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Littérature anglaise - Page 38

  • Résidence Cairo

    « Je rêve encore de Cairo ». Cairo, c’est le titre original de La compagnie des artistes (traduit de l’anglais par Valérie Malfoy), troisième roman de Chris Womersley, né en 1968 à Melbourne. « Les bons artistes copient, les grands artistes volent » (Pablo Picasso) : l’épigraphe convient parfaitement à ce récit d’apprentissage. Dans les rêves d’un homme mûr – « Toute autobiographie est une espèce de confession. Voici la mienne » – persiste le souvenir d’un formidable trio, « Max, Sally et moi ».

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    Tom Button a dix-sept ans quand il arrive à Melbourne en janvier 1986, dans l’appartement de sa tante Helen récemment décédée. Elle habitait une résidence moderne de 1936, célèbre pour ses studios et deux-pièces pour célibataires. Au lycée, les goûts littéraires de Tom le marginalisaient. Ses sœurs aînées étaient mariées, ses parents divorcés, il se faisait un peu d’argent comme serveur et rêvait avec un copain de quitter l’Australie ensemble. Mais celui-ci l’a lâché : « Ce ne sont que des rêves ! »

    Seule sa tante le traitait en adulte, Tom a souvent pensé qu’elle était sa vraie mère. Aussi l’accord passé avec son père l’enchante : il s’installe dans l’appartement de Melbourne pour sa première année en Arts & Lettres et le remet en état. Il n’y a plus mis les pieds depuis cinq ans, depuis la brouille entre ses parents et sa tante dont on ne lui a jamais expliqué la raison. Le premier matin, après avoir fait connaissance avec Eve, six ans, qui a poussé sa porte par curiosité, Tom trouve dans le courrier de sa tante une enveloppe adressée à un certain Max.

    Il se renseigne : une voisine lui indique l’appartement de Max Cheever – un homme peu recommandable. Quand Tom sonne chez lui, Cheever est ivre et méfiant, mais prend la lettre. Plus tard, Tom trouve les clés de la Mercedes bleue de sa tante, cherche la voiture et l’essaie – elle est en parfait état de marche. Pour se procurer un peu d’argent, il se fait engager dans un restaurant comme plongeur.

    Après avoir entendu de chez lui, sans le vouloir, une conversation énigmatique entre Max et un ami sur la passerelle, il tombe sur eux quand il monte sur le toit pour y planter des herbes aromatiques dans les jardinières de sa tante. Max et Edward jouent au rami tout en buvant du whisky dans des tasses dès le matin. Ils échangent quelques mots et le soir même, Tom reçoit un mot glissé sous sa porte : Cheever l’invite à dîner.

    Max et sa femme Sally vivent dans un grand appartement (qui en réunit deux) encombré d’objets, le dîner a lieu sur le toit ; Max se révèle un hôte charmant, et James, son ami peintre, explique à Tom tous les dessous de la conversation. Quand le jeune homme confie qu’il va s’inscrire à la faculté, Max se montre très critique et l’encourage, s’il veut devenir écrivain, à plutôt les fréquenter, eux et leurs amis.

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    Photo Eugenia Lim http://assemblepapers.com.au/2012/06/18/the-cairo-romance-and-the-minimum-flat/

    Billard, cocktails, Max qui semble connu partout lui montre les endroits qu’il aime en ville, puis l’emmène au petit matin chez Edward et Gertrude Degraves, qui ont un atelier de peinture. Mais là tout se passe bizarrement : d’abord avec l’arrivée de « marchands d’art » à qui il faut cacher la présence de Tom, puis sa présentation à une certaine Anna Donatella surnommée « Le Cyclope », et enfin l’état lamentable dans lequel revient leur chien sur lequel quelqu’un a tiré. Tom ayant une voiture, on le réquisitionne pour aller chez le vétérinaire. Quand toute cette histoire se termine, Tom se rend compte qu’il a raté sa date d’inscription à l’université et est prêt à jeter son dossier d’inscription à la poubelle avant que surgisse une espèce de clocharde intéressée à qui il le donne.

    Le jeune homme passe ses premières semaines à Melbourne, « les plus belles » de sa vie, à découvrir le quartier, les gens, la « machine urbaine ». En dehors de son travail de nuit au restaurant, il est le quatrième membre d’un quatuor : Max et Sally, James et lui. Max est musicien, joue du piano, et quand la belle Sally chante pour eux, Tom tombe follement amoureux. James lui raconte le passé des Cheever, la fortune de Max qui n’a pas eu de formation scolaire traditionnelle, leurs problèmes. Quant à James, Tom découvrira qu’il est kleptomane.

    C’est alors (vers le milieu du roman) que Max vient lui rendre visite et le mettre dans le secret : ils ont l’intention de voler à la National Gallery of Victoria une nouvelle acquisition qui a beaucoup fait parler d’elle, une toile de Picasso. Le projet est double, qui devrait assurer la fortune de toute la bande : voler le tableau – ils ont déjà un commanditaire – et en faire une copie qu’ils restitueront à sa place. Ils ont besoin de Tom comme chauffeur. Puis ils partiraient tous en France, dans le Midi, mener la vie libre et facile dont ils rêvent.

    James lui conseille de se méfier de ces « timbrés » ; Edward et Gertrude, les apprentis faussaires, sont héroïnomanes. Quant à Sally, qu’on dit maltraitée par Max, terriblement jaloux, elle lui dira un jour : « Ne deviens pas comme nous ». Mais Tom est tellement fasciné par ces bohèmes et flatté de leur amitié pour lui qui n’a jamais connu ce genre d’attitude affectueuse, qu’il ne lui sera pas plus difficile de se laisser embrigader dans cette affaire que de tourner le dos aux études universitaires. La compagnie des artistes se mue alors en véritable suspense. Tom n’est pas au bout de ses surprises.

  • Virginia 1923-1927

    Le Journal de Virginia Woolf de 1923 à 1927 éclaire la création de ses œuvres célèbres : Mrs. Dalloway (qu’elle appelle longtemps Les Heures) et La Promenade au Phare – et puis Orlando, inspiré par Vita Sackville-West, qui prend forme comme une histoire amusante à écrire, une détente par rapport aux essais. Le Journal aborde tant de sujets que je m’en tiendrai aux signets glissés çà et là dans ce volume trois.

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    Quelques jours après la mort de Katherine Mansfield, Virginia décrit sa réaction : « A cela, j’ai ressenti – quoi au juste ? Un brusque soulagement ? Une rivale de moins ? Puis de la confusion à constater si peu d’émotion. Et peu à peu un vide, une déception ; et enfin un désarroi auquel je n’ai pu me soustraire de tout le jour. Lorsque je me suis mise au travail, il m’a semblé qu’écrire n’avait aucun sens. Katherine ne me lirait pas. Elle n’était plus ma rivale. Puis un sentiment plus généreux me vint : Ce que je fais là, je le fais mieux qu’elle ne l’eût fait, mais où est-elle, elle qui faisait ce dont moi je suis bien incapable ! »

    En mars, Leonard Woolf devient directeur littéraire de La Nation : inattendu, et une sécurité financière bienvenue. A la fin du mois, ils se rendent en France puis en Espagne où ils séjourneront une semaine en Andalousie chez Gerald Brenan, un voyage d’un mois pendant lequel Vanessa s’installe avec sa famille à Monk’s House.

    Le reproche fait à Virginia par certains de ne pas savoir créer de personnages la préoccupe : a-t-elle le pouvoir d’exprimer la réalité ? n’écrit-elle que sur elle-même ? « J’aurais beau répondre à ces questions dans le sens le moins favorable, il ne m’en resterait pas moins cette fièvre d’écrire. » – « Pour en revenir aux Heures, je prévois que ce sera une lutte terrible. Le thème est si étrange et si puissant ! » (Elle veut y exprimer la vie et la mort, la raison et la folie, critiquer le système social.)

    Une autre fièvre la prend : « il nous faut quitter Richmond pour nous installer à Londres ». Elle voudrait en convaincre Leonard. A quarante ans passés, ses talents « ne vont plus se recharger d’eux-mêmes », la vie en banlieue ne la satisfait plus, elle a l’impression de « passer à côté de la vie ». Leonard « détient le vieil obstacle inébranlable : (sa) santé. » Virginia imagine tout ce qu’elle pourrait faire si elle n’avait pas chaque fois un train à prendre pour aller en ville et s’aventurer « parmi les humains ».

    « Aller toujours de l’avant, voilà mon principe pour vivre, et je m’efforce de le mettre en pratique, quoiqu’en paroles plus qu’en actions, je l’avoue. Ma théorie est que, lorsqu’on atteint quarante ans, on accélère le pas ou on ralentit. Inutile de dire ce que je préfère. »

    Un jour d’octobre, « à des fins psychologiques », elle raconte « un soir de pluie et de vent » où elle n’a pas trouvé Leonard à la gare. Folle d’angoisse, surtout après l’arrivée du dernier train qu’il était censé prendre, incapable d’attendre, elle décide de se rendre à Londres. A peine le billet acheté, voilà Leonard, « plutôt gelé et d’assez mauvaise humeur » – elle va se faire rembourser et pendant qu’ils rentrent, elle se dit : « Dieu merci, c’est fini. J’en suis sortie. Terminé. » L’expérience a été si étrange et intense qu’elle en souffrira quelques jours, elle a senti « comme une menace latente ».

    3 janvier 1924 : « Demain je monte à Londres, à la recherche d’une maison. » Le 9, elle signe un bail de dix ans pour le 52, Tavistock Square : « Londres, tu es le joyau des joyaux, le jaspe de la gaieté. »* – musique, conversations, amitiés, panoramas de la ville, livres, éditions, un je ne sais quoi d’essentiel et d’inexplicable, tout cela est maintenant à ma portée, alors que j’en ai été privée depuis août 1913, lorsque nous avons quitté Clifford’s Inn pour une série de catastrophes qui faillirent mettre fin à mon existence et qui, j’ose le penser, auraient fait le malheur de Leonard. » (* William Dunbar, Hommage à la Cité de Londres)

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    Tavistock Square

    Les Woolf se réinstallent à Bloomsbury à la mi-mars, dans cette grande maison de quatre étages où ils occupent les deux derniers, des avocats louant le reste, et la Hogarth Press le sous-sol. 5 avril : « Pourquoi tant aimer cette ville ? Elle est pourtant cruelle et son cœur est de pierre. » Les commerçants ne les connaissent pas, il faut s’habituer au bruit. Le Journal en pâtit, les notes s’espacent. Et puis, l’euphorie revient : « Londres vous ensorcelle. J’ai l’impression de poser le pied sur un tapis magique, de couleur fauve, et d’être aussitôt transportée en pleine beauté, sans même bouger un doigt. Les nuits sont étonnantes, avec tous ces portiques blancs et les larges avenues silencieuses. »

    Les Heures l’accaparent – « Et j’apprécie de pouvoir l’écrire à Londres, un peu parce que, comme je l’ai dit, toute animation me soutient, et parce qu’avec mon cerveau d’écureuil en cage, c’est une bonne chose que d’être empêchée de tourner en rond. Et puis je gagne infiniment à rencontrer des êtres humains quand je veux, sans attendre. Je puis entrer ou sortir en flèche, échapper ainsi à ma stagnation. » – « Leonard n’apprécie pas tellement que je me poudre le nez et que je dépense pour ma toilette. Tant pis ! J’adore Leonard. »

    Vita et elle sont de plus en plus proches. Son père l’invite à Knole en juillet – « Sa Seigneurie habite au cœur d’un énorme gâteau. » « Tous ces ancêtres et ces siècles, tout cet argent et cet or ont produit un corps parfait. Vita fait penser à un cerf ou à un pur-sang – sauf le visage, avec sa lippe ; elle n’est pas non plus d’une intelligence très vive. Mais pour ce qui est de son corps, il est parfait. » Virginia trouve sa nouvelle Séducteurs en Equateur « assez intéressante. Il est vrai que j’y vois mon propre visage. » « Oui, je l’aime bien, je la prendrais bien dans ma suite de façon permanente (…) »

    Mrs. Dalloway se termine – « Elle était là. » Au printemps 1925, les Woolf se rendent à Cassis. Au retour, Virginia replonge dans le courant, écrit, lit : « Ce qu’il y a de remarquable chez Proust, c’est cette combinaison d’extrême sensibilité et d’extrême acharnement. (…) Il est aussi solide qu’une corde de violon et aussi subtil que la poussière des ailes du papillon. » Certaines préoccupations reviennent. La mort : « J’aimerais quitter la pièce tout en parlant ; inachevée, une phrase banale resterait en suspens sur mes lèvres… » L’argent : « J’ai entrepris de gagner trois cents livres avec ma plume cet été, de quoi installer une salle de bain à Rodmell et un fourneau bouilleur. » Le succès de Mrs. Dalloway la rend plus dépensière : robe, collier de verroterie, nouvelles bottines pour se promener dans la campagne.

    Un mal de gorge, un rhume, et elle se réfugie « au plus profond de (sa) vie, c’est-à-dire de cette entière confiance entre L. et (elle) » où reprendre des forces. En décembre, elle s’impatiente : aucun signe de Vita. Le 21, après trois jours à Long Barn avec Leonard : « J’aime Vita. J’aime être avec elle, j’aime son opulence (…) Bref, elle est ce que je n’ai jamais été : une vraie femme. » Vita fera naître Orlando, « jeune noble ».

    Elle lui écrit si souvent que le Journal de 1926 ne commence que le 19 janvier, et le nouveau cahier, le 8 février, toujours en vue de ses mémoires – « A soixante ans j’entreprendrai d’écrire ma vie. » Virginia Woolf travaille à La promenade au phare : « j’écris maintenant plus vite et plus librement qu’il ne m’a jamais été donné de le faire dans toute ma vie ».

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    Le Journal de 1927 sera encore plus court, et aussi ses cheveux coupés : « J’ai pour la vie les cheveux courts. » Voyages à Cassis, en Italie. L’enthousiasme de Nessa pour La promenade au phare l’émeut : « Elle dit que c’est un portrait étonnant de notre mère ; par un portraitiste suprême. » Virginia se réjouit d’être enfin prise au sérieux, de peut-être devenir « un écrivain célèbre ». Elle dispose de son « premier argent personnel » et les Woolf, de leur première automobile. « Un automne très heureux. »

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  • Virginia 1919-1922

    Dans le deuxième tome de son Journal, Virginia Woolf commence en janvier 1919, peu avant ses 37 ans, à « dresser un bilan de (ses) amitiés et de leur présente condition, ainsi que du caractère de (ses) amis », pour celle qui à 50 ans « s’installera pour composer ses mémoires à partir de ces cahiers ». Combien sont-ils ? Il y a ceux de Cambridge, « associés à Thoby » (son frère décédé) ; ceux de l’époque Fitzroy Square (où elle a emménagé après le mariage de sa sœur) ; ceux qu’elle appelle les « têtes-de-loup »... Elle cite des noms, en écarte d’autres provisoirement.

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    Lytton Strachey par Vanessa Bell (1911)

    Lytton Strachey, qui a publié l’année précédente Eminents Victoriens, est en tête de liste. Celui qui « caressa un instant l’idée de l’épouser » (appendice) est un ami intime depuis la mort de Thoby. Ils passent parfois des mois sans se voir, ne s’écrivent plus comme au début quand ils avaient tout à découvrir l’un de l’autre, mais elle note : « quand nous nous voyons enfin, nous n’avons pas à nous plaindre » ou « rien n’est plus simple et plus intime qu’une conversation avec Lytton. » Elle l’admire, estime qu’il vaut mieux que ses livres – en s’accusant d’être jalouse, peut-être, de sa célébrité.

    Virginia sait décrire à merveille le temps qu’il fait. Le 30 janvier : « Le froid est tel aujourd’hui que je me demande si je vais pouvoir continuer mon analyse. Un jour pareil, il faudrait être d’émeraude ou de rubis massif pour produire une flamme, au lieu de se dissoudre en atomes gris dans la grisaille universelle. » Le bilan des amitiés reste en plan, elle ne revient à son Journal qu’à la mi-février : elle a couru les agences de placement pour trouver une cuisinière, mais se doit de mettre par écrit « un de (ses) Grands Jours ».

    Le voici : la veille, à l’exposition du peintre Sickert « la plus agréable et la plus vraiment picturale d’Angleterre » –, elle a rencontré Clive Bell qui l’a présentée « au jeune Nevison » (un peintre) avant de l’emmener en tête à tête au restaurant : « Nous avons causé ; vibré à l’unisson ; joué aux tourtereaux » – « comme un duo d’instruments à cordes ». Clive n’apprécie guère son roman La traversée des apparences, mais loue excessivement « La marque sur le mur » (nouvelle imprimée par la Hogarth Press en 1917) et ils ressortiront sur Regent Street au crépuscule, très gais.

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    La Giuseppina, the Ring, par Walter Sickert (1903-1905)

    Son amitié pour Katherine Mansfield, depuis le début, « repose presque entièrement sur des sables mouvants » : Virginia se sent proche d’elle, éprouve une affection mêlée de curiosité envers cette rivale en écriture, dont la mauvaise santé perturbe souvent leur correspondance et leurs rendez-vous. Au retour d’un thé chez Nessa & Clive à Gordon Square, fin mars, en repensant au passé, elle écrit : « Peut-être sommes-nous tous plus heureux ; et en tout cas plus sûrs de nous-mêmes, et par conséquent plus tolérants les uns envers les autres. » Quand elle perçoit un changement chez quelqu’un qui a pris une décision, franchi un certain stade, elle repense à l’expression de Conrad : « Conrad ne dit-il pas qu’il y a une certaine ligne d’ombre entre la jeunesse et l’âge adulte ? »

    Nuit et Jour est prêt pour la publication. Chaque fois, c’est la même crainte de n’être pas aimée, que son texte ne soit pas apprécié, elle se sait susceptible et vulnérable. Le Journal reprend les commentaires, positifs ou non. Son écriture est plus fluide, ses pages plus longues. Elle développe davantage, n’écrit plus tous les jours, saute une semaine parfois : « Jeudi 10 avril. Un grand trou. Comment le justifier, je ne le vois guère. Je me suis donné beaucoup de peine pour un article sur les romans, destiné au Times, et peut-être est-ce ce qui m’a fait passer toute envie de me servir de mes doigts ; et puis, ces derniers jours, j’ai été totalement plongée dans Defoe – et pour écrire ceci, je vole dix minutes à Roxana. Il me faut lire un livre par jour, de façon à me mettre à mon article samedi – telle est la vie de l’écrivassière. »

    « Quelle sorte de journal aimerais-je écrire ? Il devrait être comme un tissu lâche qui ne ferait pas négligé, assez souple pour épouser toutes les choses graves, futiles ou belles qui me viennent à l’esprit. J’aimerais qu’il ressemble à un vieux bureau profond, ou à un vaste fourre-tout dans lequel on jette une masse de choses dépareillées sans les examiner. » En tout cas, pas de censure, elle est bien décidée à « aborder absolument n’importe quel sujet ».

    Magnolia en fleur. Foule de près « détestable ». Près de vingt ans que sa mère est morte. Au retour d’Asheham, où leur bail cessera en septembre : « Ah, comme nous avons été heureux à Asheham ! ce fut un moment d’harmonie parfaite. » A une soirée, la toilette d’Ottoline, « rayée de vert et de bleu comme la mer de Cornouailles ». Et le bonheur en mai quand Lytton vient prendre le thé et la complimente : « il n’y a pas de meilleur critique vivant que moi », « j’ai inventé une prose nouvelle », « j’ai renouvelé la phrase » !

    Parfois, la dépression guette : « Il y a dans le courant de la vie un flux et un reflux, qui l’explique ; mais quant à ce qui provoque ce flux et ce reflux, je ne sais. » Je ne reviens pas sur les circonstances de l’acquisition de Monk’s House (voir Le jardin des Woolf), la vie dans leur nouvelle demeure et les aménagements occuperont bien des pages du Journal. Pourtant quelque chose manque, elle en est consciente : « N’envierais-je pas à Nessa sa maisonnée débordante ? Peut-être, par moments. Julian commence à porter ce qui est presque de vraies culottes de garçon ; tout est florissant et humain là-bas. Peut-être ne puis-je éviter de remarquer un contraste qui m’échappe totalement lorsque je suis en plein travail. »

    Le travail ne manque pas aux Woolf et cela leur plaît : articles, critiques, revues, conférences, impression, il leur faut beaucoup travailler pour maintenir leur train de vie (leurs maisons, un minimum de domesticité, la presse) et être « le couple le plus heureux d’Angleterre ». Mais ce qui importe avant tout à Virginia, c’est la création : elle a tant de plaisir à écrire La Chambre de Jacob ! Viendra le moment où elle mettra le frein au travail de critique, trop contraignant ; elle s’en libérera. Un jour d’été, elle note deux résolutions : « premièrement, exercice modéré au grand air. Deuxièmement, lecture de bons livres. C’est une erreur de croire que la littérature peut se faire à partir d’une matière vive. Il faut sortir de la vie. »

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  • Mon pavillon

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    "Devant le pavillon de gauche à droite : Angelica Bell, Vanessa Bell, Clive Bell,
    Virginia Woolf, Maynard Keynes et les jambes de Lydia Lopokova"

    « Mon pavillon est abattu ; le nouveau est en cours de construction dans le verger. Il y aura de larges portes en façade ; et une vue directe sur Caburn. Je pense dormir là en été. » En décembre, le nouveau pavillon, avec un nouveau fruitier à l’étage était terminé. Pour onze livres, une petite terrasse de briques fut ajoutée en 1935, et devint le lieu de prédilection pour rassembler les amis dans des chaises longues, pour bavarder, prendre le thé et regarder le jeu de boules.

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    "Le bureau de Virginia. Les chemises cartonnées portent des étiquettes écrites de sa main, des dossiers de travail pour ses romans"
    Photo © Caroline Arber

    La livraison qui sauva la vieille femme d’un débat sans fin avec Virginia sur l’existence de Dieu était une grande caisse contenant « un vaste bureau » qu’elle avait acquis pour six livres et 10 shillings. « Ce n’est pas un bureau ordinaire, comme vous pourriez en trouver un à Londres ou à Edimbourgh, et qu’on voit chez tout le monde quand on va déjeuner ; celui-ci est accueillant, plein de caractère, fiable, discret, très réservé. »

    Caroline Zoob, Le jardin de Virginia Woolf

  • Le jardin des Woolf

    Même si on n’a rien lu d’elle, Le jardin de Virginia Woolf est un magnifique album à offrir aux amateurs de jardins et de fleurs – et un cadeau merveilleusement choisi pour qui aime Virginia Woolf, encore merci chère Colo. Caroline Zoob, ancienne conservatrice des lieux, signe cette « Histoire du jardin de Monk’s House » abondamment illustrée. Les photographies de Caroline Arber, les plans du jardin et des plates-bandes avec leurs légendes détaillées, les bouquets, sont un régal à part entière.

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    Le jardin des Woolf : tous deux l’ont désiré, aimé, tous deux en ont récolté les fruits, mais le jardinier, c’est Leonard Woolf qui écrira après la mort de Virginia : « Je sais que V. ne traversera plus le jardin, depuis son pavillon, et pourtant je regarde dans cette direction et je l’attends. » L’acquisition de Monk’s House (Rodmell, Sussex) est une belle histoire. Le bail de leur maison d’Asheham terminé, ils n’imaginent ni l’un ni l’autre de ne plus pouvoir quitter Londres pour la campagne dès qu’ils le peuvent. A Lewes, Virginia visite seule, en juin 1919, la « Maison Ronde », partie d’un ancien moulin, la trouve à son goût : son offre est acceptée.

    Quand elle y retourne avec Leonard, ils voient une affiche en passant : « Monk’s House, à Rodmell, maison ancienne de trois mille mètres carrés de terrain, à saisir » – « juste ce qu’il nous aurait fallu », aurait dit Leonard, que la « Round House » n’enthousiasme pas. Virginia reprend sa bicyclette le lendemain pour Rodmell, décidée à faire preuve d’objectivité : les pièces sont petites, Monk’s House manque de confort, mais les arbres chargés de fruits, les fleurs, le potager, la vue sur « l’éteignoir gris du clocher » l’emballent. A la vente aux enchères, le premier juillet, ils emportent la partie, elle « le rouge aux joues » et lui « tremblant comme la feuille ».

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    Monk's House : Le salon vert

    Dans une lettre, Virginia W. annonce : « notre nouvelle adresse est désormais Monk’s House, dotée de niches pour l’eau bénite et d’une superbe cheminée [deux niches flanquent la cheminée] ; mais la grande affaire, c’est le jardin. Je ne vous en dis pas plus, il vous faudra venir, vous asseoir sur l’herbe avec moi, ou vous promener sous les pommiers, ou grappiller des fruits – cerises, prunes, poires, figues, et des masses de légumes. C’est notre nouvel enfant chéri, je vous préviens. »

    Ni électricité, ni eau courante, ni salles d’eau, cabinet au jardin… Virginia a déjà vendu des bijoux pour payer ses médecins et infirmières, les débuts sont très rustiques, on tire l’eau à la pompe. « Durant cinq ans, Virginia et Leonard se lavèrent dans la cuisine, derrière un rideau, et dans une bassine en fer blanc. » Mais au jardin, Leonard est dans son élément : il nettoie, désherbe, taille, fait des plans. Virginia chaule les murs de la maison de couleurs vives : rouge grenade pour la salle à manger, jaune vif dans les toilettes dehors, salon en vert vif (sa couleur préférée).

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    Virginia et Leonard Woolf dans leur jardin de Monk's House
    (leur photo préférée de Caroline Zoob © Famille Keynes)
     

    Les photos des Woolf dans le jardin de Monk’s House montrent leur bonheur d’y vivre, leur entente. Au fur et à mesure de l’argent gagné, ils vont le transformer, l’embellir, acheter un bout de champ voisin pour préserver leur vue et leur intimité. Allées de briques, terrasses – notamment la « terrasse aux meules » qui intègre les meules des anciens propriétaires –, bassin aux poissons rouges… Leonard devra engager quelqu’un pour se faire aider.

    Virginia l’aide comme elle peut, tient l’échelle, fait des confitures. Elle aime écrire dans la cabane à outils, ce qui est impossible par temps froid. Plus tard, elle aura son pavillon de travail « sous l’arbre près du mur du cimetière ». Ils adorent tous deux s’installer au jardin, y recevoir leur famille, leurs amis, jouer aux boules.

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    Le pavillon de travail de Virginia Woolf à Monk's House ("Du temps de Virginia, il était moitié moins grand.
    La partie à droite de l'arbre fut ajoutée après sa mort et reçoit désormais une exposition sur la maison.")

    Caroline Zoob, dans Le jardin de Virginia Woolf, raconte et décrit chaque partie du jardin, les achats de plantes, les aménagements, le décor, les meubles, la lumière selon les saisons, au fil des années. Les variétés de plantes et d’arbustes sont nommées précisément. Son texte est émaillé de citations issues des écrits personnels du couple. Celui-ci surnommait les deux ormes qui se dressent au bord de la propriété « Leonard » et « Virginia ».

    La conservatrice de Monk’s House durant sept ans raconte aussi ce que devient le jardin « après Virginia », la relation platonique de Leonard Woolf avec Trekkie Parsons-Ritchie qui partageait sa passion pour l’horticulture et le persuadera d’installer une serre contre la maison, dans les années 50, en plus des serres du verger, pour cultiver des espèces exotiques qui lui rappellent Ceylan, et à elle l’Afrique du Sud. Leonard Woolf ne voulait pas que la maison devienne un sanctuaire, il l’a léguée à Trekkie. Celle-ci la confia à l’université du Sussex, qui y logeait des universitaires – « Saul Bellow fut horrifié par le confort primitif de la maison au point de ne pas y passer une seule nuit. »

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    La chambre de Virginia Woolf à Monk's House (carreaux de la cheminée de sa sœur Vanessa Bell,
    "avec un phare, un petit cutter aux voiles rouge sang et des touches du vert de Virginia")

    Mais le jardin en a souffert et Nigel Nicolson, le fils cadet de Vita Sackville-West, œuvra au rapprochement entre l’université et le National Trust. Avec l’aide de ceux qui l’avaient connue du vivant de Virginia et Leonard, la maison de Monk’s House a été « interprétée » dans ce sens avant d’être ouverte en partie au public : photos, tableaux, tissus reproduits, peintures recomposées, objets leur ayant appartenu. « Ce qui manque, sans doute, c’est le fouillis chaotique de livres, papiers, et les assiettes de nourritures pour chiens et chats posées sur l’escalier, dont se souviennent presque tous les visiteurs des Woolf à Monk’s House. »