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Littérature - Page 110

  • Epouse et mère

    Le succès de son premier roman, Reste avec moi (2019, traduit de l’anglais par Josette Chicheportiche, 2021), a fait connaître Ayobami Adebayo, une journaliste et romancière nigériane qui « a étudié l’écriture aux côtés de Chimamanda Ngozi Adichie et Margaret Atwood » (4e de couverture). Il y a dans ce roman sur le désir d’enfant des phrases difficiles à lire pour qui n’en a pas, comme ce sentiment de l’héroïne quand elle est enfin enceinte : « J’étais devenue immortelle, un maillon de la chaîne des êtres humains. »

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    Le récit s’ouvre en 2008, quand Yejide, la narratrice, ses valises prêtes pour un déménagement, s’adresse à son mari, Akin, qu’elle va revoir avant de quitter la ville. Puis leur histoire remonte à 1985, quand Iya (mère, en dialecte yoruba) Martha et ses trois autres mères (sa mère biologique étant morte à sa naissance) rendent visite au jeune couple à Ilesha pour « discuter de choses importantes ». Avec leurs maris, elles viennent présenter une jeune femme à la peau claire et aux lèvres fines : « Eh bien, première femme d’Akin, voici la nouvelle épouse de ton mari. C’est une enfant qui appelle un autre enfant à venir au monde. (…) Une fois qu’elle tombera enceinte et aura une progéniture, nous sommes persuadés que tu en auras une aussi. »

    Yejide s’attendait à de nouvelles plaintes sur l’absence d’enfant, quatre ans après leur mariage, et s’était armée de sourires, mais pas à l’arrivée de la toute jeune Funmi ni au calme apparent d’Akin qui ne lui avait parlé de rien. Après qu’il a reconduit leurs visiteurs chez eux, la dispute éclate à son retour. On découvre son point de vue dans les chapitres où il devient le narrateur, en contrepoint des états d’âme de sa femme.

    Pour lui, parmi « la kyrielle de filles » que sa mère a fait défiler dans son bureau, Funmi était le choix idéal : « elle était la seule qui ne tenait pas à emménager avec Yejide et moi. Et qui ne demandait pas grand-chose. Du moins au début. » Le compromis prévoyait qu’elle vive dans son propre appartement, à des kilomètres, qu’il passe un week-end par mois avec elle et lui verse une pension « raisonnable », sans plus.

    Akin travaille dans une banque à Lagos, du moins quand il n’y a ni troubles ni coup d’Etat. Yejide possède un salon de coiffure – elle tressait déjà des cheveux pendant ses trois années d’université – où l’ambiance est chaleureuse : les clientes racontent des blagues, y passent des heures. Ses « filles » (les coiffeuses) la retiennent quand Funmi se présente au salon et parle devant les autres de sa stérilité.

    La sérénité du couple a pris fin. Yejide ne supporte pas la trahison de son mari qui cherche surtout à ne pas avoir d’ennuis. Quand la mère d’Akin finit par la supplier, elle aussi, de ne pas laisser son fils « sans enfants », Yejide se décide à gravir la Montagne de l’Epoustouflante Victoire pour consulter « un faiseur de miracles », qui la rassure. Quelque temps plus tard, Yejide annonce qu’elle est enceinte.

    Akin lui reproche d’être allée chez un charlatan et s’inquiète quand elle n’a plus ses règles – est-elle allée avec un autre homme ? Il ne l’a plus touchée depuis des mois. Partout elle annonce sa grossesse, mais à la première échographie, les machines montrent qu’il n’y a « pas de bébé » dans son utérus, ce qui la rend furieuse. Elle dit sentir ses coups de pied, son ventre s’arrondit, Yejide ne veut pas croire à cette grossesse nerveuse qui dure… plus de neuf mois.

    Reste avec moi (traduction du prénom d’Olamide, sa première fille) raconte les multiples épreuves que Yejide rencontre sur son parcours d’épouse et mère – on découvrira comment elle tombera vraiment enceinte et comment les enfants mis au monde lui seront arrachés d’une manière ou d’une autre, pour son malheur. Si Akin est lui aussi sommé de devenir père, l’infertilité est d’office mise au compte de sa femme.

    Cette histoire dramatique témoigne à la fois des problèmes de couple et des prétendus arrangements (qui n’arrangent rien) dus à la pression familiale et sociale. « Intelligent, subtil, bien écrit, audacieux, neutre. On ne peut que saluer le choix du jury du Prix les Afriques pour l’édition 2020 » écrit Gangoueus sur son blog de lecture.

  • Formule secrète

    ito ogawa,la papeterie tsubaki,roman,littérature japonaise,écrivain public,écriture,lettres,cuisine,japon,cuture« – C’est la formule secrète du bonheur, que j’ai appliquée toute ma vie, a-t-elle dit en riant.

    – Apprenez-la moi !

    – Eh bien, il faut se dire à l’intérieur : « Brille, brille. » Tu fermes les yeux et tu répètes « Brille, brille », c’est tout. Et alors, des étoiles se mettent à briller les unes après les autres dans les ténèbres qui t’habitent, et un beau ciel étoilé se déploie. »

    Ito Ogawa, La papeterie Tsubaki

  • La papeterie d'Ogawa

    Cadeau de Noël bien choisi, La papeterie Tsubaki de Ito Ogawa (traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako) a clôturé cette année de lecture en douceur. Munie du plan de Kamakura dessiné au début du livre, j’y ai suivi les allées et venues aux quatre saisons de la narratrice Hatoko (Poppo), qui a repris la papeterie de sa grand-mère (l’Aînée), disparue trois ans plus tôt, dans le respect des traditions de la famille Amemiya, « une lignée d’écrivains calligraphes qui remonte, paraît-il, au XVIIe siècle », des « femmes à tout faire du pinceau ».

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    Couverture originale de La papeterie Tsubaki (Tsubaki bunguten)

    Chacune de ses journées commence avec un thé bien chaud – boissons et mets japonais défilent tout au long du roman, consommés en solo ou, le plus souvent, avec d’autres. Chaque visiteur de la papeterie reçoit quelque chose à boire avant toute chose. Hatoko, qui avait fui cette maison et rejeté l’éducation stricte de sa grand-mère, pense souvent à elle. L’Aînée, qui l’a élevée sans jamais lui parler de sa mère qu’elle n’a pas connue, a laissé des traces partout, comme cette devise calligraphiée de sa main : « Mange amer au printemps, vinaigré l’été, piquant l’automne et gras l’hiver ».

    La vie quotidienne de la jeune papetière, vingt-cinq ans, est rythmée par les tâches domestiques, les relations de quartier (sa voisine Mme Barbara, la plus proche, le Baron, une fillette) et surtout le passage des clients pour des demandes en tous genres à l’écrivain public : cartes de vœux, condoléances, lettres manuscrites attentionnées (devenues plus rares que les mails), messages très particuliers…

    Chaque demande doit être traitée avec soin, non seulement dans l’expression du contenu, mais dans le choix d’un papier, d’une encre, d’un outil d’écriture en harmonie avec le ton de l’expéditeur et la qualité du destinataire, y compris pour l’enveloppe. L’écriture avec ses accessoires et l’art de la calligraphie sont une composante essentielle de la vie d’Hatoko. Elle a tenu son premier pinceau personnel à six ans, « fabriqué avec des mèches de [sa] chevelure de bébé ». Ses écrits et une reproduction de leur calligraphie s’insèrent tout au long du roman.

    A chaque saison, des rituels sont à accomplir, rites de purification, visites aux sanctuaires. Le soir, elle mange le plus souvent dehors ; les restaurants ne manquent pas à Kamakura où les touristes sont nombreux. Quand une de ses connaissances lui propose d’aller quelque part, Hatoko est presque toujours disponible. Les plats japonais sont appelés par leur nom, parfois décrits, parfois évoqués seulement par les sensations, l’odorat, le goût, l’appréciation.

    Hatoko se doit d’être à la fois discrète et attentive – la description de chaque visite à l’écrivain public montre sa grande délicatesse quand elle écoute et s’assure de bien comprendre ce qu’on attend d’elle. Elle a été à bonne école avec sa grand-mère, elle s’en rend compte. Adolescente rebelle, elle avait le sentiment qu’on lui volait sa jeunesse. Après le bac, elle a suivi des études de design. A présent, elle s’intéresse plus aux autres qu’à elle-même.

    D’une rencontre à l’autre, la personnalité de la narratrice se dessine en creux, à travers l’estime suscitée par son travail soigné et par sa gentillesse envers tous. A travers quatre saisons de la papeterie Tsubaki, Ito Ogawa révèle sa passion pour la calligraphie comme pour la cuisine. Tout le récit est imprégné de la culture japonaise, dont elle cite aussi des paroles de sagesse. Par exemple, la maxime zen « Je connais seulement la satisfaction », une invitation « à trouver la plénitude dans ce que l’on possède ». Ou encore : « Plutôt que de rechercher ce qu’on a perdu, mieux vaut prendre soin de ce qui nous reste. »

    La nature est présente ici, avec moins de lyrisme que dans Un automne à Kyoto, le récit de Corinne Atlan auquel j’ai souvent pensé en lisant La papeterie Tsubaki. Bien qu’écrit plus simplement, ce roman est truffé de belles choses, comme ce rituel sacré dans la famille Amemiya, « l’adieu aux lettres ». Il est difficile de conserver toutes les lettres et cartes reçues, aussi peut-on les envoyer à la papeterie qui se charge, une fois par an, en toute discrétion, de réduire ces lettres en cendres à la place de leur destinataire.

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    Affiche de l'adaptation télévisée

    L’écriture manuscrite et son « supplément d’âme », l’enveloppe « visage de la lettre », l’écriture « en miroir » qui fait prendre conscience de la très imparfaite vision de nous-même que renvoie notre reflet, Ito Ogawa magnifie toutes les composantes des échanges épistolaires dans ce récit plein d’empathie et de sympathie – pas seulement pour les mots, mais aussi voire surtout pour les êtres.

  • Compagnie

    « Et une œuvre d’art a beau être belle, poétique, riche d’effets et intéressante, ce n’est pas une œuvre d’art si elle n’éveille pas en nous cette émotion toute particulière, la joie de nous sentir en communion d’art avec l’auteur et avec les autres hommes en compagnie de qui nous lisons, voyons, entendons l’œuvre en question. »

    Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ?

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    La Nativité, 1400–1500, Pays-Bas Utrecht © 2007 Musée du Louvre / Pierre Philibert

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    Bonne fête de Noël à toutes & à tous !

    Je vous souhaite une fin d'année en douceur
    et vous donne rendez-vous sur T&P l'an prochain.

    Tania

  • L'art selon Tolstoï

    Qu’est-ce que l’art ? A 70 ans, Tolstoï (1828-1910) publie sa réponse à cette question qu’il se pose depuis des années. Dans l’édition « Quadrige » (4e tirage, PUF, 2020), Michel Meyer intitule sa préface « Tolstoï : un précurseur de l’esthétique moderne » – étonnant quand on pense au critère tolstoïen de la « conscience religieuse » qui fonde l’art véritable selon lui.

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    Mais sa façon d’aborder l’histoire de l’esthétique ne manque pas de pertinence : le grand écrivain russe questionne les rapports entre l’art, le beau, le plaisir, la vérité, le divertissement. « Et là, Tolstoï se révèle étrangement disciple de Bourdieu avant la lettre. Il définit l’œuvre d’art comme ce qui est reconnu ou affirmé tel par un cercle de gens, issus des classes supérieures. » (M. Meyer)

    Tolstoï s’insurge contre les sommes énormes dépensées pour « l’entretien de l’art en Russie » au détriment de l’éducation du peuple. En assistant à la répétition d’« un de ces opéras nouveaux, grossiers et banals, que tous les théâtres d’Europe et d’Amérique s’empressent de monter », il a découvert dans les coulisses des ouvriers qui travaillent « dans les ténèbres et la poussière », entendu les insultes lancées aux figurants, choristes, danseurs, musiciens par le chef d’orchestre ou le régisseur et trouvé dégradante la façon dont on les traitait.

    « Mais est-il vrai que l’art soit assez important pour valoir qu’on lui fasse de tels sacrifices ? » Est-il si précieux ? si indispensable pour l’humanité ? Pour répondre, Tolstoï cherche « où donc réside le signe caractéristique d’une œuvre d’art ». Chez divers théoriciens, il s’enquiert d’une définition de la beauté qui formerait « la matière de l’art » et n’en trouve que des notions confuses.

    Le chapitre II, « La Beauté », reprend les réponses lues dans divers ouvrages européens. Kant la décrit comme « ce qui plaît (…), sans concept et sans utilité pratique ». Les opinions sont diverses et partout « se retrouvent, invariablement, le même vague et la même contradiction. » Aussi Tolstoï distingue l’art de la beauté. Celle-ci n’ayant pas de définition objective, il faut faire abstraction de la beauté pour comprendre l’art, chercher son rôle profond.

    « Toute œuvre d’art a pour effet de mettre l’homme à qui elle s’adresse en relation, d’une certaine façon, à la fois avec celui qui l’a produite et avec tous ceux qui, simultanément, antérieurement, ou postérieurement, en reçoivent l’impression, (…) par la parole, l’homme transmet à autrui ses pensées, tandis que par l’art il lui transmet ses sentiments et ses émotions. »

    C’est pourquoi l’art est aussi important que le langage lui-même. Littérature, concert, expositions ne constituent « qu’une partie infime de l’art véritable », selon Tolstoï, celui-ci intègre aussi les berceuses, les danses, les contes, le mime, les offices religieux… « A toute époque, et dans toute société humaine, il y a un sens religieux de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, commun à la société entière ; et c’est ce sens religieux qui décide de la valeur des sentiments exprimés par l’art. »

    Cette conception est liée à l’évolution personnelle de Tolstoï, pour qui le christianisme indique le chemin vers les humbles ; elle varie selon les sociétés, les époques. Il pourfend le « faux art » qui se répand en Europe, les théories esthétiques modernes justifiant « la fausse position dans laquelle vit une certaine partie d’une société ». Il en résulte une scission entre l’art du peuple et celui des « délicats. » Or « l’oppression des masses » est une condition nécessaire à cet art inintelligible pour le peuple.

    L’art qui s’éloigne des « plus hauts sentiments de l’humanité, c’est-à-dire ceux qui découlent d’une conception religieuse de la vie » est un leitmotiv de Qu’est-ce que l’art ? Tolstoï ne cesse d’y reprocher leur oisiveté aux privilégiés, coupables de la « perversion » de l’art. Ses conséquences sont l’appauvrissement artistique, la recherche de l’obscurité – qu’il illustre en citant Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Maeterlinck ! – et la « contrefaçon de l’art ». Pour satisfaire leur public, les créateurs recourent aux emprunts, aux ornements, aux effets « de saisissement » et à « l’excitation de la curiosité ».

    Aux symbolistes, il reproche d’être inaccessibles à la compréhension de tous. L’œuvre de Wagner est pour lui le « modèle parfait de la contrefaçon de l’art » : le récit du spectacle auquel il a assisté à Moscou, la seconde journée de L’Anneau du Nibelung, est une satire très drôle – « C’est comme si on ressentait, indéfiniment, un espoir de musique, aussitôt suivi d’une déception. »  Les critiques de Tolstoï, si elles surprennent quand il évoque ses contemporains les plus fameux, semblent bien s’ajuster aux productions de certains faiseurs de l’art actuel. « Prenant dans la société le rôle d’amuseurs des riches, ils perdent tout sentiment de la dignité humaine. » L’art comme divertissement, il le pressentait, avait de beaux jours devant lui.

    J’ai souvent sursauté aux propos excessifs. Pour Dominique Fernandez (Avec Tolstoï) qui m’a encouragée à lire cet essai où, « âne bâté ou prophète », Tolstoï « s’acharne à défendre des points de vue choquants pour la majorité de ses lecteurs et admirateurs. » Mais Qu’est-ce que l’art ? témoigne d’une volonté réelle de comprendre le sens de l’art et de démasquer les procédés trompeurs. Tolstoï garde espoir dans l’art véritable, vital, et aussi dans la science qui montrerait « comment nous pouvons profiter des biens de la terre sans écraser pour cela d’autres vies humaines, et quelle doit être notre conduite à l’égard des animaux » – son humanisme est sincère et profond.