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roman - Page 198

  • Days / Jours

    What are days for?

    Days are where we live.

    They come, they wake us

    Time and time over.

    They are to be happy in:

    Where can we live but days?


    Ah, solving that question

    Brings the priest and the doctor

    In their long coats

    Running over the fields.

     

     

     

    A quoi servent les jours ?

    Les jours sont là où nous vivons.

    Ils viennent, ils nous réveillent

    Sans cesse renouvelés,

    Ils sont faits pour être heureux :

    Où vivre ailleurs sinon des jours ?

     

    Ah, résoudre cette question

    Fait venir le prêtre et le médecin

    Dans leurs longs manteaux

    En toute hâte à travers champs. »

     

     

    Philip Larkin (1922-1985)


    in
    David Lodge, La vie en sourdine
     

  • En sourdine

    Pour traduire Deaf sentence, le titre du dernier roman de David Lodge (2008), Maurice et Yvonne Couturier ont opté pour La vie en sourdine, ce qui convient très bien à la situation de Desmond Bates, professeur de linguistique à la retraite, devenu dur d’oreille. S’appuyant sur sa propre expérience, Lodge décrit avec humour et précision les difficultés que sa mauvaise audition provoque dans la vie sociale de son narrateur – en réunion, les prothèses auditives ne sont jamais à la hauteur – et dans sa vie de couple.

     

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    Le studio de David Lodge, une photo de Eamonn McCabe Ó The Guardian

     

    Dans la galerie où il s’est rendu avec Winifred, sa femme qu’il appelle Fred, pour le vernissage d’une exposition, une jeune femme blonde s’est adressée à lui, et au bout d’un quart d’heure, il ne sait plus comment lui dire qu’il ne comprend rien dans ce vacarme et se contente d’acquiescer poliment. Lorsque sa femme l’interroge, sur le chemin du retour, il avoue n’avoir même pas compris son nom. Fred, épousée après
    la mort de sa première épouse, est de huit ans plus jeune que lui ; elle tient un magasin de décoration et l’emmène à toutes sortes d’événements mondains. La terreur de rester seul fait que son époux s’accroche à ce « carrousel socioculturel » malgré son audition dégradée. Sinon, il lui reste la télévision, « le salut des sourds » avec le télétexte et les oreillettes.

     

    Quand la communication orale devient ardue, « le contrôle absolu que l’on a sur le discours écrit devient de plus en plus appréciable », note le professeur en rédigeant son histoire, ou plutôt l’histoire de sa surdité, apparue vingt ans plus tôt, quand il s’est rendu compte qu’il avait du mal à entendre ses étudiants. Sa surdité précoce aux hautes fréquences, plus ou moins compensée par un appareillage, l’ont poussé à prendre sa retraite quatre ans avant l’âge habituel. « La surdité est comique, alors que la cécité est tragique », écrit-il, quelle inégalité entre ces « fenêtres de l’âme » si expressives que sont les yeux et ces drôles de choses charnues voire poilues que sont les oreilles ! « La surdité est une sorte d’avant-goût de la mort, une très
    lente introduction au long silence dans lequel nous finirons tous par sombrer. »

     

    Etre sourd permet, c’est le seul avantage, de s’isoler d’un tas de bruits irritants et désagréables, c’est pourquoi Bates enlève son appareil dans le train, « avec l’impression magique d’être promu instantanément de la seconde à la première classe », quand il se rend dans la banlieue de Londres chez son père, un vieil homme presque aussi sourd que lui, que Fred et sa famille n’apprécient guère, dont l’avenir le tourmente, car il pressent qu’il ne pourra plus vivre seul très longtemps.

     

    Mais La vie en sourdine, en fait le journal du professeur, est tout sauf lugubre. Une certaine Alex lui téléphone un matin : la jeune femme rencontrée à la galerie s’étonne de ne pas l’avoir vu au rendez-vous qu’il lui avait accordé. Elle tient à lui parler de sa recherche universitaire et, une fois qu’il lui a avoué son handicap, l’invite à passer chez elle, pour plus de facilité, ce qu’il n’ose refuser. Après « une espèce de congé sabbatique prolongé », le rythme de l’année universitaire manque au vieux professeur, avec sa succession de tâches qui lui évitaient d’avoir à répondre à la question qu’il se pose à présent chaque matin : « Que vais-je faire de moi aujourd’hui ? » Que quelqu’un s’adresse à lui pour ses compétences redonne un peu d’intérêt à sa vie.

     

    Alex Loom, chez qui il se rend sans en parler à sa femme, consacre sa thèse à « une étude stylistique des lettres de suicidés », un sujet hors du commun. Comme elle ne s’entend pas avec le Prof. Butterwoth, elle aimerait que ce soit lui qui le remplace. Il ne peut pas, parce qu’il est à la retraite et par égard pour son confrère, mais accepte d’en parler avec elle et de replonger dans sa spécialité, l’analyse du discours. Quand il découvre chez lui, dans la poche de son manteau, une petite culotte de femme, il regrette aussitôt d’avoir pris contact avec cette effrontée et la lui renvoie par la poste en mettant les points sur les i. Et voilà qu’Alex le relance chez lui, heureusement en l’absence de Fred : elle a senti que le sujet de sa recherche l’intéressait, s’excuse, promet de ne plus téléphoner chez lui s’il consent à l’aider.

    Comment le professeur va donc s’intéresser au langage des candidats au suicide, comment Alex Loom, une manipulatrice, va se comporter de plus en plus étrangement, comment vont se dérouler en famille les fêtes de Noël et de fin d’année qu’adore Fred, et que Desmond déteste, comment se font et se défont les tensions dans un couple, entre parents et enfants, c’est le sujet de La vie en sourdine, où David Lodge aborde avec un détachement très anglais et une grande franchise les malentendus d’un homme avec la vie.

  • Indépendance

    « J’aime l’indépendance en tout, et je trouve qu’on n’est indépendant en rien à la campagne hors d’entrer et de sortir de chez soi, encore quand le temps le permet. Quant à s’amuser quand on veut, voir des amis, dîner en ville, aller seul ou en compagnie au spectacle, se promener en bonne compagnie, se procurer avec de l’argent tout ce dont on a besoin ou tout ce qui fait plaisir, se faire belle pour l’un et non pour l’autre, et satisfaire ses fantaisies comme et quand on le veut, il n’y faut pas compter dans une solitude, ordinairement loin même d’une petite ville, où l’on est accablé de voisins ou absolument abandonné, où on n’est servi promptement dans ce qu’on veut qu’à prix d’or, et en éreintant de pauvres diables qu’on fait courir jour et nuit. Tout cela est triste. La nature n’est pas bonne à voir de si près, cette belle vie est une véritable déchéance. Cela n’empêche pas que cette éternelle raison ne commande et ne soit obéie, et qu’enfin on ne tire parti des circonstances le mieux possible. Mais on rentre à Paris quand on le peut et c’est ce que je ferai dès que je le pourrai. »

    Constance de Salm (Correspondance - Dyck, 21 septembre 1812)

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    Watteau, Plaisirs du bal
  • Fille des Lumières

    Un détail de Dora, vue de dos, de Georges-Victor Hugo (Musée d’Orsay), nuque découverte, offre une belle couverture aux Vingt-quatre heures d’une femme sensible de Constance de Salm (1767-1845), rééditée chez Phébus. La postface de Claude Schopp éclaire ce roman épistolaire sur la passion et la jalousie au féminin et surtout fait connaître cette femme de lettres tombée dans l’oubli alors que son salon parisien, brillant, attirait du beau monde chez la « Muse de la raison », comme Marie-Joseph Chénier l’a surnommée. 

     

    Portrait de Constance de Salm.jpg

    Jean-Baptiste-François Desoria (1758–1832),
    Portrait de Constance Pipelet, 1797

    © The Art Institute of Chicago

     

    «A Madame la Princesse de *** », dédicataire de son « petit roman », Constance de Salm déclare avoir voulu répondre aux reproches qui lui avaient été faits sur « le ton sérieux et philosophique » de la plupart de ses ouvrages. Ici elle n’écrirait rien « qui ne fût dicté par le sentiment et la passion » : ivresse, trouble, jalousie surtout, voilà ce qu’elle veut peindre de l’amour tel que peut l’éprouver « une femme vive et sensible » - « une espèce d’étude du cœur d’une femme ».

     

    Quarante-six lettres, en vingt-quatre heures, l’invraisemblance lui en sera reprochée. Il s’agit parfois de très courts billets, parfois de quelques pages, dans l’intention d’exprimer toutes les nuances de l’émotion et de l’égarement d’une femme amoureuse pour qui « tout est trouble et confusion » depuis qu’à un concert, elle a vu l’homme qu’elle aime s’empresser de « saluer cette belle et coquette Mme de B*** dès qu’elle est entrée » et dans un adieu furtif la laisser pour reconduire cette femme chez elle parce que sa voiture n’arrivait pas. « Quel misérable motif pour déchirer si cruellement mon cœur ! »

     

    Toute la nuit, « une éternité de douleurs », cette image la poursuit, et le matin la voit se persuader qu’une telle trahison est impossible. « Hélas ! qu’est-ce que cette vie qui nous échappe à chaque instant et que nous remplissons si légèrement d’amertumes ? un supplice, si l’on souffre ; un délire, si l’on est heureux ; et toujours de la vie, de la vie qu’on dépense, qu’on prodigue, qui ne reviendra plus, qui emporte tout ; tout, même l’amour ! » Pour tromper l’attente d’un billet qui éclaire l’affaire, que son vieux serviteur ne manquera pas de lui remettre à l’instant, la solitaire prend ses crayons, ses pinceaux, en vain – « Si les arts veulent un cœur ardent, il leur faut aussi un esprit libre. Et peut-on avoir l ‘esprit libre avec une passion dans l’âme ? »

     

    Arrive alors une lettre, non de celui qu’elle aime, mais du comte Alfred de ***, et c’est une déclaration d'amour ! Il lui a parlé la veille, quand elle avait l’esprit et les yeux ailleurs, elle ne comprend qu’à présent le motif de cette cour dédaignée. Ne sachant que répondre, elle joint cette lettre à la sienne, pour que son seul amour lui dise comment s’en défendre. Mais rien, rien de celui dont elle attend tout. Elle lui envoie son serviteur, dont le rapport alimente son angoisse : on a vu chez lui Madame de B***, tous deux sont partis à la campagne, « de grands et mystérieux préparatifs se font dans la maison ». On verra jusqu’à quelles extrémités le doute et la jalousie poussent une femme passionnée.

     

    Les « gender studies » des féministes américaines ont sorti de l’ombre Constance Marie de Théis (Mme Pipelet d’un premier mariage avec un chirurgien en 1789) qu’enthousiasme la Révolution : « Qu’ils étaient beaux les sentiments d’alors ! / Que l’on se trouvait grand ! Que l’on se sentait libre, / Quand, d’une nation partageant les transports, / On croyait sans effort / Entre tous les pouvoirs établir l’équilibre / Et par de nouveaux droits effacer d’anciens torts ! » (Mes soixante ans, autobiographie en vers) Suspecte à cause de son origine aristocratique, elle est forcée de s’isoler et écrit alors Sapho, le portrait d’une poétesse et d’une amoureuse, qui deviendra un opéra.

     

    Constance Pipelet est la première femme admise en 1795 au Lycée des arts qui rallie savants, lettrés, artistes et académiciens après la dissolution des académies au début de la Révolution. C’est là qu’elle donne lecture, deux ans plus tard, de son Epître aux femmes qui fait d’elle « le porte-étendard de la révolte des femmes contre la domination masculine en matière artistique » (Schopp) : « Assez et trop longtemps les hommes, égarés / Ont craint de voir en vous des censeurs éclairés ; / Les temps sont arrivés, la raison vous appelle : / Femmes, éveillez-vous et soyez digne d’elle. » Membre de toutes les sociétés savantes, Constance divorce en 1799. Henri Beyle la remarque : il admirait « fort et avec envie la gorge de Mme Constance Pipelet qui lut une pièce de vers » (Stendhal, Vie de Henry Brulard) et a même noté dans son Journal certaines habitudes intimes de Constance que lui avait confiées un amant indiscret.

     

    Un second mariage, très heureux, la fait comtesse et plus tard princesse de Salm-Reifferscheid-Dyck: elle épouse d’un homme plus jeune qu’elle de presque six ans, également divorcé, un botaniste qui possédait dans ses serres du château de Dyck une des plus belles collections de plantes de l’époque. A Paris, où ils résident l’hiver, le salon de Constance est un des mieux fréquentés. Si les Vingt-quatre heures d’une femme sensible ou Une grande leçon ne valent pas La princesse de Clèves, elles révèlent, avec l’intéressante postface de Claude Schopp, une femme de lettres enthousiaste, « fille des Lumières, raisonneuse, analytique et attachée à une
    clarté qu’elle veut caractéristique de l’esprit français »
    (Christine Planté, Femmes poètes du XIXe siècle).

  • Des lubies

    « Joyce, comme Proust, avait des lubies bizarres. Comment l’en guérir ? Autant exiger d’une tornade de faire office de bouillotte. Il avait peur du noir, des orages et de la foudre et se réfugiait sous une table ou dans une armoire jusqu’à ce que le calme soit revenu. Il détestait voyager isolé, passer seul la nuit du Nouvel An, croiser une nonne en rue, craignait les routes désertes, la mer démontée, les chevaux au galop, les stylos dont l’encre gicle, l’odeur des désinfectants et les fœtus morts, les animaux crevés et les oiseaux éventrés dont le dégoûtaient les organes internes. Et surtout il avait peur des chiens, que le père de son père avait tenté de lui faire aimer très tôt mais qu’il trouvait des bêtes détestables et lâches. Cela venait de l’enfance, quand il jouait sur la plage avec son frère à lancer des cailloux dans l’eau et avait été attaqué par un terrier irlandais au poil doux, qui passait pour un bon compagnon et l’avait cruellement mordu au menton, creusé par une cicatrice que marquait sa barbiche. Il prenait depuis ses précautions et s’éloignait à la vue d’un passant dont la voix était proche de l’aboiement qu’il appelait « lastration », aussi rare en français qu’en anglais, aboyer venait de latrare, bien qu’il eût longtemps cru que celui qui aboie n’est pas méchant. »

     

    Patrick Roegiers, La nuit du monde

     

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    Moto biplace au Champ-de-Mars. Paris, 1922
    © Jacques Boyer / Roger-Viollet (Paris en images)