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  • Joie d'enseigner

    A lire les Ecrits sur l’enseignement de Jacqueline de Romilly, pas de doute : professeurs français et belges, même combat ! Reçue à l’Académie Française en 1988, la grande helléniste a enseigné le grec au lycée, puis à l’Université de Lille ; elle a fait partie du jury d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, du jury d’agrégation. Professeur à la Sorbonne puis première femme professeur au Collège de France, elle parle d’expérience dans Nous autres, professeurs (1968) et L’enseignement en détresse (1991).

    C’est « l’histoire d’une désillusion – la mienne – et celle d’une évolution qui, de mesure en mesure, a sapé l’enseignement – le nôtre », déclare Romilly dans la préface où elle dénonce le jargon présomptueux qui a envahi l’analyse de la langue et des textes à l’école, le manque d’entraînement des enfants à la discipline et à l’attention, la défiance envers le savoir alors que « le savoir est formateur et représente une liberté gagnée ».

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    L’époque est au court, au rapide. A l’opposé de la lecture lente inhérente à l’enseignement littéraire. Quel beau défi ! Jacqueline de Romilly ne regrette pas d’avoir enseigné toute sa vie - « Cela a été mon bonheur et demeure à jamais ma fierté. » Elle témoigne de sa passion d’enseigner jusque dans les tâches les plus ingrates : corrections scrupuleuses, heures passées à choisir un texte ni trop difficile ni trop facile pour l’examen, combat contre l’indiscipline… Malgré la dégradation des conditions matérielles et morales du métier, l’expérience d’enseigner est incomparable : « Y a-t-il joie plus grande que de faire comprendre aux autres ce que l’on sait et ce que l’on aime ? » Les retrouvailles avec d’anciens élèves sont stimulantes. « Ce que l’on sème, dans l’enseignement, vit et se multiplie. »

    Aux matérialistes d’aujourd’hui qui haussent les épaules – à quoi bon la culture ? – Romilly répond : « D’abord parce qu’avant d’être un luxe (le moins réservé à l’argent, précisera-t-elle plus loin, le plus propre à nier et à transcender toute hiérarchie sociale), la culture est une formation. » Ses arguments en faveur de l’apprentissage du grec, véritable école de lecture, n’ont rien à voir avec le culte du passé, au contraire. « C’est retrouver, dans leur fraîcheur première, les images d’un destin qui est le nôtre, afin de pouvoir, grâce à elles, vivre et sentir le présent ou l’avenir sous une forme plus humaine. »

    Sachant qu’on la traitera de réactionnaire, l’auteur accuse, dans l’enseignement secondaire en particulier, les effets néfastes de l’égalitarisme – « un esprit généreux, mais souvent mal inspiré » - et de la politisation, l’insuffisance des crédits, le mépris des disciplines littéraires, plus menacées que les sciences. En histoire comme en littérature, les nouveaux programmes ont fait sauter le cadre chronologique ; aucune connaissance ne s’accroche plus à rien. La haine de l’élitisme – admis ailleurs, exacerbé dans le sport, « entraîne dans son sillage la ruine de la qualité de tous. » Or les Grecs distinguaient l’égalité arithmétique, qui donne à tous la même chose, et l’égalité géométrique, ou proportionnelle, qui tient compte des mérites. « Donner à tous un enseignement au rabais n’est pas une idée démocratique. »

    Romilly déplore la dégradation du français – la norme ne serait plus d’actualité, alors qu’à chaque étape de l’évolution d’une langue « correspond une certification qu’il faut connaître, maîtriser et respecter ». Trop d’élèves ne savent plus analyser une phrase. Le jargon grammatical actuel, hérité plus ou moins de la linguistique, expose les élèves déjà en manque de repères à une terminologie différente d’une discipline à l’autre, de quoi ajouter à la confusion. Le recours aux textes littéraires est désormais interdit dans l’apprentissage des langues étrangères, balayant des méthodes même là où elles donnaient d’excellents résultats. Les nouveaux manuels de français privilégient les textes non littéraires, les dossiers thématiques. « La littérature en tant que telle n’est plus nulle part à l’ordre du jour. »

    Jacqueline de Romilly prône un enseignement qui tire sa force du détour imposé aux esprits, obligés par la langue d’une autre époque, par un texte du passé, à prendre du recul, à s’extraire du temps pour se former d’abord à comprendre. Faire appel à la seule créativité des élèves, c’est les priver « du trésor des connaissances accumulées au cours des siècles ». Scandalisée par les pressions pédagogiques ou administratives qui découragent même les plus passionnés des enseignants, une voix forte rappelle les joies de la culture et le bonheur de les transmettre.

  • Cette lumière

    « C’était un automne ambré, somptueux, le monde autour de nous semblait en fête. Les branches des arbres croulaient sous le poids des fruits dorés. L’air était vaporeux, odorant, il sentait la fleur fanée. Les touristes riches et insouciants – des Américains prenant le soleil qui embaumait le moût, des Françaises élancées comme des sauterelles, des Anglais prudents et circonspects – évoluaient, comme autant de guêpes repues, dans cette lumière chaude et pesante. Le monde ne s’était pas encore barricadé comme aujourd’hui, l’Europe – et la vie – brillaient de tous leurs feux… mais les gens, qui savaient ce qui les attendait, s’empressaient de jouir de tout dans une hâte éperdue. »

     

    Sándor Márai, Métamorphoses d’un mariage

     

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  • Tout d'un mariage

    Sándor Márai est né en 1900, comme Julien Green. Quel bonheur de découvrir ce grand écrivain hongrois à travers Métamorphoses d’un mariage, un roman fascinant, et de le refermer en sachant qu’il y a toute une œuvre à découvrir, à côté de laquelle je suis passée sans le savoir jusqu’à maintenant. Il est vrai qu’il n’a été traduit en français que dans les années 1990. Du pouvoir d’un titre et d’une couverture (Livre de Poche), un beau détail d’un tableau de Vilhelm Hammershoi, Intérieur – Une fille au piano (des liens improbables se tissent d’une lecture à l’autre, mystères du hasard). 

    La première à nous raconter son histoire, c’est Ilonka. Dans un salon de thé, elle aperçoit un homme qu’elle a aimé et le montre à une amie. « Regarde cet homme, là-bas. Non, non, pas tout de suite, retourne-toi… parle-moi. Je ne veux pas qu’il me voie, je ne veux pas qu’il me salue. Voilà, ça y est, tu peux le regarder maintenant… » Elle a été sa femme, ils ont divorcé, et il fut hors de question pour elle de rester en bons termes : « Oui, je suis devenue son ennemie et je le resterai jusqu’à la fin de mes jours. » Ilonka raconte alors, dans un monologue qui constitue la première partie du roman, leur histoire, l’histoire d’un grand bourgeois et d’une femme pauvre qui a découvert que chez les riches, « tout était différent ». 

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    Péter se présente comme « un artiste sans aucune spécialité », il lit beaucoup et joue à des jeux étranges avec son ami Lazar, un écrivain, parfois même aux dépens d’Ilonka. Il considère Lazar comme le « témoin de sa vie » et son épouse comprend très vite qu’elle ne sera jamais sa véritable confidente. Elle s’en accommode. Il y a
    pire douleur, comme celle de perdre un enfant d’à peine deux ans – « la seule douleur authentique qu’on puisse éprouver dans une vie ». Il était leur seul lien, même si les apparences de leur vie mondaine, très réussie, de leur intérieur, parfaitement aménagé, de leur mode de vie policé donnent le change.
     

    Ilonka aime Péter, éperdument. Lorsqu’elle sent que son amour le gêne, ne le rend pas heureux, elle cherche à savoir d’où viennent ses silences, sa froideur. Elle va jusqu’à fouiller le portefeuille qu’un jour, son mari a oublié à la maison, pour trouver quoi que ce soit qui la mette sur la voie. Elle y trouve, près de la photo de leur fils, un morceau de ruban violet soigneusement découpé. Voilà le seul indice troublant chez cet homme qui contrôle tout à la perfection : son usine, sa maison, ses sentiments. Elle n’aura de cesse d’élucider ce mystère. Elle y arrivera. Sa belle-mère ne lui a-t-elle pas confié, un jour où elle l’interrogeait, qu’ « il existe toujours une femme, la vraie, qui vit quelque part » ? 

    On est loin du banal adultère. Péter ne s’est jamais risqué à aimer vraiment. Ilonka décide de le reconquérir, en vain. Pour Lazar, son ami est un des derniers bourgeois garants d’une grande culture, d’une civilisation même. « Si un homme comme lui,
    qui est le gardien, l’expression du sens même d’une culture… si un homme pareil s’effondre, il entraîne avec lui tout un pan d’un monde dans lequel la vie vaut encore la peine d’être vécue. »
    Un matin, Ilonka se réveille de ce rêve impossible et recommence à vivre, sans lui.
     

    Péter offre un autre éclairage sur l’échec du couple (deuxième partie). « Seuls
    les faits sont certains. A vrai dire, toutes les interprétations de la réalité ne sont que littérature. »
    Convaincu d’appartenir à « la couche supérieure de la bourgeoisie – celle des artistes et des créateurs », Péter, à son tour, fait le récit de sa vie, de son mariage, d’une éducation reçue : « Car le cérémonial qui présidait au travail, au mariage ou à la mort avait un sens profond – le maintien et la conservation de la famille et de l’ordre bourgeois. » S’il n’a pas épousé celle qu’il aimait, c’est parce que celle-ci l’a refusé. Il s’en est consolé en voyageant, puis s’est marié avec Ilonka, en tous points irréprochable, mais sans consentir à recevoir son amour. Après leur divorce, il s’est remarié, un nouvel échec.
     

    Le ton change dans la troisième partie, réservée à « l’autre ». D’origine très modeste, la seconde épouse de Péter dévoile sa stratégie : pour rendre cet homme fou d’elle, il fallait « l’affamer ». Son mariage sera une vengeance contre lui et ce qu’il représente, les bonnes manières, le luxe, et par-dessus tout, cette culture à jamais intouchable, comme disait Péter : « Mais les hommes ayant vraiment de la culture périront. On n’aura plus que des connaissances – ce qui n’est pas la même chose. La culture, ma chère, est une expérience vécue ».

    En toile de fond de toute l’œuvre de Sándor Márai, Budapest, et l’histoire de la Hongrie au XXe siècle. C’est passionnant. Un épilogue new-yorkais conclut ce roman hors du commun. L’intensité des sentiments, la volonté de les décrypter, la dissection des mentalités, tout cela est charrié dans un style oral très persuasif. Détails concrets et réflexions philosophiques, parfois misogynes, y font bon ménage. J’ai refermé Métamorphoses d’un mariage en songeant à tous les autres éclairages envisageables pour dire tout d’un mariage, si la chose était possible. Ces trois voix, en tout cas, sont le cœur battant de ces Métamorphoses.