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Pierres du Thoronet

Lire Les pierres sauvages (1964) de Fernand Pouillon, c’est entrer dans le journal d’un moine bâtisseur, le maître d’œuvre de l’abbaye du Thoronet, au XIIe siècle. Le ciel printanier de Provence alternait entre pluies et azur, par un temps moins froid que le 5 mars 1161 où celui-ci écrivait : « La pluie a pénétré nos habits, le gel a durci le lourd tissu de nos coules, figé nos barbes, raidi nos membres. » La coule, c’est la robe longue en laine blanche à capuchon que portent les moines cisterciens – l’ordre qu’il sert depuis trente ans.

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L’abbé de Notre-Dame-de-Florielle dans le diocèse de Fréjus l’a chargé de construire un nouveau monastère. Le maître va bâtir sur les terres de son cousin Raymond Bérenger, comte de Barcelone, dont ils dépendent, mais que son frère Hughes Balz lui dispute – voilà trois siècles que l’étoile d’argent, leur emblème familial, « brille sur la Provence. »

Le 13 mars, après avoir été attaqués par des voleurs, ils arrivent au Thoronet, « forêt sereine et grave, verte vallée, étroite et peu profonde, traversée par un ruisseau dont le cours, au lieu-dit, va vers le levant ». « L’emplacement du monastère est en pente douce vers le ruisseau ; j’ai immédiatement pensé que cette forme se prêterait à d’intéressantes dispositions de niveaux. » Le 16, le défrichement a commencé, onze frères convers (religieux non tonsurés, vivant séparés des moines) sont déjà installés sur place.

Fernand Pouillon a épousé le point de vue du moine qui note au fil des jours et des saints du calendrier non seulement les progrès et les problèmes du chantier, les faits, mais tous les états, les fulgurances parfois, de l'esprit bâtisseur : « Mon inquiétude égale mon impatience. Je ressens un doute, la création est comme un miracle, et le doute est conséquence de l’incertitude du miracle. »

C’est le maître d’œuvre qui fixe le règlement du travail, l’horaire, pour lesquels il exige une stricte obéissance, qu’il modifie en cas de nécessité. « Nous, moines cisterciens, ne sommes-nous pas comme ces pierres ? Arrachés au siècle, burinés et ciselés par la Règle, nos faces éclairées par la foi, marquées par nos luttes contre le démon ?… Entrez dans la pierre, et soyez vous-mêmes comme des pierres vivantes pour composer un édifice de saints prêtres. »

De ma visite à l’abbaye du Thoronet, il y a quelques années, me reste, parmi les impressions fortes ressenties alors, le choc de découvrir cette pierre lumineuse du Thoronet, sa couleur, sa texture, qu’on retrouve dans les éclats à terre autour du site. J’en avais ramené un morceau dans sa chambre à l’amie qui m’en avait parlé et rassemblait déjà ses dernières forces de vie. J’aurais aimé lui lire quelques pages de ce livre.

C’est cette pierre locale, malgré les difficultés qu’elle pose, que l’architecte a voulue pour le monastère : « Personne n’imagine encore que la rudesse, la difficulté de taille, l’irrégularité des pierres, seront le chant et l’accompagnement de notre abbaye ». Celle-ci, il la conçoit non comme un assemblage de bâtiments mais comme une sculpture, « dans un bloc plein, massif ». Aux trois dimensions s’ajoute une quatrième, « la trajectoire : perception de l’édifice dynamique » : l’œuvre « se transforme sans cesse par le déplacement du regard ».

A l’abbé de Notre-Dame-de-Florielle seul, il confie ses soucis, ses souffrances (une plaie à la jambe qu’il ne soigne guère), ses faiblesses. Heureusement, il peut compter sur Bernard, le frère abbé, et Benoît, le maître des travaux, mais lorsque des convers se révoltent, c’est à lui, le « patron », de punir et de rétablir l’ordre. « Toute ma vie, je fus plus maçon que moine, plus architecte que chrétien. » Dans son for intérieur, celui qui a construit sa première église en 1136 a le pressentiment que son voyage de bâtisseur s’achèvera au Thoronet.

Sur le Champ, le terre-plein où tout se prépare, des hommes précieux se présentent pour offrir leur savoir-faire : Paul, maître carrier ; Antime, forgeron ; Joseph, potier… Peu à peu treize frères de Notre-Dame-de-Fourvielle sont venus s’ajouter aux onze déjà sur place à son arrivée. Il faut prévoir des logements, des vivres, organiser l’avancée du chantier et la vie des hommes. Des accidents surviennent, des blessures, des morts. Il faut faire face. Lutter contre l’orgueil, exercer la patience, la persévérance, l’humilité. Travailler sur sa paillasse quand la fièvre l’y cloue, accepter même d’aller se reposer ailleurs.

Quand il rentre au Thoronet, c’est pour exposer sa méthode, partager enfin son dessin d’ensemble. L’abbé fait des remarques, interdit le clocher trop haut selon la Règle, conseille d’en réduire la hauteur ou de le supprimer. Or cette forme, le maître d’œuvre l’a vue dès son arrivée, il y tient, il convaincra – lors d’un discours extraordinaire.

Au lendemain de la mort d’un frère, l’abbé lui délègue frère Pierre, prieur de Notre-Dame-de-Florielle, « moine de (son) âge et d’une belle santé ». Il se révèle un ami, un collaborateur « délicat, perspicace ». Dès lors, la construction avance ; de page en page, l’abbaye prend forme sous nos yeux.

Fernand Pouillon, architecte et auteur, a conçu de nombreux bâtiments publics en France, notamment aux Sablettes (La Seyne-sur-Mer) où ce patrimoine du XXe siècle est conservé et où j’ai lu Les pierres sauvages, grâce à B. que je remercie. Il faudra retourner à l’abbaye du Thoronet avec ce beau récit nourri d’histoire et d’art, de foi et d’humanité.

Commentaires

  • Il est quelque part dans les profondeurs de ma PAL .. En juin je vais en vacances à Belcastel, où Fernand Pouillon est décédé. Ce serait une lecture à emmener sur place.

  • c'est un de mes romans préférés, lu et relu avec bonheur et j'ai fait un billet il y a déjà pas mal de temps car c'est un roman que j'avais envie de mettre en avant, je l'avais relu lorsque je travaillais dans le sud et j'y pense chaque fois que je vois Le Thoronet

  • Ton livre me fait penser au passeur de lumière de Bernard Tirtiaux... l'histoire merveilleuse de ce maître verrier qui cherche à sublimer la lumière des cathédrales par les couleurs de ses vitraux !
    Le bâtisseur lui il crée le lieu, construit, choisit les formes, travaille la pierre "comme une sculpture", pour rendre l'endroit unique et empreint de la trace divine,
    J'irai voir l'abbaye du Thoronet un jour, merci Tania!

  • @ Aifelle : Ce sera l'occasion et le contexte pour le lire.

    @ Dominique : Je vais chercher ton billet, bien sûr. (Je l'ajoute en lien.)

    @ Witchy : Bonne idée de rapprocher ces deux récits, Witchy, merci.
    C'est un site à visiter un jour, je te le souhaite.

  • tu te rends compte du temps qui passe, j'ai visité ces belles pierres en 1981! faudrait que j'y retourne, avec cette lecture-là en main, bien sûr :-)

  • Un roman si différent de ceux qu'on lit habituellement, merci!
    Je ne connais pas du tout cet endroit, mais piquée par la curiosité, je surfe déjà sur la Toile.
    Bonne soirée Tania.

  • @ Adrienne : Oui, les années passent. Pour moi, c'était en 2009.

    @ Colo : J'en garde un souvenir ébloui que ce roman a ravivé, le site est exceptionnel. Bonne journée, Colo.

  • Tu racontes fort bien ce livre que Dominique m'avait fait connaitre par son billet, je l'ai lu deux fois avec le même plaisir,le travail de Fernand Pouillon est intéressant et à mon goût, son écriture est belle et puis ce lieu du Thoronet vibre si fort ! Je t'embrasse, beau week end Tania. brigitte

  • Merci, Brigitte. Oui, ce livre donne fort envie de retourner au Thoronet et d'en retrouver la lumière. Excellent week-end à toi !

  • merci pour cette visite, qui me rappelle avec beaucoup de plaisir celle que je fis il y 4 ans, avec lecture du livre de pouillon en toile de fond

  • Bonsoir Tania, j'espère que tu vas bien.
    j'ai lu le billet de dominique il y a longtemps sur son blog, et je n'avais pas eu le temps de lire le livre. Mais après avoir lu vos deux billets, j'ai une envie folle de le découvrir. La façon, dont tu en parles me fait penser à un livre de bernard tertiaux.
    à bientôt Tania,
    Claude

  • J'ai lu ce livre il y a..... très longtemps. Ce fut pour moi une révélation. J'ai eu en plus la chance, il y a quelques années, de faire un séjour à Silvacane, une des trois abbayes cisterciennes de Provence, où j'avais joué au guide.
    Bon lundi.

  • @ Claude : Merci, Claude. C'est un livre très riche dont je n'ai donné qu'un aperçu, je t'en souhaite déjà bonne lecture.

    @ Bonheur du Jour : Je n'ai jamais visité Silvacane ni Sénanque, mais je le ferai certainement un jour. (Silvacane... Une villa porte ce nom aux Sablettes, il me semble.) Bon lundi au soleil, ici de gros nuages avancent dans le ciel.

  • Nom donner à la pierre calcaire sauvage utilisée pour la construction de l’abbaye du Thoronet ?
    Merci

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  • J'ignore si cette pierre porte un nom particulier - vous n'êtes pas ici sur un site encyclopédique.

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