A soixante et un ans, Bernard Ollivier a décidé de refaire le chemin des caravaniers d’autrefois – A pied de la Méditerranée jusqu’en Chine par la Route de la Soie : c’est le sous-titre de Longue marche, le récit d’un voyage fou aux yeux des autres mais pour lui essentiel. Sa femme est morte dix ans plus tôt, ses enfants sont grands, il est retraité depuis un an. Enfance et jeunesse, vie d’adulte, il a déjà vécu deux vies « fécondes, pleines ». Mais il porte encore trop de rêves pour vieillir au coin du feu. « Et puis, dans ces vies, j’ai trop couru (…) toujours poussé par des nécessités bouffonnes dans le flot de la foule, sans cesse aller, cavaler, vite, plus vite. La société tout entière accélère encore cette galopade insensée. Dans notre folie de bruit et d’urgence, qui trouve encore le temps de descendre de sa machine pour saluer l’étranger. J’ai faim, dans cette troisième vie, de lenteurs et de silences. »
Il est rentré « jubilant » des 2300 kilomètres qu’il a marché l’année précédente sur la route de Compostelle (76 jours). D’où son projet de parcourir la route « des hommes et des civilisations » par grandes étapes, en trois à quatre mois de marche par an. La première le mènera d’Istanbul à Téhéran. Le tome I de Longue marche s’intitule « Traverser l’Anatolie ». Avant le départ, en mai 1999, il se rend à Venise, la ville de Marco Polo, où il prend un gros ferry turc pour Izmir. Il y rencontre d’autres voyageurs au front ridé et au poil blanc, mais il est le seul à avoir embarqué sans véhicule. Pour se guider, il a choisi le chemin d’un commerçant français en pierres précieuses au XVIIe siècle, Jean-Baptiste Tavernier. Après une journée à Istanbul, il traverse le Bosphore : environ trois mille kilomètres à parcourir pour atteindre Téhéran.
Ses principes de base sont d’éviter les grands axes, de privilégier les villages et de rechercher en particulier les caravansérails, « ces auberges qui accueillaient hommes, marchands et bêtes pour leur repos, leur nourriture et leur sécurité. » La réalité n’est pas si simple, de vieux chemins ont disparu, le trafic est dense sur la route qui longe le Bosphore et « les conducteurs turcs sont des furieux ». En empruntant une route qui passe dans les bois, il arrive à Polonez, un village catholique qui possède une église et un cimetière.
Les premiers jours de marche sont les plus éprouvants : le corps va se soumettre peu à peu : « La randonnée fabrique et installe l’harmonie. » Le thé en Turquie se boit à toute heure, on l’invite souvent : « Guel, tchaï ! » Le peu de turc qu’il a appris lui permet de se présenter (il se dit instituteur à la retraite plutôt que journaliste pour ne pas éveiller la méfiance) et de demander une chambre où loger. Bernard Ollivier découvre la formidable hospitalité turque, « missafeurperver », le devoir du croyant, les égards envers le voyageur.
Mal aux pieds, rougeurs, ampoules, il paie bientôt le prix d’étapes trop longues : trente kilomètres par jour en moyenne au lieu des dix-huit à vingt-cinq prévus. Le doute l’assaille régulièrement : un de ses hôtes n’arrive pas à comprendre son but. Les chauffeurs qui freinent pour lui proposer de monter et essuient un refus le prennent pour un martien. Or pour ce marcheur, « la marche est liberté et échange ; les véhicules, prisons d’acier et de bruit, sont des lieux de promiscuité non choisie. »
L’isolement dû à la langue, il l’a sous-estimé. Les destructions du patrimoine aussi. De vieux et merveilleux caravansérails ont survécu, mais beaucoup ont disparu ou sont en ruine. Son corps, malgré les blessures, s’adapte : « J’agis, je rêve, je marche, donc je vis. » Dans les villes, il peut se doucher à l’hôtel, se reposer vraiment même si l’appel à la prière le réveille à l’aube. Dans les villages, les haltes sont plus propices à de vraies rencontres mais il y a la fatigue des hommes qui défilent pour voir l’hurluberlu qui se rend à Téhéran à pied. Rares sont les familles où garçons et filles sont traités à égalité, comme chez cet étudiant ingénieur qui l’accueille à Tosya, « la plus belle ville que j’aie vue depuis Istanbul ».
Ollivier rappelle à l’occasion l’histoire ancienne, décrit l’architecture locale, s’émerveille devant les maisons ottomanes préservées. Son récit médite souvent sur le sens de la marche – « Dans presque toutes les religions, la tradition du pèlerinage a pour objet essentiel, à travers le travail de l’être physique, d’élever l’âme. Les pieds sur le sol, mais la tête près de Dieu. » Lui est agnostique, mais se dit chrétien par prudence quand on l’interroge sur sa religion. Le 16 juin, il franchit le millième kilomètre sans trop prendre au sérieux les avertissements contre les « terroristes » qu’il risque de rencontrer. Mais il n’échappera pas toujours aux ennuis.
Des kangals à ses trousses, ces redoutables chiens de berger contre lesquels on l’a mis en garde ; des hommes qui essaient de le coincer pour le voler ; des « jandarmas » alertés par un hôte méfiant, qui l’emmènent manu militari passer une nuit à la caserne… L’officier qu’il baptise « Zyeuxbleus », impassible devant sa révolte d’être ainsi traité sans pouvoir contacter son consulat, le confie à la police des étrangers dont le responsable est au contraire l’homme le plus avenant qui soit – les « deux visages de la Turquie actuelle », le soldat d’un côté, l’homme ouvert sur le monde de l’autre. Les femmes ? Elles lui paraissent partout de « sous-citoyennes », reléguées à la cuisine, « programmées pour l’effacement et l’effort ».
Plus Ollivier avance, plus les dangers de son aventure se concrétisent : tentatives de vol, mauvais traitements auxquels il n’échappe que par ruse. Tout cela le tient malheureusement à l’écart des villages kurdes où l’armée est omniprésente. Le premier tome de Longue marche se termine sur un échec et sur un espoir. Ollivier ne pourra pas franchir la frontière iranienne. Malgré ses gros problèmes, il ne pense pourtant qu’à cela, fermement décidé à revenir au Mont Ararat reprendre le chemin interrompu. Si son récit nous fait parcourir une route historique, c’est surtout un livre de questionnement : sur soi-même et sur les autres, sur les modes de vie. Ollivier y rapporte de très belles rencontres. Le marcheur s’interroge, pose des questions, répond. Le chemin, c’est comme la vie : il y a un sens à trouver qui n’est sans doute pas au bout du voyage, comme le lui avait dit une femme sur la route de Compostelle, mais qui est dans le cheminement même.
Commentaires
Se trouver ou retrouver dans la marche, la solitude, oui; le rythme des pas sur lequel s'harmonise peu à peu nos têtes encombrées.
Je viens de lire celui-ci sur le même sujet:
http://jmolivier.blog.tdg.ch/archive/2010/06/27/marcher-ecrire-daniel-de-roulet.html
Tu connais? Il a également l'air intéressant.
Un beso de sol amiga.
Jolie photo madame Tania!
Toute ma gratitude, Tania, pour ce magnifique texte qui vaut un livre et qui donne l’essentiel du message qu’un sexagénaire, professeur en retraite, transmet en parcourant la Terre en marcheur qui « a choisi la marche qui est liberté et échange» et refuse les véhicules « qui sont des prisons d’acier et de bruit … des lieux de promiscuité non choisie » … Incroyant, il entreprend « un pèlerinage … qui a pour objet essentiel … d’élever l’âme. Les pieds au sol, mais la tête près de Dieu » …
Dans ma troisième vie, comme il dit : … J'ai faim de lenteurs et de silence … pour échapper à la « galopade insensée » … Souhaitons-lui une « quatrième vie », celle des octogénaires (j’en suis) qui lui permettra de conclure en révélant son incertitude … tout en « décantant » ce qui en vaut la peine …
Oh comme je comprends son envie de troisième vie de lenteurs et de silence. Pour faire connaissance avec lui, j'attends la sortie en poche de son parcours sur la Loire. Je me suis mis en tête de commencer par là.
Un voyage peut-il concrétiser aussi un acte de résistance personnelle contre les clôtures et les murs,
un refus des douanes et de se dédouaner à n'importe quel prix,
une marque de reconnaissance à Galilée et à toutes celles et ceux qui pensèrent plus loin que le nez des inquisiteurs,
une marche sur les eaux-delà,
hors des sentiers pour rentiers rancuniers et des chemins de fer pour sénateurs,
sous toutes les latitudes, à toutes les altitudes, sans jamais entrer dans le cimetière des habitudes ???
@ Colo : Merci pour le lien, un texte que je ne connaissais pas. Bonne balade, sous le soleil ou non.
@ Doulidelle : Heureuse que ce texte t'ait plu, merci pour ton commentaire chaleureux - et ton message de sagesse.
@ Aifelle : Un autre beau sujet, qui te passionnera certainement.
@ JEA : Oui, la marche délie les habitudes, et vos mots aussi, qui sortent généreusement des sentiers battus.
La lecture ce cette trilogie fut un grand bonheur, à l'époque j'étais bénévole dans une bibliothèque et les conversations autour de ce livre allaient bon train
J'ai beaucoup aimé le voyage mais surtout l'homme et je l'ai retrouvé avec plaisir dans "aventure en Loire"
Le fait qu'il s'occupe depuis de jeunes délinquants qu'il emmène marcher pour leur offrir une seconde chance l'a fait encore grandir dans mon petit panthéon personnel
@ Dominique : Une fois embarquée, comment ne pas lire la suite ? Ce fou de marche propose aussi un chemin vers la sagesse, l'engagement dont tu parles le confirme.