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Peinture - Page 109

  • L'oeil de Steinlen

    Ses chats sont souvent plus connus que lui. Les félinophiles adorent ses affiches publicitaires : Lait pur stérilisé, Compagnie française des chocolats et des thés, et surtout Le Chat noir, célèbre cabaret parisien. Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), un Vaudois devenu la mémoire visuelle du peuple de Montmartre, n’est pas très visible dans les musées. Je m’étais promis d’aller un jour pour lui au musée du Petit Palais à Genève, et voilà que le musée d’Ixelles accueille Steinlen, l’œil de la rue, une exposition qui vient d’être montrée à Lausanne – quel bonheur !  

    Steinlen, Chats couchés (détail).jpg

     

    Dessinateur, caricaturiste, graveur, illustrateur, affichiste, peintre et sculpteur, Steinlen aimait les chats, les recueillait. Il les a dessinés à profusion. Pour l’affiche de sa première exposition personnelle, A la Bodinière, il choisit d’ailleurs un chat noir, de profil, et un chat écaille de tortue, la tête tournée vers nous. Le musée d’Ixelles a repris ce célèbre duo pour annoncer cette grande rétrospective, à visiter jusqu’au 30 mai 2009.

      

    Dans la section des « félinités », des pastels, des huiles, de petites sculptures aussi, pleines de vie. L’hiver, chat sur un coussin, est une de ces lithographies où Steinlen excelle à rendre l’animal au naturel, dans sa nonchalance qui n’exclut pas la vigilance. Par sa composition en diagonale et son aplat d’un rose délicieux, l’œuvre évoque le japonisme, comme le monogramme de l’artiste. Pour son cachet d’atelier, celui-ci a sculpté un chat angora juché sur une colonne.

    Steinlen Nu asssis au bord du lit (d'après le catalogue).jpg

    Parmi les femmes dessinées par Steinlen, des nus remarquables (fusain et pastels) : Nu couché de dos, lové dans un drap blanc ; Nu assis au bord du lit, une femme songeuse ; Femme à sa toilette, ajustant ses cheveux. Masséïda, la gouvernante puis, un temps, la compagne de l’artiste après la mort de son épouse, était d’ascendance princière africaine. Détente, une grande toile, la montre nue sur un fond très coloré, qui rappelle Gauguin, près d’une femme allongée habillée de vert, avec une corbeille de fruits à l’avant-plan.

     

    Les journaux illustrés, à la fin du XIXe siècle, permettent à Steinlein de gagner sa vie. On a estimé, d’après sa production en 1894, qu’il remettait un dessin tous les trois jours, ce qui donne une idée du travail intensif dont il se plaignait parfois, parce qu’il l’empêchait de réaliser de plus grandes ambitions dans la peinture. A Montmartre, Steinlein croque les passants dans son carnet de notes, dessine sur le vif, l’œil ouvert. Loin du pittoresque, il rend habilement la silhouette, le costume des petits métiers, les groupes dans la rue. Les Commères, ce sont des femmes de différents âges, près d’une jeune mère avec un enfant dans les bras. Il peint la Parisienne dans tous ses aspects, les trottins, les couples, les foules aussi, en ethnographe de la France contemporaine. 

    Steinlen Autoportrait de profil (d'après le catalgue).jpg

     

    Au bout de l’allée principale de l’exposition, bordée de réverbères, ne ratez pas les planches des Dessins sans paroles, qui content à la manière d’une bande dessinée des histoires de chats, heureuses – Comment l’amour vient aux chats – drôles ou malheureuses. On peut les apprécier aussi en diaporama sur un écran. Rare chat personnifié chez Steinlen, le chat debout, gueule ouverte, de Gaudeamus – cri emprunté à un chant estudiantin dans l’esprit de Montmartre –, ouvre sur une autre part de l’œuvre : la révolte. « A quoi bon prêcher ? Il faut agir, le monde ne va pas ainsi qu’il devrait aller » écrit-il à sa sœur en 1898, faisant écho à  Jean Grave, l’éditeur des Temps nouveaux, une revue anarchiste : « Par le spectacle qu’elle nous offre, la société engendre elle-même les révoltés ».

     

    S’il garde la trace des midinettes, des chanteurs des rues, des marchands de fleurs, des blanchisseuses, Steinlein peint aussi avec tendresse sa fille Colette, qui lui servira de modèle pour des affiches. A l’étage, un très beau portrait de Gorki, un autre de Tolstoï – Steinlen était devenu membre de l’Association des amis du peuple russe – illustrent les temps noirs de la première guerre mondiale. « En Belgique, les Belges ont faim », crie une affiche solidaire. Humaniste et antimilitariste, Steinlen dénonce la guerre à coups de crayon, montre les familles dispersées, les soldats blessés, les cadavres. La Gloire ? Quatre femmes en voiles noirs devant un cercueil couvert du drapeau tricolore et de palmes. C’est le temps des danses macabres.

     

    Issues de collections publiques et particulières, les œuvres exposées au musée d’Ixelles sont rarement rassemblées. C’est l’occasion idéale de découvrir le « compromis, vraiment, entre l’art graphique et l’écriture, griffe plutôt que dessin – la griffe de Steinlen » (Camille Mauclair, 1915).

  • De l'intérieur

    Sous le titre L’intérieur de l’art, Dora Vallier a réuni cinq entretiens parus dans les Cahiers de l’art entre 1954 et 1960. Il y a un demi-siècle, elle rencontrait à Paris Braque, Léger, Villon, Miró et Brancusi. Quelques pages situent ces entretiens, suivies de leur compte rendu surtout axé sur les propos des artistes, qui ont pris connaissance de ces notes avant leur publication.

    Georges Braque avait donné son accord pour des conversations d’une heure, de six à sept. Dora Vallier en fit Braque, la peinture et nous. « Je n’ai jamais eu l’idée de devenir peintre pas plus que de respirer. De ma vie je n’ai pas le souvenir d’un acte volontaire… »  Braque pense comme Nietzsche que « Le but est une servitude ». Quand il évoque le cubisme, le compagnonnage avec Picasso, il insiste sur la recherche de l’espace. « Pas question de partir de l’objet : on va vers l’objet. C’est le chemin qu’on prend pour aller vers l’objet qui nous intéresse. » Après l’attention des impressionnistes à l’atmosphère, des Fauves à la lumière, il fallait « ramener la couleur dans l’espace ». Adepte de la lenteur dans le travail, Braque considère que « celui qui regarde la toile refait le même chemin que l’artiste, et comme c’est le chemin qui compte plus que la chose, on est plus intéressé par le parcours. »

    Braque L'oiseau et son ombre 1 Litho 1959.jpg 

     

    J’avais en tête les quelques onze millions d’euros donnés pour La tasse de thé de Léger, une des œuvres phares de la vente Yves-Saint-Laurent/Bergé chez Christies, en lisant La vie fait l’œuvre de Fernand Léger, sur celui qui aimait qu’on l’appelle « le primitif des temps modernes ». La première guerre mondiale, raconte-t-il, lui a mis « les pieds dans le sol ». Pas romantique du tout, ce fils d’un marchand de boeufs est attiré par les objets et rien d’autre : les bicyclettes, les machines, la ferraille, les troncs d’arbres (qu’il n’aime que sans feuilles). « Affranchi de Cézanne et détaché des impressionnismes, Léger venait d’ébaucher ce qui sera sa découverte capitale : la puissance des formes en contraste. » Loi des contrastes aussi pour les couleurs, pour les droites et les courbes. « Je sais que dans un tableau par les contrastes, je donne une vie à l’objet : en établissant les contraires, j’anime. »

     

    Intelligence de Jacques Villon révèle une peinture qui s’adresse autant à l’esprit qu’à l’œil chez ce peintre qui veut « tout ramener à l’absolu », obsédé par la section d’or et la science des couleurs. « L’espace du tableau devient l’espace-couleur de la lumière, et c’est la lumière qui, en se décomposant, construit les objets. » Après cette peinture « mentale », celle de Miró – « Je suis dans mon atelier comme un jardinier dans son potager. Je regarde autour de moi : il y a un bourgeon à couper par-ci, une branche de trop par là » – nous ramène à la terre, comme avec cette Ferme de Montroig commencée sur le motif, retravaillée à Barcelone et finie à Paris. Mais c’est à une vision intérieure du réel que l’a initié Gali, son professeur à Barcelone. Le peintre de Palma de Majorque aime « l’art des artisans, l’art anonyme ». « Plus je suis maître du métier, plus j’avance dans la vie, plus je reviens à mes premières impressions. Je pense qu’à la fin de ma vie j’aurai retrouvé toutes les valeurs de l’enfance. »

     

    Un coin de l'atelier de Brancusi.JPG

     

    Le dernier entretien, Vendredi 4 mai 1956 chez Brancusi, est un texte à part. Dora Vallier lui rend visite dans son atelier-baraque de l’impasse Ronsin, alors quasi inaccessible, sauf pour quelques proches. « Ce vénérable vieillard qui dominait de très haut la sculpture de son temps avait choisi de vivre en solitaire. »
    A l’intérieur tout est blanc. Il y flotte une étrange odeur, celle du poêle en briques et
    de la chaux. Dora Vallier est terriblement impressionnée – et son texte impressionne encore – par le silence de l’homme à la longue barbe, habillé de blanc, qui a fait de
    ses propres mains tous les objets qui l’entourent : lit, tabourets, table, étagères. Un mur couvert d’outils. Il se déplace appuyé sur deux bâtons de berger pour lui montrer ses œuvres, pêle-mêle dans la poussière. L’artiste a légué ses œuvres à la France à condition que son atelier soit reconstruit tel quel (on peut le visiter en face du Centre Pompidou) : « Je compris que ce n’était pas l’espace anonyme, stérilisé du musée que Brancusi voulait, c’était l’enceinte sacrée. »

  • Vers l'Europe

    « On ne connaît pas Turin et l’importance de sa cour. On pense surtout à Venise, Rome, Florence. Cette exposition à Bruxelles est nécessaire pour montrer qu’à Turin existait un goût international, qu’on savait regarder vers l’Europe, ne fût-ce qu’au travers des liens dynastiques. Et cela se voit dans la peinture. »

     

    Carla Enrica Spantigati, commissaire de l’exposition Da Van Dyck a Bellotto
    (propos recueillis par Xavier Flament, Bozar magazine, Bruxelles, février 2009)

     

    Bozar magazine.jpg
  • Turin - Bruxelles

    Pour découvrir Da Van Dyck a Bellotto, Magnificenza alla Corte dei Savoia, la grande exposition du Palais des Beaux-Arts (jusqu’au 24 mai prochain), les visiteurs tombent d’abord nez à nez avec une installation de Maurizio Cattelan, adepte du détournement et de la provocation. Dans le grand hall Horta, juché sur un énorme cube de terre fraîche, un olivier tutoie la verrière, déplacé, en exil. A-t-il de quoi abreuver ses racines ou est-il voué à la mort ? L’argent de ses feuilles semble déjà pâli.

    Derrière lui, en haut des marches, sur son cheval cabré, Le prince Thomas de Savoie Carignano, la grande toile de Van Dyck qui sert d’affiche à l’exposition, est l’œuvre phare prêtée par la Galleria Sabauda de Turin. D’autres portraits de la cour des Savoie, dont un raffiné Charles-Emmanuel I de Savoie à dix-huit ans (une œuvre de Jan Kraek, dit Giovanni Caracca), présentent le motif du huit, symbole d’amitié, sur les riches vêtements et bijoux : le nœud des Savoie.

    Cattelan Maurizio,Sans titre.JPG

    Parmi les peintures religieuses, une Conversation sacrée d’un peintre du Piémont, nettement inspirée d’un Mantegna qui la jouxte, montre une Vierge à l’Enfant entourée d’anges musiciens. Quelle merveille de découvrir des enluminures aux couleurs si fraîches sur le vieux papier, comme cette page de Missel où des fleurs (l’ancolie par exemple, parfaitement dessinée) et des anges entourent joyeusement le texte. Abraham et les trois anges, de Guglielmo Caccia, tranche avec ce qui précède par le mouvement : les anges descendent en diagonale vers Abraham, une ville occupe l'arrière-plan  le paysage commence à apparaître dans la peinture.

    Même prévenue, j’ai ressenti une grande émotion devant l’Annonciation d’Orazio Gentileschi, un chef-d’œuvre qui justifie à lui seul le déplacement au Palais des Beaux-Arts. Sur une toile de près de trois mètres sur deux, dans la lumière de la fenêtre par laquelle est entrée une colombe, Marie ramène sur elle un manteau bleu qui couvre à demi sa robe rouge, écho au coin de ciel visible par la fenêtre ouverte. Elle lève la
    main droite, comme pour se protéger, vers l’ange Gabriel qui a mis un genou à terre. Le visage modestement penché se détache sur le somptueux drap rouge suspendu derrière elle. L’ange pointe l’index juste au centre du tableau, il tient un lys immaculé dans l’autre main. Les nuances de son vêtement chatoient elles aussi à l’ombre de ses ailes. C’est magnifique.

    Après avoir souri devant la Procession des Pucelles du Sablon par Antoine Sallaert, je me suis attardée devant Amaryllis et Myrtille, une étonnante bacchanale féminine de Van Dyck – en fait, Mirtillo s’y est déguisé en femme pour un concours de baisers, d’après un drame pastoral de Guarini. A côté, Les enfants de Charles Ier d’Angleterre, délicieux trio en longues robes comme en portaient alors garçons et filles jusqu’à l’âge de sept ans. L’aîné, en rouge royal, caresse son chien. Sa sœur, en robe claire, est plus concentrée sur sa pose que la cadette, en robe bleue et bonnet,
    de profil, une pomme dans les mains. Des roses, sur le tapis et derrière la petite l’ensemble est ravissant.

    Dans la salle des natures mortes, une grande coupe de fruits aux raisins dorés, près d’un délicat pot de porcelaine rempli de mûres, signée Isaak Soreau. Les bouquets de Cornelis de Heem et d’Abraham Mignon sont éblouissants par le rendu des tulipes perroquets, roses, pivoines, coquelicots et insectes typiques de ces natures mortes du XVIIe siècle.

    Après cette luxuriance, les paysages qui clôturent l’exposition apaisent. Un petit Paysage avec cours d’eau de Gottfried Wals aux personnages minuscules rend sa place à la nature. Place aux peintures du XVIIIe. Des marines, des ports, une Vue de Turin depuis le jardin royal par Bellotto. Enfin, deux scènes bucoliques de Jules César Van Loo - les alentours de Turin à l’aurore et au couchant - terminent ce parcours pictural d’une grande richesse. J’ai aimé dans cette dernière salle les deux Etudes de caractère de Nogari, un jeune homme à la pêche et une jeune fille.
    La vérité du visage y a pris le pas sur les atours. Annonce d'une autre époque.