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Littérature française - Page 210

  • Compassion

    « Des voix chuchotées d’enfants arrêtèrent le cri. En se détournant, elle les aperçut groupés devant le wagon. Ils étaient une dizaine ; des petites filles, des petits garçons, quelques mères. Ils tenaient des bouquets de fleurs à la main.
    Des fleurs des champs qui venaient d’être cueillies, encore humides de rosée.
    Sur tous ces visages tendus vers elle se lisaient le chagrin et la compassion. Une femme lui tendit une bougie allumée. Puis elle se signa et s’agenouilla. Les autres l’imitèrent ; Nathalie et le jeune soldat, dans le wagon, firent de même.
    « C’est à eux que je dois de ne pas être devenue folle », dira Nathalie. »

     

    Anne Wiazemsky, Une poignée de gens  

    Bougie allumée (imagier.net).jpg
  • Retour en Russie

    Les récits d’AnneWiazemsky, comme Jeune fille, sa première expérience cinématographique avec Bresson, commencent en douceur, par des phrases qui n’ont l’air de rien : « Je m’appelle Marie Belgorodsky, j’ai quarante ans, je suis française. » Et puis, au fil des pages, quelque chose prend forme, l’énoncé des faits se colore d’émotion, on est pris. Une poignée de gens, Grand prix du roman de l’Académie française en 1998,  naît d’une lettre envoyée de Moscou, en février 1994, par un cousin éloigné de Marie, ami de sa grand-tante Nathalie, l’épouse du prince Wladimir Belgorodsky assassiné en 1917.

     

    Ou plutôt le roman naît d’un journal, le Livre des Destins, tenu par le prince en 1916 et 1917 – « la vie d’une propriété au quotidien et la montée du bolchevisme. » Marie doit son nom russe à son père, mort quand elle avait quinze ans, mais ne sait quasi rien de lui ni de sa famille. A son exemple, elle a tourné le dos au passé pour aller de l’avant, sans nostalgie. Marie se souvient des mots qui la faisaient rêver quand elle était enfant : « les étés à Baïgora », « les canaux gelés de Petrograd », « les bains de mer à Yalta ». Sans plus. « L’expression « chercher ses racines » m’exaspérait. Moi, ce que je voulais, c’était les inventer dans mon propre sol. Mes racines, ce serait mon travail. »

     

    Dans les jardins de Kouskovo (propriété des Cheremetiev).JPG

     

    Au rendez-vous proposé par son cousin de passage à Paris, Marie a décidé de ne pas s’attarder, ignorant tout des gens dont il lui parle, de « Nathalie et Adichka », les maîtres de Baïgora (« en Russie centrale, à huit ou dix heures en voiture de Moscou »), et de l’assassinat du prince. Mais ce que lui raconte son interlocuteur à propos de la pianiste renommée qu’était sa grand-tante et surtout le cahier de bord d’Adichka dont il lui offre une copie touchent le cœur de Marie, prête désormais à découvrir leur histoire.

     

    Le récit bascule alors en mai 1916. Nathalie passe sa première nuit à Baïgora, chez Adichka, le prince Wladimir Belgorodsky, qu’elle va épouser le surlendemain. Elle a dix-huit ans, lui trente et un. Francophile au point d’avoir abandonné « Natacha » pour « Nathalie », la fiancée est charmante, parfois puérile. Joyeuse. Adichka acquiesce quand elle souhaite ne pas avoir d’enfants tout de suite – elle a élevé ses quatre frères et sœurs et voudrait « de longues vacances ». Ses belles-sœurs sont choquées de la voir, la veille de son mariage, couper court ses cheveux, ce qu’elle avait « de plus beau ». Mais Adichka et son frère Micha en prennent chacun une mèche pour la mettre dans un médaillon, en guise de porte-bonheur.

     

    Autour d’eux, il y a Maya, la mère, la sœur et les frères du prince : Olga et Leonid avec leurs quatre enfants, Igor et Catherine dont le couple bat de l’aile, Micha et Xénia, et leur petite fille Hélène. Adichka, le fils aîné, aime la poésie. Il voudrait que sa femme lise Pouchkine, Blok, Essenine, Akhmatova, mais Nathalie ne s’intéresse qu’aux romans français. L’émotion les étreint en entendant, la veille de leurs noces, le chœur d’hommes et d’enfants répéter les chants du mariage, après le travail aux champs, dans l’église non loin du manoir où le père d’Adichka repose dans la crypte.

     

    Quelque temps après, un accident trouble l’harmonie du domaine. Un pan de mur s’est effondré sur un homme, mortellement blessé. Nathalie s’évanouit à sa vue, puis, revenue à elle, s’enfuit de peur devant la « colère rentrée, muette » qu’elle ressent autour d’elle. Plus tard, elle se reprochera son manque de compassion et de présence d’esprit ce jour-là : elle ne s’est pas souciée de la famille du blessé, a négligé d’enquêter sur les causes de l’accident.

     

    Anne Wiazemsky alterne tout au long d'Une poignée de gens des extraits du journal d’Adichka, qui voudrait consacrer une partie de ses terres à une réserve naturelle pour les plantes, les oiseaux et les animaux menacés par l’extension des cultures, et le récit de moments choisis dans la vie à Baïgora. En famille, on échange des nouvelles de la guerre ou des révoltes paysannes et ouvrières. Adichka se montre attentif aux demandes des paysans, les écoute, suscite chez tous le respect de son autorité loyale. Nathalie est loin de ce genre de préoccupations. En cachette de son mari, elle aménage une roseraie près du potager principal, sans s’inquiéter de supprimer ainsi le chemin que les paysans utilisaient pour se rendre au village le plus proche.

     

    Tous deux aiment la musique. Adichka joue du violon, Nathalie du piano. Ensemble, un soir, ils interprètent pour leurs invités la sonate Le Printemps de Beethoven. Mais Adichka s’inquiète de la situation du pays, de plus en plus désorganisé, secoué par la poussée du bolchevisme. Puis c’est l’assassinat de Raspoutine, dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916. En mars 1917, un télégramme annonce la mort d’Igor, blessé à Petrograd alors qu’il accompagnait le ministre de la guerre. « Notre civilisation bascule », note Adichka.

     

    Les funérailles de son frère Igor, que sa famille veut enterrer dans la crypte de l’église, provoquent les premières tensions sérieuses à Baïgora – des hommes se souviennent que tout jeune soldat, Igor y a participé à la sanglante répression de 1905. De nouveaux venus se mêlent aux paysans et menacent : « Maintenant plus rien n’est à vous. » Les Belgorodsky tiennent bon, mais le temps des grands propriétaires est révolu, tous le pressentent. Le pire est à venir.

  • Voyages de Yourcenar

    Marguerite Yourcenar – Le bris des routines, c’est le beau titre choisi par Michèle Goslar, qui dirige à Bruxelles le Centre International de Documentation Marguerite Yourcenar, pour présenter des textes choisis dans son œuvre et surtout dans sa correspondance, ainsi que des inédits, publiés dans la collection Voyager avec… La formule est inspirée de son Hadrien : « Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. » (Mémoires d’Hadrien)

     

    Fille de Michel Cleenewerck de Crayencour, un Français, et de Fernande de Cartier de Marchiennes, une Belge devenue française par alliance, Marguerite Yourcenar fait dire aussi à Hadrien : « Mes premières patries ont été des livres. » Elle qui a beaucoup voyagé, née en Belgique en 1903 mais française, demande la nationalité américaine en 1947, sous le nom officiel de Yourcenar. Trois ans plus tard, elle s’installe à Petite Plaisance avec Grace Frick, sur l’Ile des Monts-Déserts dans le Maine. Elle y résidera près de quarante ans. 

    Marguerite Yourcenar.jpg

     

    « N’ayant pas fréquenté l’école, la jeune femme se forme par les livres, les visites de musées, les spectacles et les déambulations dans les villes fréquentées. (…) Le monde est, pour elle aussi, un livre qui bouge, un libre univers qui offre ses énigmes », écrit M. Goslar. Dès Alexis ou le vain combat, elle situe des faits contemporains « dans un cadre spatio-temporel passé », sans doute par volonté de distance romanesque. « Quel est le prisonnier qui consentirait à mourir sans avoir fait le tour de sa prison ? » demande Zénon (L’œuvre au noir).

     

    Yourcenar visite tout au long de sa vie une vingtaine de pays. Elle prend des notes dans ses carnets, avant ou après, livre ses impressions dans sa correspondance, se laisse guider sur place : « J’ai dû chacun de mes goûts à l’influence d’amis de rencontre, comme si je ne pouvais accepter le monde que par l’entremise de mains humaines. » (Feux) Mais elle retourne fréquemment dans une ville pour la découvrir seule, après une première visite accompagnée.

     

    L’Europe, l’Amérique, l’Afrique, l’Asie : c’est l’ordre choisi dans cet ouvrage pour recenser les textes de la voyageuse. Sévère envers Bruxelles « où la passion d’acquérir et le snobisme du nom et du titre sévissent comme nulle part ailleurs », Yourcenar ne l’est pas moins pour la Belgique, selon elle « une fiction administrative de 1830 ». Après s’être souvenue de Baudelaire à l’église Saint-Loup à Namur, elle se rend pour la première fois sur la tombe de sa mère au cimetière de Suarlée en 1956 : « sa tombe ne m’attendrissait pas plus que celle d’une inconnue dont on m’eût par hasard et brièvement raconté la fin » (sa mère est décédée des suites de l’accouchement peu après sa naissance).

     

    Les photographies d’enfance au Mont-Noir, où Yourcenar reconnaît ses animaux de compagnie (le basset Trier, l’ânesse Martine, l’ânon Printemps, la chèvre Esmé et son mouton lavé tous les samedis), lui rappellent de nombreux souvenirs qu’elle rapportera dans Quoi ? L’Eternité, le dernier tome inachevé de sa trilogie Le Labyrinthe du monde. Quand elle découvre le Midi de la France, elle trouve cela « très beau » : « ce que je trouvais très beau, c’étaient surtout les ruines, le sentiment du temps qui avait passé et qui permettait de juger, de décanter en quelque sorte les événements du passé. » (Les Yeux ouverts) Et en Angleterre, « L’avenir n’a pas d’ombres portées, sans quoi je saurais que je reviendrai vivre dans ce pays quelques instants inoubliables » (la rencontre de Grace Frick et celle de Jerry Wilson, son compagnon de voyage après la mort de Grace) (Quoi ? L’Eternité)

     

    Plus que l’Italie et l’Espagne – elle relate sa visite à Viznar du site où Garcia Lorca a été fusillé, dans une lettre à la sœur du poète – c’est la Grèce qui la séduit, où elle aurait aimé se fixer. « Les collines calcinées de la Grèce – Le cap Sounion au couchant – Olympie, à midi – Des paysans sur une route de Delphes, offrant pour rien à l’étrangère les sonnailles de leur mule – La messe de la Résurrection, dans un village d’Eubée après une traversée nocturne, à pied, dans la montagne » : voilà, note-t-elle, ce qu’elle aimerait revoir au moment de mourir.
    « La connaissance du monde est sans doute le seul bien qui soit inaliénable, puisque la vie ne peut que l’augmenter, et que la mort même ne nous l’enlèvera que lorsque nous ne serons plus. » (En Pèlerin et en étranger)

    Impressions lumineuses de la Scandinavie, déception à Saint-Petersbourg, « une interminable ville façade », où le seul grand souvenir d’un trop court séjour est « le service du dimanche à la cathédrale Saint Nicolas ».  Dans mon prochain billet, je reviendrai sur les voyages de Yourcenar hors d’Europe. Il y a tant à lire et à relire dans Le Bris des routines, qu’illustrent de très belles photographies noir & blanc de Carlos Freire.

  • La servante

    « Petite lumière discrète dans les entrailles obscures d’un théâtre déserté et silencieux, la servante veille. C’est ainsi qu’on la nomme. Elle veille sur le sommeil des coulisses, sur celui de la scène où les voix se sont tues jusqu’au prochain lever de rideau, sur l’immobilité des décors, la vacuité de la salle où le public a laissé derrière lui une traîne qui flotte au-dessus des fauteuils, une note suspendue, à peine audible, qui peu à peu s’évanouit. »

    Michèle Lesbre, La petite trotteuse

    Dans une traboule du vieux Lyon.JPG
  • Lesbre en trotteuse

    En quelque deux cents pages, Michèle Lesbre retisse l’écharpe de mémoire d’une autre dame qui marche, Anne, une visiteuse de maisons. Elle descend du train au début de La petite trotteuse, un roman publié en 2005. Caressant l’idée d’acheter la maison qu’elle va visiter, la trentième et la dernière, a-t-elle de toute façon prévu, elle aime surtout « explorer les lieux », s’approcher peu à peu de ce qu’elle cherche et qu’elle ne peut encore formuler clairement. Nous voilà entraînés dans son étrange parcours.

     

    A l’auberge où elle s’installe, une femme et une jeune fille, un chat orange l’accueillent. Un homme occupe une chambre voisine, dont la porte ouverte montre une table encombrée de papiers, des livres, un petit ordinateur. « Les endroits où je ne fais que passer me procuraient une paix incomparable qu’aucun espace de mon propre univers ne m’avait jamais apportée. Le statut de nomade que j’étais en train d’acquérir depuis quelque temps devait s’expliquer ainsi. J’éprouvais à cet instant un sentiment de grande sérénité. » Quand Alex Pasquier, son voisin de couloir, apprend qu’elle va visiter la maison de La Pinède, il lui offre de l’y conduire – il l’a déjà vue, il aimerait la visiter aussi.

     

    Bonnard, Femme endormie.jpg

     

    Anne aime observer les choses et les gens, les allées et venues à l’auberge. Souvent, quelque chose lui rappelle un autre endroit, quelqu’un d’autre, un souvenir. Un article sur Pasquier dans le journal parle de son projet : un « théâtre éphémère » sur le littoral. Tout cela l’intéresse. Le chat de l’auberge vient souvent à sa rencontre et ressuscite Izou, le chat de son père. Le premier homme qu’elle a aimé et qui lui a échappé, celui qui partageait leur vie sans partager la chambre de sa mère – il dormait dans une espèce d’alcôve, avec le chat. Dans son sac, Anne emporte toujours la montre de son père retrouvée dans un tiroir chez sa mère, arrêtée depuis des mois avec « la petite trotteuse noire » bloquée « entre le chiffre deux et le chiffre trois ».

     

    Son père était tout mystère. Sous les plans de cadastre de son bureau, elle a découvert un jour des croquis de maisons, des ébauches – « J’aimais me glisser en douce dans ce petit secret, m’y reconnaître. » Quand Anne a visité la première maison, en décembre, elle a surpris la femme de l’agence en demandant à y rester quelques heures, le temps de s’habituer au lieu, de l’écouter, de « l’essayer, en somme… » Attirée par le bois tout proche, elle n’avait pas vu le temps passer, avait dû s’excuser quand le klaxon de la voiture l’avait ramenée à la maison où la femme l’attendait, choquée de sa désinvolture.

     

    Cette fois, un homme l’accompagne. « Trois lignes claires, trois horizons se superposaient dans l’encadrement de la baie : l’océan, le sable, la rambarde de la terrasse. » La maison de La Pinède fait surgir le souvenir de vacances au bord de la mer – « Le passé, même lointain, est toujours tapi quelque part, prêt à bondir. » Des vacances avec ses parents, pleines de tension, qui s’étaient mal terminées. Les hommes s’en vont toujours, dans ce roman de Michèle Lesbre : le père, l’oncle André, Jules. A moins que ce ne soit elle : « J’avais déjà épousé un homme de ma vie, il y avait bien longtemps. C’était une autre histoire de laquelle d’ailleurs je m’étais échappée. »

     

    Sur la plage, un homme a enfilé un peignoir en sortant de la mer, puis est venu vers la maison, dont il a vu la baie vitrée ouverte. Tout lui appartient, déclare-t-il à la visiteuse, dans ces pièces où il a connu un bonheur sans pareil. Avec Elise, la femme du couple qui a occupé cette maison en dernier. Pasquier, qui lui avait promis en la laissant à La Pinède de lui montrer son « théâtre éphémère » encore inachevé avant qu’elle ne parte, ne revient pas à l’heure prévue pour la ramener. Anne se laisse absorber alors par le « lointain pays de l’enfance » dont elle garde « l’image, douloureuse pour moi, d’une fillette abandonnée dans les bras de son père ».

     

    Il y a des chats et des livres, du théâtre et des fenêtres dans le roman très introspectif de Michèle Lesbre qui navigue sans cesse entre le présent et les autres périodes de sa vie, l’enfance, mais aussi cette période essentielle, à la fin des années soixante, « celle des choix, du désir de tout changer, de tout inventer, de construire autre chose ». En quittant cette trentième maison – son père avait laissé trente dessins –, Anne se prépare à se séparer de la « petite trotteuse » de la montre paternelle et à entrer dans son propre temps.