipova qui a mis les pieds pour la première fois à Istanbul en 1920, et qui ne distingue pas sa couleur. Sa ville natale de Grozny, c’était le rouge pourpre de la propriété familiale ; la villa des vacances pascales, « un vert éclatant de fraîcheur ». La ville turque où, comme des milliers de Russes blancs, elle se réfugie à l’âge de dix-neuf ans avec son époux, ne lui réussit pas. L’enfant qu’elle y met au monde ne survit pas. Ils s’exilent alors à Paris, où, avec l’aide de son frère, Antipov s’enrichit considérablement du marché noir pendant la guerre, tandis qu’elle s’étiole dans une maison de soins. Un jour où il lui apporte des bonbons, les couleurs lui reviennent, et même celle d’Istanbul qu’elle déclare violette. C’est ainsi qu’est né Bonbon Palace, que son mari a fait bâtir en style Art Nouveau déjà passé de mode, où ils finiront leurs jours dans l’appartement n° 10. Leur héritière française n’y mettra jamais les pieds.

     

    Et voilà enfin les résidents de Bonbon Palace au XXIe siècle, les coiffeurs jumeaux Djemal & Djelal au rez-de-chaussée, Mme Teize, l’occupante du n° 10 qui a soigneusement entreposé les meubles des Antipov en attendant que la Française s’en occupe, la Maîtresse bleue qui fait jaser, la redoutée Hygiène Tijen qui jette régulièrement objets ou vêtements par-dessus le balcon de son appartement avant d’envoyer quelqu’un les ramasser, Meryem la concierge, et tous les voisins de palier, sans compter les animaux de compagnie. Le narrateur loge au n° 7, seul la plupart du temps, ne sachant s’accommoder d’aucune des femmes qu’il fréquente. « Nous n’aimions pas les gens que nous ne connaissions pas personnellement, dit-il de sa fantasque amie Ethel et de lui-même, mais étripions ceux que nous connaissions de près. »

     

    Passant d’un appartement à l’autre, le récit dévoile les préoccupations des uns et des autres, leurs problèmes communs concernant les mauvaises odeurs dues aux ordures ou les insectes qui se mettent à pulluler même à l’intérieur de Bonbon Palace. C’est de la petite Su, la fille d’Hygiène Tijen, qui prend des cours d’anglais avec le narrateur, que viendra la révélation du secret le mieux gardé de Bonbon Palace.

     

    Vous l’aurez deviné, les longueurs et les digressions ne manquent pas dans ce roman très bavard qui aurait gagné à être taillé davantage. Dans cet inventaire d’immeuble – voir Perec, La vie mode d’emploi, mutatis mutandis – Shafak décrit surtout une étonnante galerie de personnages (caricaturés) et leur vie quotidienne évoquée par tous les registres de la sensation. Ceux qui goûtent l’humour par exagération s’amuseront à dérouler cette peinture par dérision des mœurs turques contemporaines. Personnellement, je préfère de loin la façon dont Orhan Pamuk raconte sa ville – un autre univers littéraire.