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littérature - Page 23

  • Hors d'Europe

    Au milieu de Marguerite Yourcenar – Le bris des routines, Michèle Goslar aborde les excursions hors d’Europe de la première femme écrivain à l’Académie française. D’abord l’Amérique du Nord, où elle se rend pour la première fois en 1937, avec Grace Frick. Quand elle y retourne deux ans plus tard, elle se heurte à la nécessité de travailler comme professeur de littérature et d’art, dans la banlieue de New York, et à un mode de vie « plus rude et plus factice qu’en Europe » (M. G.), jusqu’à ce que l’acquisition de Petite Plaisance, « sa maison de Northeast Harbor », ramène une
    vie plus paisible et plus propice à l’écriture.
     

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    Petite Plaisance, une photographie de Pierre Mackay sur Panoramio et Google Earth

     

    La personnalité de Father Divine, un « thaumaturge alors célèbre, objet d’un culte passionné pour une bonne partie des Noirs de Harlem, couvert par ses fidèles, presque toujours misérables, de dollars qu’il redistribuait à de plus pauvres encore » nourrira dans L’œuvre au Noir « l’extraordinaire figure de Hans Bockhold, le comédien visionnaire, charlatan et Dieu-Roi » (Blues et gospels).

     

    Des Indiens d’Amérique, elle admire un mode de vie à l’opposé de notre « civilisation du gâchage » : « Ils avaient le sentiment qu’il fallait passer sur terre en laissant le moins possible de traces. Ne pas peser sur la terre. Tout est là. » (Entretien pour Marie-Claire, 1978). Dans Le cheval noir à tête blanche, des contes pour enfants, Yourcenar rend hommage aux Abenakis : « Ils n’en portent pas moins le beau nom commun à toutes les tribus huronnes établies à l’est du Maine, les Abenakis, le peuple de l’aurore. » 

     

    « Je croyais la connaître, la vie, mais c’est le jour où je l’ai rencontrée dans l’anonymat total des grandes villes américaines, dans une civilisation alors pour moi sentie comme très différente de celle de l’Europe, plus tard sur les routes du Sud ou du Nouveau-Mexique, et enfin dans la région que j’habite ici, explique-t-elle à Matthieu Galey venu l’interviewer à Petite Plaisance en 1979, que j’ai appris le peu qu’on est dans l’immense foule humaine et combien chacun est obsédé de
    ses propres soucis et combien, au fond, nous nous ressemblons tous. Cela m’a été très utile. »

     

    Dans ses randonnées sur l’île des Monts-Déserts« en un sens, l’île d’Achille… », un beau texte est consacré à une visite des Jardins Rockfeller, Matinée de grâce (25 juillet 1973). En revanche, la période de chasse ruine l’harmonie, provoque en elle révolte et dégoût. Sa vision du Canada accumule aussi les connotations négatives : « Nulle part on n’a le sentiment d’un site humain enfonçant amicalement dans le sol ses racines, marié à lui comme les moindres villages d’Italie à leurs vignes, ou les fermes scandinaves à leurs labours bordés de sapinières. Personne n’a ornementé au-dehors les maisons pour le plaisir des yeux, ni fleuri les jardins, ni tracé de petits sentiers nonchalants à l’orée des bois. La dure vie dans un climat dur n’a conseillé à l’homme que l’agression et l’exploitation. » (Le Tour de la prison).

      

    Lors d’une conférence à Québec intitulée « Si nous voulons encore essayer de sauver la terre », en 1987, Marguerite Yourcenar résume sa pensée : « La formule « Terre des hommes » est extrêmement dangereuse. La Terre appartient à tous les vivants et nous dépendons en somme de tous les vivants. Nous nous sauverons ou périrons avec eux et avec elle. »

     

    En Afrique, qu’elle découvre avec Jerry Wilson, elle apprécie la « sauvage beauté » du Maroc. Sur l’Egypte, visitée une seule fois, elle n’écrit guère. En Asie, le Japon où elle voyage pendant trois mois en 1982 sera l’objet principal d’un recueil d’essais, Le Tour de la prison. On y trouve de très belles réflexions sur le sens du voyage et sur son altération par le tourisme de masse. « Mais ce qui s’impose peut-être le plus au cours des grandes et petites péripéties qui font de chaque vrai voyageur un aventurier, ce sont sans doute des visages. Que nous le voulions ou non, même chez les plus adonnés au spectacle naturel ou à la contemplation esthétique, même chez les plus accablés par le pullulement humain qui dévalorise l’homme, certains visages surimpressionnent tout. »

     

    Usage du chapelet bouddhique, beauté des vêtements drapés sur les peaux lisses et nues en Thaïlande, magasin de soieries de Jim Thompson à Bangkok « avec ses murs tapissés, comme une bibliothèque l’est de livres, de centaines de rouleaux d’étoffes rangés par nuances », aux impressions de Yourcenar la voyageuse qui composent Le Bris des routines est jointe en annexe une conférence donnée à Tôkyô en 1982, Voyages dans l’espace et voyages dans le temps. Yourcenar la termine ainsi : « Nous sentons qu’en dépit de tout, nos voyages, comme nos lectures et comme nos rencontres avec nos semblables, sont des moyens d’enrichissement que nous ne pouvons pas refuser. »

  • Tempo

    « Comme le danseur, dont le corps a si bien apprivoisé la musique qu’il la suit tout en la dominant, marquant les accents et jouant avec le tempo, entre anticipation et retard, pour donner au rythme un relief que l’on ne soupçonnait pas, l’écrivain, esclave semi-consentant du temps, se soumet à la chronologie, à la logique du temps, tout en la domptant. La lecture se déroule, mais seul le poète est maître de la lecture. On aurait tort de croire que le rythme de lecture dépend du lecteur, de son acuité visuelle ou de ses talents intellectuels, le rythme est, par avance, défini par la main qui écrit. » 

    Geneviève Brisac, Agnès Desarthe, La double vie de Virginia Woolf

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  • Virginia, Mrs W.

    Ni biographie classique ni monographie critique, La double vie de Virginia Woolf (2004) se veut une entrée à la fois vers la femme et vers l’écrivain. Geneviève Brisac et Agnès Desarthe ne cachent pas leur sympathie pour celle qui « ne cessa de penser sa place parmi les autres, une femme au milieu des autres femmes ». Elles ont lu et relu ses romans, essais, lettres, nouvelles et son Journal pour en nourrir ce portrait de Virginia Woolf et amener leurs lecteurs à l’œuvre elle-même. Elles ont à cœur de dégager sa personnalité des qualificatifs péjoratifs – puritaine, dépressive, bourgeoise, narcissique – et de mettre en valeur l’artiste drôle, perspicace, imprévisible, sensuelle, travailleuse, plus proche de nous que certains ne l’imaginent..

    Une esquisse du passé évoque St Ives, en Cornouailles, où la famille Stephen passait ses vacances : « Si j’étais peintre, je rendrais ces premières impressions en jaune pâle, argent et vert. » (V. W.) - « Mais non, commentent ses biographes, elle est écrivain, c’est-à-dire qu’elle croit possible de faire ressentir des émotions à un lecteur en lui décrivant des choses impossibles à peindre, des gens impossibles à comprendre, des faits impossibles à expliquer, des souvenirs oubliés. » Le paradis de l’enfance prend fin en 1895, quand elle a treize ans. Julia, sa mère, meurt. Virginia en sera obsédée jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans, où elle s'inspire d'elle pour la lumineuse figure de Mrs. Ramsay dans La promenade au phare.

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    Quant à son père, elle note dans son Journal en 1928 : « Père aurait eu quatre-vingt-seize ans. Quatre-vingt-seize ans. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais pas écrit, pas un seul livre. Inconcevable. » Intellectuel remarquable, Leslie Stephen était un parfait homme du monde en public, mais un tyran égocentrique pour les siens.

    « Bloomsbury, ce sont avant tout les jeudis de Bloomsbury, ou la vie légère et palpitante des sœurs Stephen après la mort de leur père en 1904 et jusqu’au mariage de Vanessa avec ledit Clive Bell, en 1907. » Une vie d’étudiants – sa
    sœur et elle n’ont pas eu accès aux études, il en sera question dans Une chambre à soi –, grâce aux amis de leur frère Thoby : Roger Fry, Duncan Grant, Morgan Forster, Maynard Keynes, et puis Leonard Woolf, qui épouse Virginia en 1912. « Dix ans plus tôt, elle avait confié à son amie Emma Vaughan : « La seule chose qui compte en ce monde, c’est la musique – la musique, les livres et un ou deux tableaux. » »

    La Hogarth Press, œuvre commune de Virginia qui écrit et de Leonard qui lit, leur
    sera « un irremplaçable instrument de liberté ». Sans les pressions d’un éditeur extérieur, stimulée par les encouragements de son mari, Virginia Woolf peut voler de ses propres ailes vers une nouvelle forme romanesque qui brise avec les convenances du roman victorien. En poète, elle cherche à restituer l’impression, la vision. Lily Briscoe, la peintre de La promenade au phare, l’exprime ainsi : « Si seulement elle pouvait les assembler, les coucher par écrit dans quelque phrase, alors elle aurait atteint la vérité des choses. »

    Mrs Woolf se promène, rend visite, reçoit, correspond. « Otez-moi l’amour que j’ai pour les amis, l’urgence dévorante qui m’attire vers la vie humaine, ce qu’elle a d’attirant et de mystérieux, et je ne serai plus qu’une fibre incolore que l’on pourrait jeter comme n’importe quelle déjection. » (Lettre à Ethel Smyth) « Pourquoi restons-nous muets comme des carpes, paralysés par la stupeur, alors qu’il n’y a rien de plus important au monde que notre commun besoin d’affection et d’admiration ? » (Lettre à Philip Morrell)

    Geneviève Brisac et Agnès Desarthe s’attardent sur les œuvres majeures, Mrs Dalloway, Les Vagues, sur les lectures incessantes – Proust, « le grand interlocuteur ». Bien sûr, aussi sur les essais, Une chambre à soi et Trois guinées, où elle examine la condition des femmes et leurs rapports avec les hommes pour qui elles sont, « depuis des millénaires, d’indispensables miroirs grossissants », pourvoyeuses d’énergie vitale.

    La mort de son neveu Julian Bell à la guerre d’Espagne, en 1937, réveille le souvenir de son frère Thoby, emporté par une typhoïde en 1906. La guerre entre pour de bon dans la vie de Virginia Woolf. Les accès de dépression, d’épuisement, la peur de la folie, lui font abandonner la lutte en mars 1941. « Seule dans un monde hostile » dit Rhoda, l’une des voix qui se croisent dans Les Vagues.

  • Hors du temps

    « Car c’est une grande force, en vérité, que d’être hors du temps : de vivre dans les idées, dans le contact avec des auteurs de pays divers et de temps lointains, qui sont très différents et qui pourtant vous touchent, donc vous ressemblent. Cela fortifie, cela aide. Cela vous forme comme les voyages forment la jeunesse. Cela vous aide à jauger les « événements qui font l’histoire du monde » comme
    y aide la vue des ruines, des temples, des palais, dont au demeurant, chacun recherche avec passion la connaissance. »

    Jacqueline de Romilly, L'Enseignement en détresse

    Romilly, L'invention de l'histoire politique.jpg
  • Lire et relire

    « Tout ce qui nous entoure est certainement faux, mais nous-mêmes sommes bien vrais. » Voilà la première phrase que j’avais soulignée dans Paula ou l’éloge de la vérité en 1992,  l’année de sa traduction en français pour Actes Sud. Un article du Monde des Livres que je retrouve glissé sous la couverture, avait attiré mon attention sur ce romancier suédois : « Lindgren ou l’illusion du réel ».

    Que retient-on des livres qu’on n’a lus qu’une seule fois ? Je peux le dire exactement pour celui-ci et c’est la raison même pour laquelle je l’ai relu récemment. L’incipit, inoubliable,  ressemble à un conte de fées pour les amateurs de salles des ventes : un encadreur découvre, dès son entrée à l’exposition, une peinture extraordinaire, suspendue parmi d’autres. Il est fasciné au point de perdre l’air détaché qu’affichent par prudence et par ruse ceux qui envisagent d’acquérir un objet, se gardant d’attirer l’attention. Le dialogue muet qui commence entre la madone du tableau et lui, les paroles qu’il échange avec un petit homme chauve qui se montre lui aussi très intéressé, le souci immédiat de rassembler immédiatement la plus grosse somme d’argent possible en vue des enchères – puisque c’est d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit -, le récit haletant de la vente elle-même, tout cela s’était greffé très précisément dans un coin de ma mémoire.

    50f5e839547b1bbfc18b6d2dd9ae7327.jpgQue souligne-t-on en lisant ? Il y a, j’imagine, autant de réponses à cette question que de lecteurs. Certains refusent de prêter leurs livres à cause de ces marques trop personnelles. Tout lecteur – ou lectrice puisque les femmes forment le gros des troupes – ne manque pas de remarquer, un jour ou l’autre, en retirant un livre de l’étagère où il était retourné au silence, à quel point le temps a passé. Le crayon s’est posé sous un mot, une phrase qu’aucun écho ne fait plus résonner. Ailleurs surgissent de simples repères, des lieux, des dates, … Bien sûr, des passages cochés pour leur résonance avec le titre du roman, sa thématique fondamentale sur le vrai et le faux. Parfois la musique d’une phrase, la force d’une image.

    Mais quelques années après, on n’est plus du tout celui ou celle qui a souligné cela. L’œil s’attarde ailleurs, voit d’autres choses. Moins obnubilée par l’intrigue, la lecture suit un autre cours et va, peut-être pour la première fois, à la rencontre du texte.