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allemagne - Page 6

  • 5,7 millions fois un

    « Chaque récit de mort suggère une vie unique, sans y suppléer. Nous devons être capables non seulement de compter le nombre de morts, mais aussi de compter avec chaque victime considérée comme un individu. Le seul nombre très élevé qui résiste à l’examen est celui de l’Holocauste, avec ses 5,7 millions de Juifs morts, dont 5,4 tués par les Allemands. Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. Il s’agit plutôt d’innombrables individus qu’il n’en faut pas moins compter, au cœur de la vie : Dobcia Kagan, la fille de la synagogue de Kovel, et tous ceux qui étaient là avec elle, comme tous les individus tués parce que Juifs à Kovel, en Ukraine, à l’Est, en Europe. »

    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline 

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  • Terres de sang / 2

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    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline (suite)

    Le 22 juin 1941, nouvelle étape de la guerre en Europe : les Allemands attaquent l’Union soviétique (opération Barbarossa). C’est le début d’une troisième période dans l’histoire des terres de sang. « Dans la première (1933-1938), les tueries en masse furent presque exclusivement le fait de l’Union soviétique ; dans la deuxième (1939-1941), le carnage fut équilibré. Entre 1941 et 1945, les Allemands furent responsables de la quasi-totalité des meurtres politiques. »

    Timothy Snyder aborde bien sûr aussi l’histoire des autres nations impliquées dans la guerre, mais c’est sur le territoire des terres de sang, circonscrit dès le départ, qu’il précise les intentions, les actions, les mouvements, « l’économie de l’Apocalypse ».

    Leningrad isolée par l’armée allemande puis affamée : un million de morts entre 1941 et 1944. Le journal de la petite Tania Savitcheva, exposé au Musée national d’histoire de Saint-Pétersbourg, rapporte l’extinction successive de tous les membres de sa famille, de « Jenia est morte le 28 décembre 1941 à minuit trente » à « Tous les Savitchev sont morts. » Elle-même meurt en 1944.

    Dates, comptes, plans, arrestations, déportations, exécutions… Et puis la « Solution finale ». Hitler qui voulait « détruire l’Union soviétique et créer sur ses ruines un empire terrestre » se retrouve en décembre 1941 confronté à un « cauchemar stratégique » avec une guerre sur deux fronts, contre trois grandes puissances : l’URSS, le Royaume-Uni et les Etats-Unis (après Pearl Harbor). Dans son optique, la catastrophe est due aux « cabales juives de  Londres, Moscou et Washington ». Sous l’euphémisme de la « réinstallation », c’est l’escalade meurtrière, l’Holocauste.

    Au chapitre VIII, « Usines de la mort nazies » (aux deux tiers des quelque 700 pages de Terres de sang), on reprend son souffle avant de relire l’histoire la plus noire du XXe siècle. Près de 5,4 millions de Juifs morts sous l’occupation allemande, près de la moitié à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop. Exécutions par balles, par le gaz… Snyder décrit les procédés et les comportements, donne la parole aux témoins, aux écrivains (Vassili Grossman suivait l’Armée rouge en tant que journaliste).

    Destruction de Varsovie, nettoyages ethniques, crimes contre les femmes (viols), de plus en plus de citoyens soviétiques envoyés au Goulag après la guerre… « Œuvrant en parallèle, parfois ensemble, les régimes soviétiques et communiste polonais réalisèrent un curieux tour de force entre 1944 et 1947 : ils déplacèrent les minorités ethniques, de part et d’autre de la frontière soviéto-polonaise, qui faisaient de ces régions frontalières des régions mixtes ; dans le même temps, ils éliminèrent les nationalités ethniques qui avaient combattu le plus farouchement pour ce genre de pureté. Les communistes avaient repris le programme de leurs ennemis. »

    L’antisémitisme stalinien se développe : il fallait faire comprendre, partout en URSS, que « les Russes devaient être maintenant et à jamais les plus grands vainqueurs et les principales victimes », afin de se protéger du dangereux Occident. Il fallait faire oublier le nombre de Juifs tués à l’Est et l’alliance passée avec les nazis. Aussi les Juifs soviétiques sont-ils dénoncés alors soit comme des « nationalistes juifs » soit comme des « cosmopolites déracinés », bref on les suspecte de « fascisme ». On triche sur les chiffres de l’Holocauste, pour ramener le nombre des morts polonais non juifs à égalité avec celui des Juifs : « trois millions chacun ». On fabrique des « complots juifs », on organise des autodénonciations, des procès. « Aussi longtemps que les communistes gouvernèrent la majeure partie de l’Europe, il fut impossible de voir l’Holocauste pour ce qu’il était. »

    La conclusion de Terres de sang s’intitule « Humanité ». L’histoire des atrocités commises dans un même espace et à une même époque, entre 1933 et 1945, permet à Snyder de comparer les systèmes nazi et stalinien, « non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre que pour comprendre notre époque et nous comprendre nous-mêmes. » L’historien rappelle l’analyse de Hannah Arendt sur le totalitarisme et la déshumanisation. Il tient à rappeler à quel point la puissance et la malveillance « se chevauchèrent et interagirent » sur ces terres.

    Des deux côtés, un sacrifice massif devait « protéger le dirigeant d’une erreur impensable » : la collectivisation pour Staline, la guerre pour Hitler. Tous deux s’appuyaient sur un parti unique, « le parti », inversant le sens du mot. Tous deux se déclaraient victimes de complots.

    Snyder met en garde contre la facilité avec laquelle aujourd’hui, en Occident, on s’identifie à la victime : « c’est affirmer une séparation radicale d’avec le bourreau. » Mais se croire victime peut conduire à des actes d’une grande violence. Juger l’autre « inhumain » rapproche de l’idéologie nazie au lieu d’en éloigner. « Trouver d’autres personnes incompréhensibles, c’est abandonner l’effort pour comprendre, et donc abandonner l’histoire. » On tombe alors dans le piège moral des nazis ou des Soviétiques.

    « La culture contemporaine de la commémoration tient pour acquis que la mémoire empêche le meurtre. » Mais les réinterprétations de l’histoire, la nationalisation des mémoires peuvent engendrer de nouveaux mensonges. Par exemple, quand la Russie du XXIe siècle dénombre les victimes soviétiques de la Seconde guerre mondiale, « justes ou faux, ce sont des chiffres soviétiques et non pas russes. » (Je précise : Ukraine, Biélorussie, pays Baltes, Pologne orientale, nord-est de la Roumanie.)

    « Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres ; certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à nous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective. Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains. Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité. »

    Dans « Chiffres et terminologie », Snyder rappelle les principes de base de son analyse, le choix d’une « géographie politique », l’étude « de la mort, plutôt que des souffrances ». Son sujet : « les politiques conçues pour tuer, et les populations qui en furent victimes. » Il explique pourquoi il parle de « tuerie de masse » plutôt que de génocide. 50 pages de bibliographie, 25 pages d’index, 36 cartes donnent une idée de l’ampleur de cette étude. Quatre pages de remerciements indiquent la manière dont l’auteur a travaillé et avec qui, tant à Vienne qu’à Yale University et ailleurs.

    Terres de sang, qui a reçu le soutien du Centre national du livre et de la Fondation Auschwitz, éclaire de façon nouvelle les barbaries européennes du XXe siècle. 

  • Mémoire collective

    « Comme l’immense majorité des tueries de civils par les régimes nazi et soviétique, l’Holocauste eut lieu dans les terres de sang. Après la guerre, les foyers traditionnels de la communauté juive européenne se retrouvèrent dans le monde communiste, de même que les usines de la mort et les champs de tuerie. En introduisant dans le monde une nouvelle sorte d’antisémitisme, Staline diminua la réalité de l’Holocauste. Quand dans les années 1970 et 1980, se forma une mémoire collective internationale de l’Holocauste, elle reposa sur les expériences des Juifs allemands et ouest-européens, groupes de victimes mineurs, et sur Auschwitz, où ne moururent qu’un sixième des Juifs assassinés. En Europe occidentale et aux Etats-Unis, historiens et commémorateurs eurent tendance à corriger cette déformation stalinienne en errant dans l’autre direction, en passant rapidement sur les près de 5 millions de Juifs tués à l’est d’Auschwitz, et les près de 5 millions de non-Juifs tués par les nazis. Dépouillé de sa singularité juive à l’Est, et privé de sa géographie à l’Ouest, l’Holocauste ne devait jamais devenir tout à fait une partie de l’histoire européenne, alors même que les Européens et beaucoup d’autres convenaient que tous devaient se rappeler l’Holocauste. 

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    L’Empire de Staline recouvrit celui de Hitler. Le rideau de fer tomba entre l’Ouest et l’Est, et entre les survivants et les morts. Maintenant qu’il a été relevé, nous pouvons voir, pour peu que nous le souhaitions, l’histoire de l’Europe entre Hitler et Staline. »

    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline

  • Terres de sang / 1

    Ce livre attendait depuis longtemps sur l’étagère, je pressentais une lecture éprouvante. Terres de sang – L’Europe entre Hitler et Staline de Timothy Snyder (Bloodlands, 2010, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, 2012) est un essai historique dont les pages vous laissent pétrifiés, horrifiés, sans voix. Lecture indispensable pour qui souhaite une vue d’ensemble de la seconde guerre mondiale, dont nous ne connaissons souvent que ce qui concerne l’Europe de l’Ouest. C’est Charlotte Delbo qui m’a aidée à ouvrir ce livre. Encore merci à celle qui me l’a offert. J’y consacrerai plusieurs billets. 

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    Etendue de la famine 1932-1933 (Perspectives ukrainiennes) 

    Snyder, né en 1969, enseigne l’histoire de l’Europe centrale et orientale à l’université de Yale. Son essai parle des 14 millions de victimes – pas une n’était un soldat en service – massacrées entre 1933 et 1945 sur les terres de sang qui vont «  de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes ». Il raconte « l’histoire d’un meurtre politique de masse », l’interaction des politiques de tuerie soviétique et nazie. Sur ces 14 millions de personnes, « un tiers sont à mettre au compte des Soviétiques ».

    « J’aurais voulu citer tous les noms un par un, mais on a pris la liste, il ne reste plus rien. » (Anna Akhmatova, Requiem) Les nombres ne doivent pas masquer toutes ces vies individuelles effacées. L’historien insiste dans sa préface sur la forme de son étude née « non pas de la géographie politique des empires, mais de la géographie humaine des victimes. »

    Après la première Guerre mondiale, Berlin et Moscou souhaitent changer l’ordre européen aux dépens de la Pologne. Le « grenier » ukrainien attise aussi leur convoitise. Avec Hitler et Staline au pouvoir, « plus de gens furent tués en Ukraine que partout ailleurs. » A qui s’en étonnerait, le chapitre consacré aux « Famines soviétiques » apprendra beaucoup. 1933 fut une année de faim dans le monde occidental mais aussi dans les villes soviétiques et en Ukraine. Les paysans privés d’abord de leurs récoltes, puis de leurs semences, allaient jusqu’à mendier en ville, un comble. Le plan quinquennal de Staline (1928-1932) avait pour objectif le développement industriel, la mort des paysans en fut le prix.

    D’abord par la guerre déclarée aux « koulaks en tant que classe » : dans chaque localité, une « troïka » (un policier, un responsable local du parti, un procureur) décide du sort des paysans, sans appel possible. Déporté vers la Sibérie, le Kazakhstan ou les îles Solovki, le paysan ukrainien devient un travailleur du Goulag – un « second servage ». Ensuite par la collectivisation, dont le fiasco déclenche une famine comme on n’en avait jamais vu, due aux exportations alimentaires vers la Russie soviétique.

    Staline le sait, ne fait rien pour y mettre fin. Au contraire. Accusant les affamés de vouloir saper les progrès du socialisme ou de viser des fins nationalistes, il prend des mesures qui aggravent encore la situation des Ukrainiens, engendrant le crime, le cannibalisme – y compris dans les familles –, la mort. « Pour l’Ukraine soviétique, on peut raisonnablement avancer un chiffre d’environ 3,3 millions de morts de faim ou de maladies liées à la famine en 1932-1933. »

    La plus grande famine artificielle de l’histoire. Peu de journalistes et de diplomates étrangers prennent la mesure de l’horreur. Orwell en a fait l’exemple « de la vérité noire que les artistes de la langue avaient recouverte de couleurs vives ». Un journaliste anglais, anonymement, dénonce « un des crimes les plus monstrueux de l’histoire, si terrible qu’à l’avenir on aura peine à croire que ça s’est produit. »

    Il faut lire Terres de sang pour suivre point par point, faits et témoignages à l’appui, l’analyse de ces politiques meurtrières. La nazification de l’Allemagne a masqué aux yeux des Européens la réalité de la révolution stalinienne en Union Soviétique. Beaucoup espéraient faire de l’URSS une alliée. Or les deux systèmes consolident leur pouvoir dès 1933. Snyder montre leurs différences – Hitler refusant la collectivisation, Staline se posant en « antifasciste » – et leur convergence.

    Après la guerre aux koulaks, Staline et le Politburo s’en prennent aux « éléments antisoviétiques », condamnant à mort tout contre-révolutionnaire et instaurant des « quotas d’exécution et d’emprisonnement », présentés officiellement comme des limites (les officiers locaux du NKVD savent qu’ils auront à s’expliquer si ces limites n’étaient pas atteintes et les débordent systématiquement). « La Grande Terreur fut une troisième révolution soviétique. » En URSS, les Polonais furent les principales victimes du « meurtre national de masse » initié par Staline, où qu’ils soient sur les « terres de sang ».

    Auschwitz est aujourd’hui le « site de tuerie » le mieux connu, grâce aux témoignages des survivants. Mais Hitler ne voulait pas seulement éradiquer les Juifs, il voulait aussi détruire la Pologne et l’Union Soviétique, plus tard. L’attaque de la Pologne par la Wehrmacht le premier septembre 1939, après le pacte Molotov-Ribbentrop du 23 août, ouvre la moitié du pays à l’Union soviétique. Terreur allemande dans le ciel polonais, puis un demi-million de soldats de l’Armée rouge en Pologne, suscitant à la fois peur et espoir – vite détrompé : les officiers polonais se retrouvent dans des camps, les Soviétiques font plus de cent mille prisonniers de guerre – « une sorte de décapitation de la société polonaise ».

    A l’ouest de la ligne Molotov-Ribbentrop, les SS ont les mains libres pour éliminer en priorité les classes instruites, pour terroriser les Juifs afin qu’ils fuient à l’est. En zone soviétique, de nouveaux passeports intérieurs sont exigés. Les Polonais, considérés comme dangereux, sont déportés vers le Goulag, comme les koulaks avant eux. Ce n’est pas seulement de l’hiver exceptionnellement froid de 1939-1940 que souffrent les prisonniers polonais. Après interrogatoire, on les emmène au sous-sol pour leur loger une balle dans la nuque. En Europe occidentale, on parle alors de la « drôle de guerre » où apparemment, il ne se passe rien.

    Comment se débarrasser des deux millions de Juifs de leur moitié de la Pologne, voilà ce qui préoccupait les dirigeants nazis en 1940. Eichmann propose de les déporter à l’est, mais « l’opération n’intéressait pas Staline. » C’est à cette époque que Julius Margolin est arrêté (Voyage au pays des ze-ka). Alors on constitue des ghettos, à Lodz, à Varsovie et ailleurs – « autant de camps de travail improvisés et enclos en 1940-41. » Un nouveau camp est créé près de Cracovie : Auschwitz. On y expédie d’abord des détenus politiques polonais ; en novembre, le camp devient un site d’exécution.

    (A suivre)

  • Une table marquetée

    Pas d’images de Zurich en tête avant de découvrir la ville, et pourtant j’avais lu il y a deux ans L’antiquaire de Zurich, le roman très prenant de Michael Pye (The Pieces from Berlin, 2003). Capricieuse mémoire (cf. Lire et relire) qui avait retenu l’histoire de l’antiquaire italo-suisse, Lucia Müller-Rossi, rentrée de Berlin en Suisse avec un convoi de belles choses « mises à l’abri », mais oublié le décor. Il faut dire que je n’avais alors jamais vu Zurich ni Berlin, les lieux marquants du récit. Le cas de Andreina Schwegler-Torré, dont l’auteur avait entendu parler dans un ouvrage sur le marché de l’art suisse durant la deuxième guerre mondiale, a inspiré cette fiction. 

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    Nicholas Müller, le fils unique de Lucia, professeur retraité, ne se soucie pas du ventre rond qu’il arbore maintenant, enveloppé dans son loden vert, dévalant vers la ville dans le brouillard pour se rendre à la gare. Sa fille Helen le suit, en se cachant. Nicholas a décidé de se rendre à l’enterrement de son père, même si on ne l’a pas prévenu de sa mort – « Il appartenait à la première famille, la source du scandale, celle qu’il ne fallait pas mentionner. » Ses parents avaient divorcé en 1945.
    Pour la seconde famille, sa mère et lui étaient supposés morts à Berlin sous les bombardements. Puis quand l’essai de Nicholas sur Shakespeare avait été publié, la version avait été modifiée : on l’avait considéré « comme mort » et sa mère avait disparu de la biographie de son père.

     

    Un simple bouquet d’asters blancs à la main, il veut apercevoir une dernière fois dans le cercueil le visage de celui sans qui il a grandi : « lui-même, usé jusqu’à la corde ». L’autre famille l’ignore, déchire son mot de condoléances. « Et Nicholas se rappela avoir pensé : ils ne sont pas de ce siècle. Ils n’ont pas connu les bombes, la faim, la torture, le feu. L’atroce épreuve de changer et même de devenir adulte leur a été épargnée. Si bien que, quand la guerre s’est achevée, ils ne se souciaient que de rester très, très immobiles, comme des animaux acculés. »

     

    Lucia Rossi « avait toujours vécu entourée de filigranes dorés, de sols en mosaïque imitant des tapis persans, de sculptures et de tableaux. » A dix-huit, ses parents milanais l’envoient à Monza faire du ski, et là elle rencontre Hans Peter Müller, qu’elle épouse. Ses parents sont plutôt rassurés de la voir quitter l’Italie de Mussolini : « Au moins, elle avait présenté un comptable, qui pouvait avoir de l’ambition, et un Suisse, qui pouvait la faire sortir des rues infestées de drapeaux et des campagnes pleines de voyous, et lui offrir la sécurité. » Mais en Bavière où ils s’installent, un mari « doux et généreux » ne suffit pas à la jeune femme qui se nourrit de la rubrique mondaine et, pour s’échapper, prend des cours d’histoire de l’art et le Herr Doktor Professor pour amant. Puis Nicholas naît, un Müller sans aucun doute. Quand la guerre éclate, Hans est enrôlé dans l’armée suisse, Lucia emmène alors Nicholas à Berlin. Il a six ans.

     

    Le garçon apprend à vivre sans père, et souvent sans sa mère, toujours sortie. De plus en plus occupée, de plus en plus entourée – dans ce Berlin de guerre, elle est de plus en plus radieuse. Elle travaille d’abord à l’ambassade, puis aux studios de cinéma de
    la Ufa. Nicholas est confié à Katya, la bonne. Lucia ramène parfois de jolies choses à l’appartement, un tapis rouge et or, des plats, des fauteuils. Les lettres du père n’arrivent plus. Au printemps 1943, les bombardements touchent le cœur de Berlin. Nicholas, neuf ans, est seul avec son chat Gattopardo adopté en cachette de sa mère. « Assis près d’une fenêtre, il regardait une ville mourir. » Lucia rentre très tard, à onze heures « et lui dit : « Je fais tout ça pour toi. » Il savait que ce ne pouvait être vrai. »

     

    Il est temps de rentrer en Suisse. Les valises sont faites. L’enfant n’en revient pas de voir sept camions se garer dans la rue, en convoi. « Nicholas ne savait pas que sa mère possédait tant de biens, ou qu’ils nécessitaient de telles protections. » – « Surtout, ne regarde pas, disait toujours sa mère. Surtout, ne pose pas de questions. » Voyage inénarrable dans un pays en guerre, conduit d’une main de fer par une femme munie de tous les papiers nécessaires et d’un culot monstre.

     

    Helen ne comprend pas que son père n’ait jamais vraiment interrogé sa mère sur cet enrichissement, sur la manière dont elle s’y est prise pour tenir une boutique d’antiquités à Zurich et s’y construire une grande réputation. Mais Nicholas « s’inventa lui-même, par nécessité ». Quand il était tombé amoureux de Nora, « elle devint le principe directeur de toute sa vie », « chacun fut le souffle de l’autre » et puis il y eut leur fille, Helen. Aujourd’hui, celle-ci a un bel enfant, Henry, de son Jeremy toujours en voyage d’affaires. Et Nicholas adore les voir, les recevoir à Sonnenberg.

     

    Et cette table ? me direz-vous. J’y viens. Un jour, Helen remarque une femme en pleurs devant la vitrine du magasin de sa grand-mère. « La vieille dame dit : « C’était une table. Une petite table, avec des fleurs en marqueterie. Comme un jardin, d’encoignure. » » Helen lui propose d’aller prendre une tasse de thé. Sarah Freeman accepte. Quand elle connaissait Lucia, Sarah s’appelait Frau Lindemann. Avec l’aide d’Helen, qui veut savoir, et celle de Peter Clarke, un vieil Anglais qui s’intéresse à elle, Sarah Freeman va pouvoir raconter l’histoire de sa vie et forcer Lucia à retrouver la sienne derrière ce vernis de femme intouchable dont elle se pare encore, à quatre-vingt-douze ans.

    La Limmat, le Lac, le Lindenhof, les tramways bleus… Oui, nous sommes à Zurich, mais surtout au cœur de terribles affrontements, colères, souffrances dont chacun aura sa part. Dans L’antiquaire de Zurich, d’une structure assez lâche, Michael Pye ménage le suspense jusqu’au bout et pose à travers ses personnages singuliers de redoutables mais nécessaires questions.