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Japon - Page 8

  • Vu de loin

    « « Vu de loin on ne voit rien », disait souvent Nathan à tout propos, et cette phrase semblait recouvrir à ses yeux une vérité essentielle. Je n’ai jamais compris ce que mon frère entendait par là mais aujourd’hui je sais qu’il avait tort, que c’est exactement le contraire : vu de près, pris dans le cours ordinaire, on ne voit rien de sa propre vie. Pour la saisir, il faut s’en extraire, exécuter un léger pas de côté. La plupart des gens ne le font jamais et ils n’ont pas tort. Personne n’a envie d’entrevoir l’avancée des glaces. Personne n’a envie de se retrouver suspendu dans le vide. » 

    Olivier Adam, Le cœur régulier

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  • Vertige

    Olivier Adam, d’un roman à l’autre, sillonne le terrain des sentiments et des affects, et si ses personnages se ressemblent de livre en livre, mus par le chagrin, la solitude, la recherche d’un sens à leur vie, nous leur emboitons volontiers le pas. Le cœur régulier (2010) nous emmène au Japon : Sarah, après la mort de son frère Nathan, a décidé de chercher ses traces là-bas, dans ce pays où il se sentait renaître, où il projetait de commencer une nouvelle vie. 

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    Mer du Japon, Hinomisaki, préfecture de Shimane, Japon (13 avril 2008) par Bernard Gagnon

    La magie du lieu porte tout le récit. Installée dans une pension où les touristes se font rares à la fin de septembre, la Française observe les autres pensionnaires et Hiromi, la fille de la patronne, environ quinze ans, qui lui rappelle ses propres enfants, Anaïs et Romain, des adolescents qui depuis quelque temps ne font plus que la croiser sous leur toit, comme des colocataires. Dans cette « station balnéaire déserte où affluent des gens aux motivations obscures », les falaises attirent chaque année des dizaines de désespérés. Natsume Dombori, un ancien policier, y est devenu une célébrité, le « sauveur » : il réussit, souvent, à mettre la main sur l’épaule d’un candidat au suicide ou à lui adresser la parole juste à temps pour empêcher l’irréparable. D’après Hiromi, le nombre de suicides a baissé de moitié grâce à lui. 
     

    A une Anglaise qui a échoué là, avant de reprendre ses inlassables voyages partout dans le monde, Sarah, la quarantaine, confie que son frère s’est suicidé il y a quatre mois. En réalité, Nathan s’est tué en voiture, contre un platane, et elle ignore s’il s’agit d’un accident ou pas. Depuis une semaine, elle goûte cet « endroit calme et doux » davantage que sa propre maison « sans âme » décorée selon les goûts d’Alain, son mari, qui n’aime ni la fantaisie ni les vieilleries ni les livres ni le désordre. De lui aussi, elle s’est éloignée depuis longtemps déjà, bien qu’il soit gentil et patient.
     

    Sa promenade préférée s’enfonce dans la forêt par un chemin de terre, « grimpe à flanc de colline, se mue en escalier, au bout de quelques mètres on oublie la mer. Ce ne sont plus qu’érables, dont certains rougissent déjà, bambous gigantesques réunis en bosquets. » Chaque jour, Sarah franchit la porte du temple et s’y assied sur la terrasse, devant un pin millénaire. Elle se rend aussi au sanctuaire de la plage, près d’un cimetière, s’y soumet aux rituels, exécute les mêmes gestes que ceux qui passent par là en allant travailler ou en rentrant. « J’aime qu’ici l’on chérisse ses morts en plein cœur de la vie, qu’à tout instant l’on interrompe le cours des choses pour se recentrer sur l’essentiel, ses souhaits les plus profonds, le sens de ses actes, l’amour qu’on porte à ses proches, sa famille, ses amis. »
     

    C’est lors d’un « séminaire de motivation » que Sarah a appris la mort de son frère, par un coup de téléphone de leur petite sœur, Clara. Elle avait bien de la peine à jouer le jeu de ces animations pour cadres destinées à vérifier l’esprit de corps et le dévouement à l’entreprise. Depuis des années , elle travaille sous la pression, consciente de mener la vie d’une autre, ce que son frère lui reprochait, ainsi que son mariage et son mode de vie conformistes. Lui avait abandonné ses études, vécu de petits boulots, cédé à l’alcool et à la drogue, sans jamais réussir à écrire ou faire publier son livre. Sarah savait Nathan « autodestructeur et profondément malheureux ». Elle-même, étrangère à son emploi et mal à l’aise dans sa vie familiale se sent devenue « sèche et morte ».

     

    Mais au temple ou dans la maison de Natsume, qui recueille pour quelque temps ceux qu’il a sauvés, elle se sent enfin à l’abri, à sa place « comme nulle part ailleurs ». Elle peut, d’ici, arpenter les allées de sa mémoire, remonter le cours de sa vie pour mieux en comprendre les dérives, les impasses. D’avoir perdu son double, son quasi jumeau, elle s’est éloignée dangereusement d’elle-même. Ici, elle pourra peut-être se réconcilier avec le monde, avec les autres et avec soi. Retrouver la paix.
     

    Roman du deuil et de la reconstruction, Le cœur régulier se tient sur cette frontière imprécise entre la vie et la mort, la présence et l’absence, sur la ligne floue du vertige. Olivier Adam, qui a résidé quelques années au Japon et en a été marqué, interroge une fois de plus notre condition, mais sous un autre angle, en soulignant l’appui que nous apportent la nature, les paroles et les gestes attentionnés, et ce quelque chose en nous qui cherche le vrai dans nos rapports avec les autres.

    &

    A mes amis blogueurs sur Blogger : désolée,      
    mes commentaires ne passent pas, mais je vous lis.    
    Tania         

  • Doux souvenir

    « Les roses trémières desséchées.
    Les objets qui servent à la fête des poupées.
    Un petit morceau d’étoffe violette ou couleur de vigne, qui vous rappelle la confection d’un costume, et que l’on découvre dans un livre où il était resté, pressé.
    Un jour de pluie, où l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimé.
    Un éventail chauve-souris de l’an passé.
    Une nuit où la lune est claire. » 

    Sei Shônagon, Notes de chevet (19. Choses qui font naître un doux souvenir du passé)

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  • Une dame de la cour

    De la cour impériale du Japon au début du XIe siècle, Sei Shônagon, la dame d’honneur de la princesse Sadako, nous a laissé ses Notes de chevet, écrits intimes rédigés « à l’abri des regards » et non destinés à la publication. Dans cet âge d’or de la littérature nippone, cette descendante d’une famille de lettrés est la seule qui tienne le parallèle avec Murasaki Shikibu et son célèbre Roman de Genji 

     Sei Shonagon by Otsuka The_Pillow_Book.jpg
    Sei Shônagon par Otsuka
    http://www.hisashiotsuka.com/hisashi_otsuka_22845.htm

    D’abord intitulées Le Livre de Sei Shônagon (son surnom de dame du palais), ces Notes de chevet (traduites par André Beaujard) ne suivent pas d’ordre chronologique. Elle y parle à peu près de tout : de la nature, des gens, des divinités, des choses de la vie concrète et de la vie spirituelle. Plus que ce dont elle parle, c’est son style souple et coloré qui lui vaut sa réputation littéraire. Entre des descriptions et des tableaux de la vie de cour, des scènes et des portraits, Sei Shônagon glisse des « séries » originales où elle énumère les noms de montagnes, de plaines, d’arbres, de marchés, d’édifices… ou désigne des « Choses désolantes », « Choses détestables », « Choses qui font battre le cœur », « Choses ravissantes »…
     

    Cela commence avec les saisons : « Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. » L’été, c’est la nuit ; l’automne, le soir ; l’hiver, le matin. Une des premières anecdotes touchantes concerne un chien et une vieille chatte – « L’Empereur avait accordé le cinquième rang à l’auguste chatte du palais. » Le chien Okinamaro, appelé par une gardienne qui voulait faire rentrer la chatte installée dans la véranda, s’élance sur elle, qui court se réfugier sur la poitrine de l’Empereur. Aussitôt le chien est chassé, banni, les dames de la cour s’en désolent. Quelques jours plus tard, des aboiements précèdent l’apparition d’un chien battu, tout enflé et tremblant – serait-ce Okinamaro ? La bête ne réagit pas à l’appel de son nom, jusqu’au moment où Sei Shônagon, en sa présence, exprime sa tristesse devant le sort cruel d’Okinamaro : le chien qui était couché se met à trembler et à verser des larmes, et montre enfin sa joie d’être accueilli et réconforté.
     

    Les relations entre dames d’honneur et autres courtisans offrent évidemment un large champ d’observation : détestables sont le visiteur qui reste trop longtemps, « un homme sans talent qui parle beaucoup, à tort et à travers, comme s’il savait des choses »,ou le moustique qui vient vous frôler le visage, la nuit. En revanche, des dents « bien noircies » (!) égaient le cœur, de même qu’un chat qui a le dos noir, et tout le reste blanc, ou encore un prédicateur à la figure agréable.
     

    Sei Shônagon adore les paysages de neige, déteste la pluie. Avec précision, cette dame qui aime le respect de l’étiquette, la distinction et les vêtements élégants dépeint les couleurs et la richesse des étoffes. Le violet est sa couleur préférée en été, presque chaque ton porte une appellation végétale : clou de girofle, cerisier, vigne, prunier rouge, aster, glycine, saule, feuille morte… Elle aime les couleurs claires et les tissus blancs portés par en dessous.
     

    Le spectacle de la cour, en particulier les jours de fête ou lors de cérémonies, l’inspire particulièrement : chaque groupe a son costume, selon son rang, sa fonction. On regarde des danses, on écoute des chants, l’œil de la dame de cour enregistre toutes les allées et venues – « Est-il rien qui soit comparable au cortège de l’Empereur quand il sort de son Palais ? » Dans l’hédonisme ambiant, ellle se soucie du beau plutôt que du bien.
     

    Il est une activité de cour qui l’emporte dans les Notes de chevet de Sei Shônagon : l’écriture poétique. Pas de jour sans que l’on reçoive un billet bien tourné auquel il convient d’apporter une réponse drôle ou astucieuse, pleine d’esprit. Elle est connue pour ses formulations originales, ses reparties, et les billets circulent entre gens de cour qui se les montrent, les commentent, les apprécient, s’en font l’écho. Sei Shônagon classe dans les « Choses qui rendent heureux » « du papier de Michinoku, du papier blanc, épais, de fantaisie, et même du papier ordinaire, s’il est blanc ou net. » Mais la dame d’honneur n’aime pas écrire n’importe quoi sur commande et l’Impératrice, attachée à son talent, la délivrera de toute obligation de ce genre. 
     

    Précieux témoignage d’une civilisation lointaine, Le Livre de Sei Shônagon nous apprend beaucoup sur les rituels de la vie de palais, ses catégories sociales, les rendez-vous galants, les rivalités, et aussi sur ses aspects concrets : les stores derrière lesquels on se dissimule, les coiffures, l’art de présenter les cadeaux… C’est dans ses notes plus intimes sur le vent, la tempête, les fleurs, les joies et les tristesses, et dans ses listes toutes simples mais évocatrices que réside son plus grand charme : « Choses qui gagnent à être peintes : Un pin. La lande en automne. Un village dans la montagne. Un sentier dans la montagne. La grue. Le cerf. Un paysage d’hiver, quand le froid est extrême. Un paysage d’été, au plus fort de la chaleur. »

     

     

  • Lanterne magique

    « Même à la lanterne magique, il ne faut pas se faire de cinéma : la plupart des liens solides se nouent au-delà de l’intellect et ne s’expriment que rarement dans les livres, mais dans les tatouages qu’on peut voir à la plage ou à la morgue, dans deux mains qui serrent une épaule sur un quai de gare et garderont – trop longtemps peut-être – cette chaleur et cette élasticité dans les doigts, dans des cartes écrites par des militaires et si mal adressées qu’elles arrivent par erreur chez de vieilles folles auxquelles on n’avait jamais dit des choses si tendres, dans le silence de deux visages qui s’enfoncent au tréfonds de l’oreiller comme s’ils y voulaient disparaître, dans ce désir si rarement comblé qu’ont les mourants de trouver le bout de l’écheveau et quelque chose à dire, dans la fenêtre qu’on ouvre ensuite, dans la tête d’un enfant qui fond en larmes, perdu dans la rumeur d’une langue étrangère.

    Courage, on est bien mieux relié qu’on ne le croit, mais on oublie de s’en souvenir. »

    (Au Seibo Hospital, Tokyo, décembre 1964-mars 1965)

     

    Nicolas Bouvier, Chronique japonaise

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    Couple de fermiers; Japon central, 1964

    http://www.culturactif.ch/bouviernicolas/bouvierlivre.htm

    © Nicolas Bouvier