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Textes & prétextes - Page 655

  • Lire les classiques

    Pourquoi lire les classiques ? La question semble a priori scolaire, mais La Grande Librairie du 12 mars dernier lui a consacré un débat si fertile que j’ai envie d’y revenir. Dans le cadre du Salon du Livre, François Busnel avait prié ses invités d’apporter leurs classiques préférés – dont la lecture est, selon eux,  indispensable – et aussi ceux qui n’ont pas de place dans leur bibliothèque idéale. Débat assuré, ambiance joyeuse et insolente. Les écrivains présents ont joué le jeu à fond.

    Songeant à la belle définition d’Italo Calvino, « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire », j’ai repris Pourquoi lire les classiques (1993), un volume d’essais et d’articles de l’écrivain italien sur « ses » classiques, où il propose cette définition (la sixième sur quatorze). Mais « Si l’étincelle ne jaillit pas, rien à faire : on ne lit pas les classiques par devoir ou par respect, mais seulement par amour. Du moins hors de l’école (…). L’école est tenue de nous donner des instruments pour opérer un choix ; mais les choix qui comptent sont ceux qui se font après et en dehors d’elle. »

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    Philippe Besson, en ouverture, a réjoui tous les proustiens en choisissant A la recherche du temps perdu – et contrarié ceux qui ne s’y sont jamais sentis chez eux. A ces derniers, moi qui emporterais la Recherche sur une île si je ne pouvais y emporter qu’un seul livre, je conseille deux entrées qui pourraient faire jaillir l’étincelle : Un amour de Swann, que Proust lui-même considérait comme le récit le plus accessible et comme une « maquette » de l’œuvre entière, ou Comment Proust peut changer votre vie (1997), le réjouissant essai d’Alain de Botton. Dessins à l’appui, il explique comment aimer la vie aujourd’hui, prendre son temps, exprimer ses émotions, être un véritable ami, et ainsi de suite, en puisant dans la Recherche les situations et les passages les plus parlants – c’est souvent drôle.

    Amélie Nothomb a soulevé ma curiosité pour Eloge de l’ombre de Tanizaki, un essai sur la spécificité japonaise. Son interprétation de L’homme et son chien, un poème de Maurice Carême, son anti-classique, est désopilante. L’éloge du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire par Alain Mabanckou a pris vie dans une lecture vibrante. Roman trop « fabriqué », Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier lui semble trop faible pour figurer parmi les plus grands.

    C’était bien sûr intéressant d’entendre l’un défendre ce qu’un autre avait rejeté, et vice-versa. Ainsi pour Voyage au bout de la nuit de Céline, très discuté, ou pour Sade. Plusieurs fois, il est apparu qu’un classique qui avait plu au premier abord, relu plus tard, avait perdu de son charme, ou l’inverse. Retour à Calvino : « C’est pourquoi l’on devrait consacrer, à l’âge adulte, un temps à la redécouverte des plus importantes lectures de sa jeunesse. Car, si les livres ne changent pas (mais en réalité ils changent à la lumière d’une perspective historique différente), nous-mêmes avons changé, et nos retrouvailles avec eux sont des événements nouveaux. »

    Rousseau a passé un mauvais quart d’heure, aussi bien pour ses Confessions que pour La nouvelle Héloïse, de même que Joyce avec Ulysse. Régis Jauffret, dégoûté par La mare au diable, a joliment plaidé pour Histoire de ma vie, l’autobiographie de George Sand. Quant à Flaubert, il a emporté la palme avec Douglas Kennedy, admirateur inconditionnel de Madame Bovary – j’ai noté la version américaine, selon lui, de ce roman : La fenêtre panoramique de Richard Yates, qui a inspiré au cinéma Les noces rebelles.

    On ne parle plus de La princesse de Clèves aujourd’hui en France sans se moquer du président actuel qui a eu le mauvais goût de critiquer la lecture obligatoire de cette œuvre au concours d’attaché d’administration. Madame de La Fayette a-t-elle suscité pour autant de nouveaux adeptes ? En tout cas pas Charles Dantzig, réputé pour son Dictionnaire égoïste de la littérature française. En revanche, il adore Gatsby le Magnifique de Fitzgerald, dont la construction imparfaite est justement le propre de l’art, jamais convenu. « La lecture d’un classique doit toujours nous réserver quelque surprise par rapport à l’image que nous en avions », écrit Calvino.

  • L'oeil de Steinlen

    Ses chats sont souvent plus connus que lui. Les félinophiles adorent ses affiches publicitaires : Lait pur stérilisé, Compagnie française des chocolats et des thés, et surtout Le Chat noir, célèbre cabaret parisien. Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), un Vaudois devenu la mémoire visuelle du peuple de Montmartre, n’est pas très visible dans les musées. Je m’étais promis d’aller un jour pour lui au musée du Petit Palais à Genève, et voilà que le musée d’Ixelles accueille Steinlen, l’œil de la rue, une exposition qui vient d’être montrée à Lausanne – quel bonheur !  

    Steinlen, Chats couchés (détail).jpg

     

    Dessinateur, caricaturiste, graveur, illustrateur, affichiste, peintre et sculpteur, Steinlen aimait les chats, les recueillait. Il les a dessinés à profusion. Pour l’affiche de sa première exposition personnelle, A la Bodinière, il choisit d’ailleurs un chat noir, de profil, et un chat écaille de tortue, la tête tournée vers nous. Le musée d’Ixelles a repris ce célèbre duo pour annoncer cette grande rétrospective, à visiter jusqu’au 30 mai 2009.

      

    Dans la section des « félinités », des pastels, des huiles, de petites sculptures aussi, pleines de vie. L’hiver, chat sur un coussin, est une de ces lithographies où Steinlen excelle à rendre l’animal au naturel, dans sa nonchalance qui n’exclut pas la vigilance. Par sa composition en diagonale et son aplat d’un rose délicieux, l’œuvre évoque le japonisme, comme le monogramme de l’artiste. Pour son cachet d’atelier, celui-ci a sculpté un chat angora juché sur une colonne.

    Steinlen Nu asssis au bord du lit (d'après le catalogue).jpg

    Parmi les femmes dessinées par Steinlen, des nus remarquables (fusain et pastels) : Nu couché de dos, lové dans un drap blanc ; Nu assis au bord du lit, une femme songeuse ; Femme à sa toilette, ajustant ses cheveux. Masséïda, la gouvernante puis, un temps, la compagne de l’artiste après la mort de son épouse, était d’ascendance princière africaine. Détente, une grande toile, la montre nue sur un fond très coloré, qui rappelle Gauguin, près d’une femme allongée habillée de vert, avec une corbeille de fruits à l’avant-plan.

     

    Les journaux illustrés, à la fin du XIXe siècle, permettent à Steinlein de gagner sa vie. On a estimé, d’après sa production en 1894, qu’il remettait un dessin tous les trois jours, ce qui donne une idée du travail intensif dont il se plaignait parfois, parce qu’il l’empêchait de réaliser de plus grandes ambitions dans la peinture. A Montmartre, Steinlein croque les passants dans son carnet de notes, dessine sur le vif, l’œil ouvert. Loin du pittoresque, il rend habilement la silhouette, le costume des petits métiers, les groupes dans la rue. Les Commères, ce sont des femmes de différents âges, près d’une jeune mère avec un enfant dans les bras. Il peint la Parisienne dans tous ses aspects, les trottins, les couples, les foules aussi, en ethnographe de la France contemporaine. 

    Steinlen Autoportrait de profil (d'après le catalgue).jpg

     

    Au bout de l’allée principale de l’exposition, bordée de réverbères, ne ratez pas les planches des Dessins sans paroles, qui content à la manière d’une bande dessinée des histoires de chats, heureuses – Comment l’amour vient aux chats – drôles ou malheureuses. On peut les apprécier aussi en diaporama sur un écran. Rare chat personnifié chez Steinlen, le chat debout, gueule ouverte, de Gaudeamus – cri emprunté à un chant estudiantin dans l’esprit de Montmartre –, ouvre sur une autre part de l’œuvre : la révolte. « A quoi bon prêcher ? Il faut agir, le monde ne va pas ainsi qu’il devrait aller » écrit-il à sa sœur en 1898, faisant écho à  Jean Grave, l’éditeur des Temps nouveaux, une revue anarchiste : « Par le spectacle qu’elle nous offre, la société engendre elle-même les révoltés ».

     

    S’il garde la trace des midinettes, des chanteurs des rues, des marchands de fleurs, des blanchisseuses, Steinlein peint aussi avec tendresse sa fille Colette, qui lui servira de modèle pour des affiches. A l’étage, un très beau portrait de Gorki, un autre de Tolstoï – Steinlen était devenu membre de l’Association des amis du peuple russe – illustrent les temps noirs de la première guerre mondiale. « En Belgique, les Belges ont faim », crie une affiche solidaire. Humaniste et antimilitariste, Steinlen dénonce la guerre à coups de crayon, montre les familles dispersées, les soldats blessés, les cadavres. La Gloire ? Quatre femmes en voiles noirs devant un cercueil couvert du drapeau tricolore et de palmes. C’est le temps des danses macabres.

     

    Issues de collections publiques et particulières, les œuvres exposées au musée d’Ixelles sont rarement rassemblées. C’est l’occasion idéale de découvrir le « compromis, vraiment, entre l’art graphique et l’écriture, griffe plutôt que dessin – la griffe de Steinlen » (Camille Mauclair, 1915).

  • Recommencer

    « Après la guerre, par contre, le monde apparaissait énorme, inconnaissable
    et illimité. Ma mère recommença néanmoins à l’habiter comme elle pouvait.
    Elle recommença à en prendre possession avec joie, parce que son tempérament était heureux. Son esprit ne savait pas vieillir et elle ne connut jamais la vieillesse, cet état de repliement sur soi, d’amer regret du passé désormais en miettes. »

     

    Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu

     

    Schirren Mère et enfant 1924.jpg

     

  • Lexique familial

    Dans sa préface à l’autobiographie de Natalia Ginzburg, Les mots de la tribu (Lessico famigliare, 1963), Dominique Fernandez rappelle que la romancière italienne née « d’un père juif triestin et d’une mère protestante milanaise » a grandi à Turin, capitale de l’antifascisme, où elle fréquenta entre autres les écrivains Cesare Pavese, Carlo Levi, l’éditeur Giulio Einaudi. « Peu de femmes écrivains, écrit Fernandez, se peuvent comparer à elle, dans son pays et dans les autres, pour la finesse de la sensibilité, la justesse du ton et l’art de rendre par petites touches égales l’expérience douce-amère de la vie. »

     

    Dès le début, le registre du père est reconnaissable entre tous, tonitruant, rouspéteur, injurieux à l’égard des siens. Ne supportant pas les mauvaises manières, d’après ses propres critères, il proteste contre les « inconvenances », « souillonneries » ou « lavasseries » des enfants, quand ce ne sont pas des « nègreries » ! Adepte des excursions en montagne, le seul sport qu’il admette, il traite les plus lents de poltrons ou d’andouilles. La grand-mère paternelle, il est vrai, a son franc-parler : « Dans cette maison, vous faites bordel de tout », répète-t-elle.

     

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    Ces formules, ces mots sans cesse répétés, Natalia Ginzburg en fait le fil rouge de son récit. « Ces phrases sont notre latin même, le vocabulaire de nos jours passés, elles sont comme les hiéroglyphes des Egyptiens ou des Assyro-Babyloniens, le témoignage d’un noyau vital qui a cessé d’être mais survit dans ses textes, sauvés de la fureur des eaux et de la corrosion du temps. » Telle expression revient pour désigner quelqu’un, telle formule réapparaît lors d’invectives – la famille vivait dans la hantise des scènes du père ou des disputes entre frères. Natalia a une sœur, Paola, et trois frères, Gino, Mario et Alberto. Instruite à la maison – « mon père, en effet, disait qu’à l’école on attrape des microbes » –, la cadette lit beaucoup, très tôt. Sa mère ne trouve pas très « liante » cette petite qui observe, écoute, sans choisir entre les deux versants familiaux : son père et Gino, passionnés de montagne et d’observation de la nature ; sa sœur et Mario, qui détestent la montagne et adorent les cafés, le théâtre, la littérature – « deux mondes parfaitement étanches ».

     

    La mère évolue à l’aise dans les deux camps. « Sa curiosité lui permettait de ne
    rien refuser et de faire feu de tout bois ».
    Jamais découragée malgré Beppino, son mari, qui la traite d’ânesse quand elle sort pour s’amuser. Lui, chaque soir, travaille dans son bureau, et déclare carrément qu’il ne l’a pas épousée pour lui tenir compagnie. Avec ceux qui aiment Proust, elle s’exclame : « La petite phrase. Comme c’est beau quand il parle de la petite phrase ! » Avec Beppino, elle se plaint d’Alberto sale comme un « poulbot ». Elle aussi a son registre : « Je me barbe. Je ne m’amuse pas ! J’en ai marre ! Il n’y a rien de pire que de s’ennuyer ! » Quand elle se rendra à Florence pour enterrer sa propre mère, au lieu d’une robe de deuil, elle s’achètera une robe rouge – certaine que la morte s’en serait réjouie.

     

    Ginzburg aborde discrètement ce qui la concerne de près. « Nous nous mariâmes, Leone et moi. » Elle devient pour son père sa « fille Ginzburg ». Adolescente, elle avait trois amies surnommées dans sa famille « les chichiteuses ». Chez deux d’entre elles, des sœurs, « se succédaient en général des femmes de ménage spectrales et idiotes ». Les liens avec les domestiques, surtout Natalina, avec qui la mère adorait parler (ce que le père ne supportait pas), les relations avec les amis des uns et des autres, sont indissociables de cette chronique familiale.

     

    La montée du fascisme, les difficultés des familles juives comme la leur, les activités clandestines des antifascistes, tout cela est évoqué avec simplicité, au fil des jours, comme ces choses-là ont été vécues. De même la guerre, l’exil du père à Liège pendant deux ans, les mariages, les naissances, les séparations. Leone Ginzburg, tant de fois arrêté pour ses idées politiques, meurt dans une prison romaine en 1944. Après la guerre, chacun, peu à peu, reprend son métier. « Il convenait de choisir à nouveau les mots, de vérifier leur authenticité, de voir s’ils avaient en nous de profondes racines ou seulement les racines éphémères de l’illusion commune. »

    Les passages sur l’ami Pavese sont très personnels : son bureau chez Einaudi, les noyaux de cerise lancés contre les murs, les fièvres amoureuses, l’écoute et l’ironie, le suicide enfin, minutieusement préparé. Natalia se remarie, quitte Turin pour Rome, à regret. Entre ses parents, c’est l’éternelle querelle, pour un vieux costume que sa mère voudrait mettre au rebut et que le père trouve encore très bien – « Tous mégalomanes, vous autres ! » –, pour une anecdote cent fois rappelée –
    « Combien de fois je l’ai entendue cette histoire. »