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  • Musiques du monde

    Hubert Haddad possède l’art de nous immerger dans un univers différent à chacun de ses romans et d’y glisser, chaque fois, la contemplation, la douleur et l’interrogation du monde. Après le Japon du Peintre déventail et de , Premières neiges sur Pondichéry (2017) nous emmène en Inde du Sud, à la suite de Hochéa Meintzel, un violoniste de renom qui vient de quitter Israël pour toujours.

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    A Chennai, l’ancienne Madras, il débarque au milieu des odeurs, la tête encore emplie des sons de Jérusalem où, déjouant les espoirs de paix, « rien n’est advenu que violence, rancune et spoliation. » L’ombre de Samra, sa fille adoptive, a bien tenté de le retenir, mais il laisse derrière lui « une vie d’espoir et de colère » : « Je ne suis plus Israélien et je ne veux plus être juif, ni homme, ni rien qui voudrait prétendre à un quelconque héritage. »

    Une interprète est venue le chercher à l’aéroport : Mutuswami est émue d’accueillir le vieux musicien, de s’asseoir près de lui dans le taxi, de voir son étui à violon sur ses genoux. « Vous êtes bien jeune. Et musicienne, je l’entends à votre voix… » Elle a tout fait pour être choisie comme accompagnatrice par le Centre de recherche de l’Académie de musique. Meintzel avait refusé toutes les sollicitations durant ces dernières années – « A quoi bon ajouter du bruit au bruit quand le silence est si précieux » – avant d’accepter cette invitation.

    Dans sa chambre d’hôtel, les bruits de Chennai refluent tandis qu’il rêve de Jérusalem et que revient son cauchemar : l’explosion, une pluie de sang, des sirènes d’ambulance. Le violoniste se souvient d’un jeune boursier du Kerala venu suivre son enseignement à l’Académie de musique de Jérusalem. Nandi-Nandi, un étudiant affable, à la peau noire cuivrée, ne comprenait rien à la société israélienne : « Il y voyait un système de castes bien plus complexe qu’en Inde avec un tiers de parias, dits Palestiniens ». Il était amoureux de sa fille – « C’était avant l’attentat, avant que lui-même cessât d’aimer la lumière du jour sur le visage des jeunes filles. »

    Hochéa Meintzel est habité par le passé, le souvenir de Samra qui « s’était juré d’être fidèle à la musique jusqu’à sa mort », les images de son enfance à Lodz, en Pologne, avant de se retrouver à la rue des Rosiers à Paris, seul survivant du carnage. « Pourquoi faut-il infiniment traverser le même drame ? » Tous les visages des occupants de l’autobus qui descendait la rue du Carmel, un matin de juillet, vingt-sept ans plus tôt, lui semblent « d’une proximité hallucinante ». Semi-inconscient pendant des mois, il avait longtemps espéré que Samra ait survécu.

    Dans la vieille Ambassador qui roule en direction de Pondichéry, Mutuswami se dit jaïniste, « une jaïna émancipée ». Hochéa l’interroge. Une semaine d’immersion musicale à Chennai lui a permis d’écouter des musiques de l’Inde et leurs « infinies variations ornementales ». Mutuswami lui décrit le paysage, les gens, le grand hôtel Kandjar. Ils se promènent sur le front de mer dans le bruit des vagues et des écoliers, des charrettes du marché. Près de la statue de Gandhi, un homme reconnaît Mutuswami, elle présente Hochéa à Anandham qui leur offre des glaces et fait la cour à la jeune femme.

    Le lendemain, elle monte chercher le violoniste : « Il neige sur Pondichéry ! » Le vieil homme sent sur son visage « un baiser froid de spectre », on dirait de la neige, en fait c’est une pollution au phosphore due à un naufrage, de la mousse que la tempête déchiquète. Mutuswami n’est pas obligée de rentrer à Chennai et propose de lui servir de guide encore quelques jours, elle aimerait l’emmener à Kochi : « c’est si beau, le Kerala, je vous raconterais ».

    Au premier tiers du roman, les thèmes sont en place : la musique, la violence, la mort, les souvenirs d’Israël et l’interrogation du judaïsme mêlés à la découverte de l’Inde à travers ses parfums et ses sonorités. « Hier est une tombe fraîche où tous les jours se désagrègent, et demain n’y rajoutera qu’un peu de terre. Mais l’heure est tranquille. »

    Nuit et jour, Meintzel est un homme qui écoute, un homme qui se souvient, un homme qui accueille encore la vie, parfois malgré lui. Hubert Haddad, dans Premières neiges sur Pondichéry, raconte et décrit beaucoup. Son récit très poétique porte le flux et le reflux du questionnement intérieur en même temps qu’il ouvre aux émotions des rencontres et des échanges.

    Interrogé sur le style, Haddad écrivait ceci, en 2013 : « Le style c’est l’autre, oserait-on même avancer, la reconstitution par le lecteur des valeurs d’expression et de conception, nécessairement intriquées, mises en jeu dans le texte, sachant qu’il n’existe guère, dans aucune langue, un récit, une nouvelle ou un roman qui ne soit pas subrepticement poème. »

  • Ce que nous sommes

    Alameddine 10-18.jpgAlameddine an-unnecessary-woman-by-rabih-alameddine.jpg« Dans un de ses essais, Marías suggère que son œuvre traite autant de ce qui ne s’est pas passé que de ce qui s’est passé. En d’autres termes, la plupart d’entre nous pensons que nous sommes ce que nous sommes en raison des décisions que nous avons prises, en raison des événements qui nous ont façonnés, des choix de ceux de notre entourage. Nous considérons rarement que nous sommes aussi façonnés par les décisions que nous n’avons pas prises, par les événements qui auraient pu avoir lieu mais n’ont pas eu lieu, ou par les choix que nous n’avons pas faits, d’ailleurs. »

    Rabih Alameddine, Les vies de papier

  • Une traductrice

    Entrer dans Les vies de papier de Rabih Alameddine (2013, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, 2016), c’est découvrir d’abord, sous une couverture illustrée de rayonnages et de piles de livres, un titre original qui pose l’accent autrement : An Unnecessary Woman. (Ci-dessous, quelques variantes en couverture.) Alameddine, peintre et romancier, partage sa vie entre San Francisco et Beyrouth – la ville où vit et écrit son héroïne, cette femme inutile ou superflue : Aaliya, une traductrice.

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    La première des citations mises en épigraphe est de Pessoa, un de ses auteurs de prédilection : « Et que je suis de la dimension de ce que je vois / Et non de la dimension de ma propre taille ». Le souci présent d’Aaliya, 72 ans, deux verres de vin aidant, c’est d’avoir mis trop de produit pour donner un peu d’éclat à ses cheveux – les voilà bleus ! A la fin de l’année, tandis qu’elle relit la traduction qu’elle vient d’achever, elle pense à Hannah, sa « seule intime », qui lui offrait « ce cadeau si rare : son attention pleine et totale ».

    Cela fait cinquante ans qu’Aaliya entame une nouvelle traduction le premier janvier ; elle a traduit 37 livres en cinquante ans : « Des livres dans des cartons – des cartons remplis de papier, des feuilles volantes de traduction. C’est ma vie. » La littérature est son « bac à sable ». Son problème, c’est le monde à l’extérieur. « La littérature m’apporte la vie, et la vie me tue. » Elle vit seule, par choix.

    Tombée amoureuse de l’arabe à quatorze ans, « la plus difficile des langues » selon son professeur, elle a appris à l’école coranique d’abord à écouter les mots, leur magie : « Ecoutez le rythme, écoutez la poésie. » Son père l’a « nommée Aaliya, l’élevée, celle au-dessus. » Il est mort avant ses deux ans, laissant sa mère de 18 ans veuve ; ensuite elle a épousé le frère de son mari, d’où cinq demi-frères et sœurs dont aucun n’est proche de la fille aînée.

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    Aaliya se sent dans cette famille un membre superflu, un « inutile appendice ». Mariée à 16 ans, répudiée à 20 par un « moustique amolli à la trompe défaillante » que deux autres mariages ont laissé sans enfants, elle est restée dans l’appartement des années cinquante qu’ils louaient à un propriétaire beyrouthin – un homme généreux jusqu’au départ de son mari, mais interdisant à sa fille Fadia d’avoir le moindre contact avec elle, une fois divorcée. « Mon foyer, mon appartement ; j’y vis, je m’y déplace, j’y ai mon existence. »

    En 1982, pendant le siège de Beyrouth par les Israéliens, beaucoup de ses habitants ont fui sauf ceux qui, comme elle, n’avaient nulle part où aller. Aaliya dormait avec une kalachnikov à côté d’elle, qu’elle a dû brandir un jour contre trois soldats, mais c’est Fadia qui les mis en fuite dans l’escalier en tirant dans un sac de sable. Ce fut la fin du harcèlement familial pour qu’elle cède son appartement au frère aîné.

    Aaliya se raconte peu à peu, mêlant à tout ce qu’elle observe ou ressent des citations, des vers, des anecdotes littéraires – la compagnie des écrivains est ce qui lui réussit le mieux, d’autant plus qu’elle dort mal, « le don sacré » du sommeil est ce qui lui manque le plus. Les digressions sont nombreuses. A Javier Marías, dont elle adore l’œuvre, elle reprend une façon de définir la vie qu’elle trouve très juste : ce qui ne s’est pas passé nous façonne autant que ce qui s’est passé.

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    C’est malgré lui, grâce à sa belle-soeur Hannah dont le libraire était parent, que celui-ci l’a engagée et qu’elle est devenue pour tous « le visage » de sa librairie – deux autres candidates plus jolies qu’elle ne s’y étant pas présentées. Quand il est mort, quatre ans plus tôt, elle a hérité, de la librairie aussitôt fermée et vendue, du grand bureau en chêne verni foncé qui a fait « sa grandeur » et sur lequel elle travaille.

    Dans le récit de cette femme solitaire et farouchement attachée à sa solitude apparaissent bien sûr, constamment présents, les auteurs aimés, lus et traduits, des compositeurs qu’elle a appris à écouter, et aussi certains visiteurs de la librairie, des parents souvent inopportuns – ce sera terrible quand on voudra lui imposer la garde de sa mère, qu’elle refuse, ce dont elle se sent coupable même si celle-ci n’a jamais eu d’égards pour elle – et « les trois sorcières », trois femmes dont elle perçoit les allées et venues dans l’immeuble.

    Fadia, qui a hérité de l’immeuble, reste distante, mais lui laisse régulièrement un bon plat préparé devant sa porte. Elle s’est souciée de sa survie chaque fois que la guerre a privé les Beyrouthins d’électricité, de vivres dans les magasins. Elle est venue à son secours quand le frère aîné la tourmentait. Elle fréquente quotidiennement Joumana et Marie-Thérèse, ses voisines du dessus et du dessous.

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    Beyrouth, leur ville, tient son rôle dans Les vies de papier, Prix Femina étranger 2016, avec ses rues bruyantes et ses coins calmes, le musée national, ses commerçants et ses mendiants. Passionnée des mots, Aaliya pratique une méthode bien à elle : excluant les écrivains français et anglais dont beaucoup de Libanais connaissent la langue, elle traduit en arabe non à partir de l’original, mais de la traduction française et de la traduction anglaise. « Mes traductions ne sont pas du champagne et elles ne sont pas non plus du thé au lait. – De l’arak, peut-être. »

    Pessoa encore : « La seule attitude digne d’un homme supérieur, c’est de persister tenacement dans une activité qu’il sait inutile, respecter une discipline qu’il sait stérile et s’en tenir à des normes de pensée philosophique et métaphysique, dont l’importance lui apparaît totalement nulle. » (Le livre de l’Intranquillité) C'est ainsi pour Aaliya : « Je suis où il faut que je sois. »

    J’ai beaucoup aimé me mettre à l’écoute de cette femme peu commune, « délirante » et lucide, vieillissante et volontaire, partager ses lectures et ses souvenirs. Je ne vous dirai rien de la fin sinon que je l’ai trouvée très belle. Une « épiphanie ».

  • Instinct

    Baronian Boulevard_Léopold_II.jpg« Ah ! mon instinct.

    Qu’est-ce qu’il était nase, mon instinct ! Est-ce qu’il avait jamais vu venir quoi que ce soit ?

    J’ai soudain compris que j’étais déjà arrivé au boulevard Léopold II et que je me dirigeais vers le parking souterrain du ministère de la Culture. Une carte magnétique spéciale me permettait d’y entrer à tout moment et d’aller me garer à un emplacement qui m’était réservé depuis belle lurette et que signalait un écriteau sur lequel était marqué le numéro d’immatriculation de ma voiture. Mais j’ai eu beau introduire et réintroduire ma carte magnétique dans le poteau d’accès au parking, la porte ne s’est pas ouverte.

    En pestant, j’ai fait marche arrière et je me suis mis à sillonner les rues environnantes. Un long quart d’heure s’est écoulé avant que je ne réussisse à me garer. Je ne savais pas trop où j’étais. En tout cas, un quartier assez populaire où je ne me souvenais pas d’avoir mis les pieds auparavant. »

    Jean-Baptiste Baronian, Le mauvais rôle

    Photo : Boulevard Léopold II en direction de la basilique de Koekelberg (Wikimédia Commons)

     

  • Le mauvais rôle

    Jean-Baptiste Baronian commence Le mauvais rôle à la manière d’un polar : convoqué à la direction des ressources humaines, au dernier étage d’un immeuble bruxellois, Alex Stevens, 45 ans, fonctionnaire au ministère de la Culture, se retrouve en face de Sébastien Delage, qu’il a connu à la faculté de droit, pour un interrogatoire inattendu. Le type au regard fuyant – l’avait-il déjà à cette époque ? – lui montre une photo de lui au restaurant en compagnie de Bénédicte Bracke, directrice des Bibliothèques publiques. Elle a disparu.

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    Alex n’a plus de nouvelles de Bénédicte depuis leur récente rupture, et il n’a aucune envie de parler de sa vie privée avec Delage dont l’attitude, la curiosité lui déplaisent. En lui-même, il enrage. Que Bénédicte n’ait plus donné signe de vie depuis une semaine n’est pas son affaire ; qu’elle soit une agente de la CIA, comme le prétend l’autre, lui paraît hautement fantaisiste.

    Dans un café portugais, où il est entré pour digérer la nouvelle, il rumine tristement ses idées noires depuis qu’elle lui a annoncé vouloir se ranger, se marier avec un autre : « Vingt et un jours de dépit, de regret et de solitude », de « lente et inexorable décomposition ». La sœur, le père de Bénédicte sont-ils au courant de sa disparition ? Il se rend chez Léopold Bracke, qui avait essayé de lui vendre un jour de faux couverts art nouveau de Henry van de Velde, mais personne ne répond à son coup de sonnette.

    C’est alors que surgissent deux hommes, un gros et un maigre, qui l’obligent à les suivre et l’embarquent dans une Mercédès, le conduisent de l’autre côté du canal, à Vilvorde, jusqu’à un sinistre bâtiment à moitié en ruines. Dans une espèce de cage de verre tout équipée, ils l’interrogent sur les raisons qui l’ont amené à contacter Léopold Bracke, puis sur son rendez-vous avec Sébastien Delage – Alex ne comprend rien à cette histoire de fous ou d’espions. Autant leur mentir : il déclare qu’il vient d’être licencié.

    La « stratégie du mensonge » va entraîner Alex Stevens dans une succession de péripéties ou plutôt un engrenage de situations compliquées, jusque dans son propre appartement. Il se sent surveillé, ne sait pas pourquoi, et sa crise personnelle depuis que Bénédicte l’a quitté prend rapidement l’allure d’un effondrement général.

    L’auteur du Dictionnaire amoureux de la Belgique, dans ce court roman d’une bonne centaine de pages, nous balade à travers Bruxelles, ses bureaux, ses cafés, ses rues, à la suite de son héros en perdition. L’intrigue, vaguement policière au début, genre série B, convoque tour à tour l’improbable et l’étrange, et l’on pressent, plus on y avance, que Baronian nous a embarqués, nous aussi, dans un train fou. Freinera-t-il ou ira-t-il jusqu’au déraillement ?