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Aral, Ladjali

La première fois que j’ai entendu parler d’elle, c’était pour Eloge de la transmission : le maître et l’élève (2003), écrit en collaboration avec George Steiner. Cécile Ladjali dédie son roman Aral (2012) « aux dames blanches de la pouponnière à Lausanne, même si je ne garde d’elles aucun souvenir » et cite Proust en épigraphe : « Mais c’était surtout en moi que j’entendais avec ivresse un son nouveau rendu par le violon intérieur » (La Prisonnière).

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La mer d'Aral en 2000 (voir ici l'évolution de 1973 à 2014) © Nasa

Alexeï et Zéna vivent à Nadezhda, près de la mer d’Aral asséchée. Enfants, ils venaient y pêcher. C’est Alexeï qui raconte : « Le gouvernement russe a détourné l’eau des fleuves Syr-Daria et Amou-Daria l’année de ma naissance en 1960 pour intensifier l’irrigation des champs de coton. C’est à cette date précisément que la mer a commencé à se vider comme une baignoire. »

La première partie commence là, en août 1982. Ils préparent leur mariage. Zéna n’est pas gênée d’épouser un garçon devenu sourd, bien qu’il l’ait vue parfois rougir de honte chez des amis qui se moquaient de lui. Alexeï joue du violoncelle et compose, il n’entend plus les voix humaines. Ses parents sont venus au Kazakhstan pour travailler au bord de la mer, fuyant l’Ukraine où « les rafles nazies furent massives » (ses grands-parents ont été déportés pour avoir caché des juifs). Le recul de la mer a tout changé.

Alexeï et Zena sont nés le même jour, ils ont grandi ensemble, fréquenté la même classe. Zena brillait en calcul, « elle est ingénieur et s’occupe du dossier des eaux dans la région » ; lui n’excellait qu’en musique. Le pope l’ayant surpris à composer sur l’orgue de l’église, il avait conseillé des cours de piano. Alexeï entendait parfaitement jusqu’à l’âge de dix ans.

Un vieux pêcheur lui a offert son violoncelle avant de mourir, un instrument ancien « et d’une qualité exceptionnelle ». Même s’il connaissait ses problèmes d’audition, Dmitri savait qu’il pourrait « entendre les sons qui sortaient de l’instrument. Grâce aux vibrations. » Alexeï se réfugie dans la musique.

Aral raconte la vie du couple, avant et après leur mariage, c’est un roman d’amour. C’est aussi le récit de la mer qui s’en va et de la pollution industrielle (avec son lot d’intoxications, de malformations et de mort). Enfin, c’est une belle évocation de la musique au cœur d’une existence.

Cécile Lajdali décrit la plage, la poussière, le soleil, un paysage minéral fascinant et inquiétant. Des années septante aux années quatre-vingts, les habitants voient le paysage changer : la mer « fond », « le désert salé engloutit tout. » Et c’est dans la proximité physique de cette terre empoisonnée que les personnages se rencontrent et s’aiment.

Alexeï se rend à Almaty pour donner un concert, Zena reste à leur cabane « de bois rouge et vert » pour s’occuper des funérailles d’une voisine. Le musicien n’est pas mécontent de s’éloigner un peu des tensions quotidiennes. Le directeur de l’opéra, quoique sceptique devant l’ambition du compositeur (trouver « la huitième note ») lui passe commande d’une œuvre « révolutionnaire » qui illustrera « l’affranchissement radical » du Kazakhstan par rapport à la Russie. La joie d’Alexeï de rentrer avec un bon contrat est bientôt ternie par le soupçon : dans le hall de l’hôtel, il a perçu l’odeur de Zena, l’imagine dans les bras d’un autre. Quand il rentre et l’accuse, elle pleure, le traite de fou. Il lui fera d’autres scènes encore, à elle qui est l’âme de sa vie et de sa musique, au risque de la perdre.

C’est un curieux roman qu’Aral, souvent dans la tension, la peur. Le style rappelle parfois celui de Camus dans L’étranger : présence forte des éléments, distance entre les êtres. « Envoûtant roman sur une mer disparue » écrit Anne Brigaudeau (CultureBox), en rappelant que Cécile Ladjali enseigne à des enfants sourds. Pour François Busnel, « la réussite de ce roman ardent tient à l’esprit des lieux autant qu'à l’histoire qui unit – ou sépare – Zena et Alexeï ». S’il est souvent question de musique dans Aral, je reste pour ma part sur une étrange impression de silence.

Commentaires

  • tout ça me semble immensément triste, le contexte économique et écologique, l'histoire avec un grand H, le destin de ces gens...

  • « Écouter » la musique avec autre chose que les oreilles, rien que par les vibrations … ça fait réfléchir sur les énormes capacités d’adaptation de l’être humain. … Mais quel drame de ne pouvoir entendre l’ampleur sonore de son œuvre et les éclats d’une salle enthousiaste. ...

  • @ Adrienne : Ce n'est pas un roman triste, beaucoup de descriptions sont poétiques malgré tout. Mais il m'a laissée dans un certain détachement.

    @ Doulidelle : Et en même temps, c'est formidable d'éprouver tout de même le rythme, à travers les vibrations. Ce sont les pages sur la musique qui m'ont le plus touchée dans ce roman.

  • Le détachement dans lequel tu es restée m'interroge. C'est dû au style, aux personnages ? Je n'aime pas tellement être aussi distante d'un livre, j'ai besoin de me sentir concernée.

  • @ Aifelle : Oui, il me semble que c'est surtout dû au style. Il m'a peut-être manqué ici ces interstices qui permettent aux lecteurs d'un roman d'y entrer.

  • Je lis ton texte et les commentaires. A première vue je ne suis pas attirée, même si tu dis que ce n'est pas triste. Peut-être parce que j'aurais du mal à m'identifier, qui sait? Et pourtant je ne m'identifie pas avec toutes les histoires non plus. Je ne sais trop...

    En tout cas... bonne année :D

  • Mon manque d'enthousiasme est sans doute trop perceptible. Merci, Edmée & bonne année à toi aussi.

  • Moi, ça aiguise ma curiosité, essentiellement à cause de cette idée de la musique présente (et absente) dans l'oeuvre. Il me semble que la musique prend une place différente dans nos vies, en tout cas dans la mienne, au fur et à mesure que s'accumulent les années. Peut-être en reparlerai-je, après la lecture.

  • J'espère que tu partageras tes impressions de lecture. Tu trouveras de beaux thèmes dans ce roman.

  • Ce roman m'intrigue, m'intéresse donc, votre allusion à "L'étranger", ce silence, George Steiner aussi. Les distances. Cécile Ladjali sera mis dans les projets de l'année proche.
    Terminez bien celle-ci, Tania !

  • J'ai tâché de ne pas spoiler. Bonne fin d'année & heureuses lectures pour 2016, Christw.

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