Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 110

  • L’Italie en Topolino

    Après avoir raconté sa traversée des Alpes d’est en ouest, Paolo Rumiz continue La légende des montagnes qui naviguent (2007, traduit de l’italien par Béatrice Vierne, 2017) avec l’exploration en profondeur des Apennins. Son article enthousiaste dans la Reppublica sur le chantier du tunnel ferroviaire pour la ligne à grande vitesse (Turin - Milan - Bologne -Florence - Rome - Naples – Salerne) lui a valu plein de protestations.

    Rumiz carte des Apennins.jpg
    Apennins — Wikipédia (wikipedia.org)

    « Sources privées d’eau, torrents vides, nappes phréatiques à sec, bref, une saignée qui, en quelques années à peine, avait volé aux Apennins cent vingt millions de mètres  cubes d’eau, soit cinquante litres à la seconde. […] On me citait des ouvrages ferroviaires gigantesques, désormais abandonnés, et qu’on laissait dévaster le territoire. […] Désormais, tout était clair. Je devais revenir sur mes pas, naviguer sur les Apennins, encore plus en profondeur que je n’avais fait sur les Alpes. »

    Une fois sa « montagne de notes » reportées sur les côtés de sa carte d’Italie, il lui faut trouver l’engin idéal. Ce sera une « petite chèvre mécanique » italienne, une Topolino de 1953, décapotable, qu’un Bolognais, Righi, met à sa disposition – « Le nec plus ultra. » Elle s’appelle Nerina, elle est bleue, « une petite bête nerveuse, taquine », affirme son propriétaire. Rumiz réapprend à la conduire avant de commencer son « voyage tout en courbes, dans le ventre mou du pays ».

    Des dizaines de lettres lui ont signalé des endroits à voir, des adresses où loger, Righi y ajoute celles d’amateurs de Fiat au cas où l’arsenal des pièces de rechange ne lui suffirait pas. Les Apennins sont méconnus. « Et pourtant, les Alpes ne sont que la corniche extérieure du pays. Alors que les Apennins, eux, en sont l’âme, l’estomac, la colonne vertébrale. » Comme dans la première partie de son livre, Rumiz raconte son voyage, de Savone au Capo Sud, en huit chapitres.

    En route donc pour l’Italie en Topolino. Albano Marcarini, « le meilleur navigateur du pays », accompagne « l’ouverture » en lisant un guide de 1896. Quand il a débarqué du train à Savone, il a déclaré, pour être bien clair, que leur voyage va les lancer « à la recherche des routes perdues ». Départ sous les nuages et dans le vent. Montées, descentes. Soleil, brouillard. Tout le monde s’arrête pour regarder passer la mythique Topolino. Dans « un crépuscule couleur de mandarine », ils descendent dans un hameau où l’auberge est tenue par le curé, Luciano. En 1952, « quand ils ont fait la route », raconte celui-ci, l’asphalte a entraîné les gens ailleurs, « un aspirateur omnivore qui a balayé tout un monde ».

    Et c’est parti : rencontres, histoire, légendes, musique, plats goûteux et arrosés, hébergement… Albano laisse la place à un nouveau guide, un bibliothécaire passionné d’histoire locale et aussi d’Hannibal. Il faut aussi trouver de l’aide quand la voiture a « une fuite », chez le beau-père d’un ami, ou téléphoner à Righi – pas de dynamo de secours, il faudra attendre que la pièce arrive. « Je n’ai pas encore compris que les haltes forcées sont la bénédiction du voyageur. »

    Une femme l’emmène dans sa Jeep voir le Val Nure, lui montre toute la beauté de cette région où elle vit et où ses cendres seront dispersées – « la vallée resplendit et révèle un réseau complexe de campaniles, de villages, de parois, de bois de hêtres, de petits éboulis. » Au retour, la dynamo est arrivée mais pas encore en place. La Topolino attire et on se parle.

    Des femmes élèvent des troupeaux pour perpétuer la tradition de l’agneau de Zeri et résister à l’indifférence des instances politiques, aux jalousies, à « la honte imbécile des beaufs italiens vis-à-vis de leurs origines paysannes », à la grande distribution. Il leur faut tenir le loup à l’œil. La plupart des femmes rencontrées par Rumiz dans les campagnes viennent des pays de l’Est. Ce sont les « auxiliaires de vie », les seules qui se déplacent à pied – « En Italie, il n’y a que les étrangers qui marchent. » Les Apennins « sont une institution de soins et, sans les douces demoiselles de l’Est, ils deviendraient un cimetière. »

    A chaque étape, la carte étalée sur une table facilite les rencontres. On lui indique un hameau, un ermitage, un détour se dessine. Les problèmes se précisent : l’eau, l’ours, l’abandon des campagnes surtout, dans l’indifférence voire le mépris de ses propres richesses – les « tratturi » (routes des troupeaux) ont été remises en état grâce aux fonds européens puis négligées. Il ne reste que des panneaux.

    Quand on croise une Ape, conduite par un vieux, on s’arrête. L’homme partage son pique-nique. « Autour de nous, le silence et les petits oiseaux. Des moments parfaits, qui valent un voyage. » Nicolas Bouvier a écrit L’usage du monde en 1953-1954, la plupart du temps dans une Topolino. Un des livres de chevet de Paolo Rumiz, devenu à son tour une « âme sans frontières ».

  • Col du Brenner

    la légende des montagnes qui navuguent,récit,littérature italienne,alpes,slovénie,croatie,italie,suisse,france,montagne,marche,vélo,histoire,rencontres,culture,rumiz« Le Brenner, arrêt pour changer de locomotive ; l’engin écarlate des chemins de fer autrichiens ronronne déjà sur la voie de dégagement. J’ai toujours aimé cet endroit. Les gares des grandes lignes me plaisent ; elles ne cherchent pas à se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas. Au Tyrol du Sud, le Brenner, avec ses auberges pour routiers et ses chasse-neige déjà prêts au mois d’août, est le lieu qui échappe mieux qu’un autre à la préciosité monotone des villages de la région. Ortisei, Caldaro, Dobbiaco, Castelrotto : je ne les aime plus. Trop de saunas, trop de géraniums aux balcons. Au col du Brenner, en revanche, je me sens bien. Tout est resté pareil, imprégné de légende. Avec la vieille route de Goethe, qui serpente sur les deux versants, extraordinairement vide grâce à la proximité de l’autoroute.

    la légende des montagnes qui navuguent,récit,littérature italienne,alpes,slovénie,croatie,italie,suisse,france,montagne,marche,vélo,histoire,rencontres,culture,rumiz

     

    Les maisons des cheminots sont restées les mêmes, à la lisière de la forêt. Nous y venions en vacances, quand j’étais petit, et le matin je partais cueillir des champignons avec un cheminot originaire de la Romagne, Secondo Zanarini. C’était un grand gaillard, toujours très ému avant de cueillir avec le plus grand soin un bel exemplaire d’oronge, de bolet ou de cèpe. »

    Paolo Rumiz, La légende des montagnes qui naviguent

  • Rumiz dans les Alpes

    La légende des montagnes qui naviguent (2007, traduit de l’italien par Béatrice Vierne, 2017) de Paolo Rumiz correspond à ce que j’écrivais ici pour conclure ma première lecture du journaliste et écrivain-voyageur italien (né en 1947) : « Ni cours d’histoire ni cours de géographie, Aux frontières de l’Europe est une succession d’expériences et surtout de rencontres. Raconter, écouter, apprendre, comprendre. « Chemin faisant. » »

    paolo rumiz,la légende des montagnes qui navuguent,récit,littérature italienne,alpes,slovénie,croatie,italie,suisse,france,montagne,marche,vélo,histoire,rencontres,culture

    Cette fois, le « fils de ce vent qu’on appelle la bora » a entrepris dans les Alpes et dans les Apennins, « le cœur du monde euro-méditerranéen », une « traversée en zigzag de huit mille kilomètres, soit la distance de l’Atlantique à la Chine », entre le printemps 2003 et l’été 2006. En terminant le dernier chapitre sur les Alpes (Du Grand Paradis à Nice), j’ai déjà envie de vous en parler avant d’entamer la lecture de la seconde partie.

    Une carte est utile pour suivre ce voyage de l’est vers l’ouest. Le récit commence en Croatie sur un bateau, « dans la baie de San Giorgio dans l’île de Veglia – en croate, la baie de Sveti Juraj dans l’île de Krk ». La première destination : le Montemaggiore ou l’Ucka. « Tout à coup, dans la bourrasque, tout devint clair. Les comptes étaient bons, nos chœurs de montagnards chantés en mer devenaient une cosmogonie, la perception d’une genèse. Mais évidemment ! Nous étions en train de naviguer sur les Alpes ! »

    Braudel parlait de la Méditerranée comme d’une « mer de montagnards », un espace où les bergers deviennent capitaines de vaisseau. Avec ses compagnons, Paolo Rumiz vagabonde « dans l’archipel du vent ». Il est de Trieste, « le seul endroit d’Italie d’où l’on peut voir les Alpes de l’autre côté de l’eau ». Embarquons donc pour la Croatie, l’Autriche, la Suisse, l’Italie, la France.

    Eté 2003, « une chaleur à crever ». Avec un guide natif de Fiume, « une ville parfaite » où l’on peut escalader les Alpes le matin et le soir tremper ses pieds dans la mer, il cherche sur une carte « le commencement des Alpes » qui ne figure dans aucun guide.  « Décollage à la verticale » sur un petit escalier qui mène aux pentes « envahies d’arbustes épineux qui avaient jadis été des vignes ». Une montée lente, « avec le plaisir clandestin d’une aventure à deux pas de chez nous, absolument seuls sur une route jalonnée d’antiques bornes » (la via Carolina, « grandiose et oubliée »).

    Dans le bourg de Vrata, personne ne sait où elles commencent les Alpes. Une vieille dame en noir les envoie chez une amie, celle-ci chez la maîtresse d’école, qui les envoie chez un géographe, professeur à l’université de Zagreb, mais « géographe marin », leur dit-il – « Les Croates ne savaient pas qu’ils appartenaient à une nation alpine, donc nous fûmes obligés de leur expliquer. »

    En 2005, Rumiz est au cimetière militaire de Redipuglia pour exaucer le vœu de Carlo Orelli, dernier témoin de la première guerre mondiale, qui venait de mourir à cent dix ans. Les fascistes ont construit ce cimetière en 1938 pour plus de cent mille soldats italiens morts au front durant la Grande Guerre. Puis le voilà à bicyclette à Caporetto en Slovénie pour nous parler des ours qui descendent jusque dans les jardins de la vallée, si nombreux (de quatre à six cents) qu’ils fuient en Italie, profitant des alpages abandonnés.

    Ainsi se tisse peu à peu La légende des montagnes qui naviguent. A la description du chemin, des aléas du voyage, se mêlent l’histoire et l’actualité, les bergers et les chasseurs, les ours et les marmottes, les anecdotes, la réflexion sur l’évolution des modes de vie, la résistance des montagnards, la fuite en avant des promoteurs. Rumiz ne cache pas sa colère contre les dérives contemporaines, l’abandon des territoires et de leurs habitants au profit du tourisme et des loisirs, en Italie surtout, où tant de choses ne fonctionnent plus, où des villages se retrouvent privés d’eau, pompée au profit du ski d’été même là où les glaciers périssent du réchauffement climatique.

    Comme en montagne, il faut prendre son temps pour avancer dans ce livre tant il est dense. L’érudition de l’auteur est telle que j’ai bientôt renoncé, pour ma part, à approfondir toutes les allusions géographiques, historiques et sociales qu’il y brasse, pour suivre simplement son rythme. Tous ces arrêts sur image du présent ou du passé ne sont pas des digressions, mais l’exploration de ce qui fait l’âme du monde alpin au début du XXIe siècle.

    Le sel de l’aventure, ce sont les rencontres, fortes, parfois de hasard, parfois des rendez-vous : des gens racontent, se souviennent, témoignent. Comme ce vieillard « aussi heureux qu’un rongeur » avant l’hiver, accumulant tout ce qu’il peut même s’il suffirait de descendre au magasin : « Si je fais des provisions, je suis mieux à même d’affronter la saison du repos, de la lecture, du recueillement. »

    L’homme au violoncelle vieux de plus de quatre siècles dans la forêt de Paneveggio – « Depuis toujours, les arbres qu’on écoute sont des arbres morts » – à la recherche du « sujet parfait » : il plante son instrument dans le tronc d’un bel arbre abattu pour écouter la résonance, puis dans un arbre vivant, émerveillé. Ryszard Kapuściński, « le plus grand reporter de l’après-guerre », si gentil avec tout le monde, remerciant sans cesse : « Si tu ne montres pas ton respect pour les autres, tu te fermes toutes les portes. » 

    paolo rumiz,la légende des montagnes qui navuguent,récit,littérature italienne,alpes,slovénie,croatie,italie,suisse,france,montagne,marche,vélo,histoire,rencontres,culture

    De chapitre en chapitre, voilà Rumiz au Mont Rose puis au Mont Blanc, où l’on entendait à nouveau les ruisseaux après qu’on avait dévié la circulation des poids lourds à la suite de l’incendie dans le tunnel en 1999 (ils y sont revenus). Hommage à Ulysse Borgeat, ancien gardien du refuge du Couvercle  et « papa des alpinistes ». Du Val d’Aoste à Nice, le dernier chapitre m’a particulièrement accrochée – résonances particulières à l’évocation d’une région que l’on a fréquentée. Une pause et on continuera : rendez-vous dans les Apennins.

  • Au-dessus de Vienne

    Flem Freud Hachette.jpg« Lorsque ses enfants* l’accompagnent, Freud égaye leur marche en racontant des histoires. Ils affectionnent particulièrement celle de la grand-mère du diable qui, donnant une réception, avait préparé sur un plateau son plus beau service à café, qu’elle laissa tomber juste au-dessus de Vienne, en survolant un quartier qui se nommait Franzjosefkai et qui depuis compte sur ses toits un nombre très important de cheminées et de motifs divers. »

    Lydia Flem, La vie quotidienne de Freud et de ses patients

    *Source : Martin Freud, Freud, mon père, 1975
    Illustration : Couverture originale, 1986

  • Freud au quotidien

    De Lydia Flem, écrivaine et psychanalyste, paraît en 1986 (à 33 ans) La vie quotidienne de Freud et de ses patients. Freud (1856-1939) y est montré tour à tour comme un « docteur invraisemblable », un professeur dont le cabinet d’analyse attire bien des patients, un Juif viennois, un amoureux, un amateur de champignons et de fraises des bois... L’essai sur ce « maître du quotidien » – il a montré l’attention que méritent les faits de tous les jours, la vie privée – s’ouvre sur un plan de sa maison et un plan de Vienne qui permettent de situer le fameux numéro 19 de la Berggasse.

    lydia flem,la vie quotidienne de freud et de ses patients,essai,littérature française,freud,psychanalyse,vienne,juifs,culture

    Les débuts de la psychanalyse se sont heurtés au scepticisme de la Société psychiatrique de Vienne. Freud invente « la réalité psychique » où lapsus, rêves, actes manqués, jeux de mots, mobiles cachés jouent dans les coulisses de la conscience. Lecteur des grands classiques de la littérature occidentale, il croit intuitivement au « pouvoir thérapeutique » des mots et renoncera peu à peu à « l’arsenal médical classique de son temps ».

    Lydia Flem raconte comment le Dr Freud, neurologue à la barbe bien taillée, aux vêtements « stricts et bien coupés », l’allure bourgeoise, le regard « vif, pénétrant et grave », se rend le premier mai 1889 dans une pension chic chez une grande dame, « Emmy von N. », qui lui demande de la laisser raconter ce qu’elle a à dire : la « scène primitive » de ce qui allait devenir la psychanalyse et initier la « règle de tout dire ».

    Des scènes de rencontre alternent avec l’histoire des différentes périodes de la vie de Freud, les chapitres suivent un ordre chronologique. On fait connaissance avec sa famille, avec ses amis, et surtout avec ses patients – ceux, celles qui font le voyage à Vienne pour s’allonger sur le divan du professeur – et bientôt ses disciples. A la fin de l’essai figurent des repères chronologiques pour situer les patients les plus connus et aussi le rythme de travail de l’analyste (onze patients par jour en 1913, six en 1924, quatre en 1938-1939, les dernières années).

    La vie quotidienne de Freud et de ses patients s’appuie sur une documentation fournie sans pour autant ressembler à un pensum. Ce pourrait être la vie d’un personnage de roman tant il y a de la matière, et des personnages secondaires hauts en couleur. Lydia Flem l’aborde de façon très concrète, propose des portraits, des dialogues, des extraits de correspondance. Le récit décrit des déménagements, des ambiances, des contextes sociaux et politiques, des séances d’analyse, des repas en famille, des vacances… Comme l’écrit Fethi Benslama dans sa préface à la réédition au Seuil en 2018, sa démarche « allie histoire et littérature ».

    Les lecteurs découvrent les statuettes collectionnées par Freud et posées sur son bureau, qui intéressent souvent ses patients ; ses rendez-vous fidèles pour jouer aux cartes avec quelques proches ; ses habitudes (cigares, promenades, cafés viennois). Les complicités et les rivalités. Ses rapports avec le judaïsme. Le goût de lire et le goût d’écrire.

    Dans le chapitre « Vienne entre deux séances », Lydia Flem s’arrête sur « Arthur Schnitzler, son double ». Comme Freud, le Dr Schnitzler a « fait sa médecine », ils ont des amis communs. Freud lit ses œuvres, envie le pouvoir des poètes. Il lui avouera l’avoir évité « par une sorte de crainte de rencontrer [son] double ». Lui-même se dévoilait peu et c’est à un visiteur, le poète Giovanni Papini qui n’est « ni un patient, ni un collègue, ni un disciple, ni un parent », qu’il confie, en 1934, être devenu un scientifique « par nécessité et non par vocation » plutôt qu’un artiste, un destin réalisé de manière indirecte en restant « un homme de lettres sous les apparences d’un médecin. »