Loin des conventions du récit d’intrigue avec ses péripéties, Virginia Woolf explore la personnalité humaine à travers les impressions et les émotions de ses personnages, auxquelles se mêlent leurs souvenirs. En 1925, quand Mrs. Dalloway est publié, le renouvellement du roman moderne est en cours : Proust a écrit les premiers tomes d’A la recherche du temps perdu ; Joyce a fait sensation avec Ulysse.
En couverture de l'édition Penguin Books 1992, un détail de
Stanley Cursiter, The Sensation of Crossing the Street, 1913
« Mrs. Dalloway said she would buy the flowers herself. » (« Mrs. Dalloway dit qu’elle irait acheter les fleurs elle-même. ») Le récit commence par cette phrase, le matin, et se terminera à la fin de la soirée que Clarissa donne chez elle. Virginia Woolf raconte cette journée du mercredi 13 juin 1923 à travers différents personnages. On suit d’abord Clarissa Dalloway dans les rues de Londres, grisée par la fraîcheur matinale : celle-ci lui rappelle l’air de Bourton (elle a grandi à la campagne) qu’elle respirait par la fenêtre ouverte, à dix-huit ans, et une remarque de son ami Peter Walsh sur la terrasse, disant qu’il préférait les gens aux choux-fleurs. Il lui a écrit d’Inde qu’il doit revenir bientôt.
Une voisine l’aperçoit de loin – Clarissa ne l’a pas vue – et lui trouve le charme d’un oiseau, même à plus de cinquante ans et très blanche depuis sa maladie. Clarissa regarde tout ce qui se passe autour d’elle : « […] what she loved ; life ; London ; this moment of June. » Elle le dit à un ami qu’elle rencontre, Hugh Whitbread : « I love walking in London. Really, it’s better than walking in the country. »
Depuis quelques années, Mrs. Dalloway attendait sur l’étagère : pas la traduction française par S. David (Livre de poche), lue et relue (chaque fois qu’une de mes élèves de rhéto choisissait Virginia Woolf sur la liste de littérature étrangère pour un exposé oral), mais l’exemplaire en anglais (Penguin Books) de la bibliothèque de maman, excellente polyglotte, qui s’était inscrite une année à un cours de littérature anglaise dans sa commune.
En marge de la description des mouvements d’un aéroplane qui va tracer des lettres publicitaires dans le ciel, ma mère a noté « Voilà ce que Papa faisait (…) » – mon père était pilote à la Force aérienne belge. Elle a écrit « Papa » et non son prénom, comme si cette note m’était destinée – elle connaissait mon amour pour Virginia Woolf. J’ai toujours pensé que ma faible connaissance de l’anglais mettait hors de portée mon rêve de la lire un jour dans sa langue originale. Cet été, je me suis attelée à ce défi, quelques pages par jour, d’abord en anglais puis en français, avec des allers-retours pour vérifier la compréhension et en cas de blocage. Quelques recours au dictionnaire, pas trop. Je ne cherchais pas à traduire mot à mot, mais à entrer dans le texte et à sentir son mouvement.
C’est fabuleux. Jamais je n’avais imaginé pouvoir me mettre au diapason d’une langue aussi rythmée, musicale, d’une narration plus fluide dans l’original que dans la traduction, avec des répétitions, des anaphores… Encore mieux qu’en français, j’ai ressenti ce que ressentent tour à tour Clarissa, puis Rezia, la femme de Septimus, puis Septimus lui-même, traumatisé par la guerre – une sorte de double inversé de Clarissa tournée vers la vie, alors que lui pense à la mort. Ce n’est qu’à la fin que leurs destins se croiseront. Tous les thèmes (vie publique, vie privée) sont présents dans ce roman génial.
Présent, passé et futur cohabitent dans la conscience. Se souvenant de sa grande amie Sally Seton, Clarissa pense à l’amour entre elles, un doux souvenir qu’elle oppose à la relation entre sa fille Elizabeth et Miss Kilman, censée l’éduquer aux bonnes manières, une femme fanatique et sectaire. De retour chez elle, Mrs Dalloway est en train de féliciter Lucy pour le brillant de l’argenterie quand on sonne à la porte – à onze heures du matin, le jour où on prépare une soirée ! Peter Walsh, son ancien amoureux, vient la voir dès son arrivée à Londres.
Il est à Londres pour régler des affaires personnelles. Il est amoureux d’une femme indienne, mariée, deux enfants. Clarissa l’invite à sa soirée, puis on le suit, lui, dans ses pensées, ses visions, ses souvenirs, ses activités du jour. Le flux de conscience, dans Mrs. Dalloway, est rendu aussi pour d’autres personnages qu’elle : Peter, le couple Rezia-Septimus, et d’autres dont nous découvrons les préoccupations au fur et à mesure de la journée dont Big Ben sonne les heures.
Durant la soirée, Clarissa joue son rôle d’hôtesse à la perfection. Peter et Sally, à qui elle a promis de revenir près d’eux, pensent à leur jeunesse. Virginia Woolf fait dire à Sally Seton qu’il n’y a « qu’une chose qui vaille la peine d’être dite : ce que l’on sent ». Une seule fois dans la traduction. Or il y a deux phrases de plus dans l’original : « For she had come to feel that it was the only thing worth saying : what one felt. Cleverness was silly. One must say simply what one felt. » (« L’intelligence est/était stupide. On doit dire simplement ce que l’on sent. »)
Lire Mrs. Dalloway, c’est le bonheur inépuisable de la redécouverte, la marque d’un chef-d'œuvre.
Commentaires
le plaisir inépuisable en effet c'est ce qui me fait relire
j'admire ce que tu as fait pour ta lecture, bravo, c'est le genre de chose que je décide mais qu'ensuite je suis incapable de faire jusqu'au bout je suis certaine que le plaisir de lecture est décuplé et sincèrement je t'envie d'être allée au bout
Je fus longtemps dans ce cas. Les quelque deux cents pages de Virginia Woolf étaient a priori plus accessibles qu'un millier de pages d'Henry James. Plaisir décuplé, oui.
C'est une chance de pouvoir le lire en version originale. Voilà qui n'est pas à ma portée, mais je peux toujours le relire en français, c'est le genre de roman que l'on n'épuise pas.
Exactement. Quelle merveille !
Ce n'est qu'avec la version anglaise que j'ai bien accroché, oui, Woolf en VO, ça vaut la peine, quand on tombe sur certains passages, on se dit que la traduction va atténuer . Bref, tu as bien fait et j'ai tellement envie de relire son oeuvre! J'en ai un autre non lu trouvé en bouquinerie, faut que j'y pense!
Il a fallu le coup de pouce maternel pour que je me décide à cette aventure. La fluidité du texte m'a époustouflée.
Beaucoup d'émotions et de souvenirs aussi pour toi!
Voilà une lecture en anglais qui, grâce à toi , me tend les bras, mille mercis.
J'avais lu Vers le Phare (To the lighthouse) en anglais il y a longtemps, mais c'est un livre auquel je n'ai pas accroché en français non plus.
Par contre Mrs Dalloway m’enchante.
Lire "La promenade au phare" en anglais, cela me tente aussi. Cent pages de plus, ce ne sera pas pour tout de suite.
Bonne lecture de "Mrs. Dalloway", Colo. As-tu une explication pour le point qu'on trouve ou pas derrière "Mrs" ? (Ici pas de point sur la couverture, mais bien dans le texte. Idem sur Wikipedia en anglais.)
Ah oui, en principe les anglais ne mettent pas de point après les abréviations, les américains oui. Aussi simple que ça...
Merci, j'avais lu cela. D'où mon étonnement de trouver le point dans l'édition britannique Penguin Books, à l'exception du titre en couverture.
Je crois que les anglais eux-mêmes finissent par s'embrouiller donc:-))
La question a déjà fait couler beaucoup d'encre, j'ai lu sur un forum que le point existait dans l'ancien anglais britannique, mais j'ai renoncé à tout lire - disons qu'il y a un certain flottement ;-)
https://www.languefrancaise.net/forum/viewtopic.php?id=11718
Chère Tania, je travaille souvent en anglais mais je ne lis pas de romans, comme si je me reposais le reste du temps. Mais votre billet me donne envie d'essayer. Et puis VW ça se mérite :-)
Cela devrait vous poser moins de difficulté qu'à moi, Zoë. Vous pourrez lire un extrait en VO et en VF jeudi, pour info.
J'ai lu ce livre en anglais, comme UV en licence de français. J'adore Proust, j'ai lu toute la recherche, mai s honnêtement, je ne mets pas à ce niveau Virginia Woolf; une de mes amies avait fait sur elle, une thèse, elle m'en a beauooup parlé; je sais qu'elle a ses fans; le meilleur pour moi serait Orlando ou Les vagues.
S'il est clair, depuis que je l'ai lu pour la première fois, que s'il n'y avait qu'un écrivain à emporter sur une île déserte, ce serait Proust, mais ce serait bien de pouvoir glisser "Mrs D" dans une petite poche - en ce qui me concerne.
(UV ? J'imagine qu'il ne s'agit pas d'ultraviolets ;-).
Ta démarche est merveilleuse, bravo et ce que tu racontes au sujet de l'annotation de ta maman sur cette édition anglaise à la magnifique couverture, est émouvant. La vie et ses surprises... Un roman lu en français il y a longtemps... Douce journée Tania, bises d'un mardi un peu caniculaire. brigitte
Merci, Brigitte. J'y ai trouvé aussi deux feuilles concernant le cours qu'elle a suivi, je garde le tout précieusement.
Les nuits sont fraîches ici, cela permet de se reposer de la chaleur de l'après-midi. Bon courage par cette canicule dans le Midi.
J'ai trouvé votre chronique très émouvante. Votre lecture de Mrs Dalloway est transcendée par le fait que vous utilisez le livre de votre mère, annoté pour vous. Un véritable plaisir de transmission.
Merci, Anne. Avoir des parents qui aiment les livres, c'est un cadeau de la vie. Maman lisait volontiers les livres que je lui recommandais, tout en faisant ses propres choix en néerlandais, sa langue maternelle, et en anglais.
Un jour je me déciderai à la relire c'est certain, tout le problème est quand ! Quel plaisir en effet que de lire cet auteur que je n'ai plus touchée depuis plus de 20 ans !! Tu m'en donnes envie en tous les cas...
Les lectures ou relectures projetées finissent en général par trouver leur heure. C'est le cas aussi pour celle en cours.
Bravo pour cette lecture en anglais ! Qui est plus, j'ai l'impression, qu'une lecture en anglais... Ah ! comme ils sont merveilleux, les livres, quand ils viennent vers leurs lecteurs !
Tu me tentes de le faire, d'ailleurs.
Merci, Marie. J'espère que tu tenteras aussi cette immersion dans la langue de Virginia Woolf. Bonne soirée !
Oui laisser des notes dans la marge ou entre les lignes pour ceux qui viennent : ce n'est plus seulement le livre qu'on ouvre mais des lectures antérieures. Émouvant.
Pour ceux qui viennent - en espérant qu'il y aura quelqu'un pour garder et lire certains de mes livres.
UV non, ce n'est pas ultraviolet mais unité de valeurs. ... Il en fallait plusieurs pour décrocher sa licence, puis sa maîtrise.!
Ah, merci pour l'explication.
Quelle découverte ! Je n'ai jamais fait d'études de lettres mais je me régale. J'ai vraiment envie de lire cette auteure. Lire en anglais, ce serait mon rêve ! Je comprends les extraits en anglais mais tout le livre doit demander une attention extrême et du coup j'ai peur de perdre le plaisir de lire. Je devrais dans un premier temps lire quelques articles en anglais pour m'habituer. Et puis j'apprends l'espagnol (je suis débutante).
En tous cas merci pour cette découverte.
En traduction, "Mrs Dalloway" ne manque pas de charme pour autant, Si tu as envie de lire Virginia Woolf, tu trouveras d'autres billets sous le tag à son nom.
Bravo pour l'apprentissage de l'espagnol, Thaïs. Ce blog bilingue peut t'intéresser : https://espacesinstants.blogspot.com/
Merci Tania pour ton enthousiasme et cette présentation ! Je lis des livres simples en anglais, ("WordReference" m'aide bien ! ). Mrs Dalloway me parait sûrement plus ardu. Ce serait peut-être laborieux, mais tu me donnes envie d'essayer !