En 1910, Sôseki a 44 ans quand on l’hospitalise au printemps pour un ulcère à l’estomac. Le 31 juillet, il quitte l’hôpital pour aller se reposer à Shuzenji, petite station thermale de la péninsule d’Izu. Mais le 24 août, une grave hémorragie le laisse inconscient pendant une demi-heure. Revenu à lui en clinique, malgré son extrême faiblesse, il se remet à écrire à partir du 8 septembre – c’est ainsi qu’il a commencé Choses dont je me souviens (Omoidasu koto nado, traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu en 2000), un titre qui rappelle les Notes de chevet de Sei Shônagon.
Sôseki se souvient d’abord de la chaleur estivale à Tôkyô lors de son premier séjour à l’hôpital, de l’érable nain que lui avait apporté un ami et qu’on avait posé à l’ombre d’un treillis de roseaux. Mais il pleuvait quand on l’a ramené de Shuzenji à Tôkyô sur une civière le 11 octobre – « Ce soir-là, j’ai décidé de faire de cette clinique ma seconde demeure, pour longtemps. ».
Sa femme lui avait caché la mort du médecin-chef, dont l’état commençait à se dégrader lors de sa première hospitalisation, un homme très bienveillant à son égard, s’inquiétant de son traitement alors que lui-même « s’acheminait pas à pas vers la mort ». Il avait l’intention de le remercier dès son rétablissement, mais entre-temps « les fleurs posées sur la tombe du médecin s’étaient fanées nombre de fois, avaient été renouvelées autant de fois, lespédèzes, campanules et valériane d’abord, chrysanthèmes blancs et jaunes ensuite. »
« Les hommes meurent
Les hommes vivent
Passent les oies sauvages »
Haïkus et poèmes ponctuent le récit de Sôseki, frappé d’être en vie alors que cet homme de bien a disparu, ainsi que le « professeur James » (frère de l’écrivain) dont il lisait dernièrement la Philosophie de l’expérience, avec enthousiasme : « notamment le passage où l’auteur expose la théorie du philosophe français Bergson, que j’ai lu d’un trait, entraîné par un élan semblable à celui qui permet à une voiture de se hisser au sommet d’une côte, et qui a fait bouillonner les idées dans mon cerveau (…) et je me suis senti heureux à un point indicible. »
Dans la période la plus critique, Sôseki vivait au jour le jour, conscient que ses sentiments, ses sensations s’écoulaient comme de l’eau, éphémères comme des nuages. Il veut les noter dès qu’il en sera capable, même s’il sait que « rien n’est aussi incertain que la mémoire ». Le rédacteur en chef du journal Asahi est contrarié de son désir d’écrire, craignant pour sa santé, mais les médecins le rassurent et l’écrivain écrit alors un poème à son intention – un texte merveilleux que je reprendrai dans le billet suivant – qu’il commente ainsi :
« En fin de compte, je crois que l’homme est malheureux s’il ne se maintient pas dans la paix intérieure, et c’est la joie d’avoir éprouvé, l’espace d’un instant, cette sérénité du cœur qui a éveillé en moi l’envie de la faire tenir dans ces cinquante-six caractères » (poème en chinois classique (kanshi) à l’aide d’idéogrammes (kanji), chaque vers en comportant sept, précise une note en bas de page).
Que vous dire de plus à propos de ce livre sinon ce que Sôseki écrit lui-même à la fin du chapitre 4 (sur 32, 180 pages en format de poche) ? Au rythme quotidien de sa convalescence, ses pensées vont à la lecture et à l’écriture, la poésie – l’écrivain continuera à publier chaque année jusqu’à sa mort en 1916 –, mais il décrit aussi des choses très simples du corps, de la terre et du ciel, la gentillesse à son égard, tout ce qui nourrit sa vie spirituelle. Cette lecture est pour vous si vous y êtes sensible.
« Choses dont je me souviens n’est rien de plus qu’un ensemble feutré, reposant sur les réflexions et le quotidien banal d’un homme aux prises avec la maladie, mais mon intention est d’introduire tout au long du texte un ton qui, bien que passé de mode, a le charme de la rareté, et je souhaite ardemment éveiller mes souvenirs sans attendre, les écrire de suite et pouvoir ainsi respirer dans la nostalgie ce parfum suranné avec mes nouveaux lecteurs, avec tous ceux qui sont dans la peine. »
Commentaires
Cet écrivain japonais est aussi émouvant qu’attachant. … Ses écrits, surtout à partir de sa maladie en 1910, atteignent la grande profondeur que donne la souffrance physique et morale. … Le sort ne l’a pas épargné : à la naissance, placé en famille d’accueil jusqu’à ses neuf ans, ensuite retourné dans sa famille de sang, il est rejeté par son père et subit à 14 ans le décès de sa mère. … Et c’est dans son lit d’hôpital qu’il écrira l’ouvrage étudié par Tania. …
Je ne sais pas comment j'ai pu passer à côté jusqu'à présent. Je vais faire un tour en librairie cet après-midi ..
Bonjour Tania, j'avais beaucoup aimé ce livre, et l'œuvre de l'auteur en général. L'écriture en est si belle...
Claude
@ Doulidelle : Un écrivain attachant, c'est vrai, je me le dis à chaque fois que je le lis.
@ Aifelle : Oh, je te sens très tentée, là ;-) Bonne lecture !
@ Claude : En tout cas Elisabeth Suetsugu, qui a aussi traduit ses "Petits contes de printemps", offre un texte qui coule de source.
Suis un peu revenue en arrière et j'ai lu le billet consacré à Libertad, suite de Bohèmes que j'avais apprécié. La joie d'éprouver un moment de sérénité intérieure, cette sérénité nous devons l'arracher par un exercice d'abolition du monde actuellement. Sinon, pas de sérénité..
Bonjour, Zoë. Oui, la sérénité n'est ni facile ni donnée, c'est une sorte d'exercice. Indispensable pour résister.
Merci pour cette découverte.
je me fais opérer début janvier : je ne savais par quel livre me faire accompagner là-bas : ce sera celui-là.
Bienvenue, Nikole. Vous serez en bonne compagnie avec Sôseki dans ce livre de douleur et de joie.
Merci Tania. je note sur mon carnet car j'ai envie de lire ces petits riens qui font un jour après l'autre le sel de la vie, même minuscule.
Bonne lecture, Maïté - "merveilleux d'avoir un jour à vivre" écrit-il.