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littérature russe - Page 15

  • Perte

    « Un soir de juillet descendait sur Baden-Baden, ville d’eaux allemande ; au loin sur la Forêt-Noire ou la forêt de Thuringe des nuages violets s’amoncelaient, des éclairs de chaleur zébraient l’horizon ; plus près de la ville, sur les hauteurs environnantes, on apercevait le Château-Vieux et le Château-Neuf aux murs de briques rouges avec leurs tours crénelées ; d’ici quelques jours, nous allons retrouver Anna dans l’escalier de pierre d’un des châteaux, fuyant Fédia, capable après une perte au jeu de lui soutirer leurs derniers sous ; elle grimpe les marches avec légèreté comme si Sonia ou Micha n’étaient pas là, sous son cœur, mais arrivée au second palier elle a soudain un étourdissement, mal au ventre, des nausées, elle doit s’asseoir sur un banc, au vu de tous les promeneurs qui la regardent parce qu’elle est au bord de l’évanouissement ; quand Fédia la retrouve, il tombe encore une fois à genoux devant elle, en public ; elle se cache le visage dans les mains pour échapper aux regards et parce qu’elle est sur le point de vomir ; il se frappe la poitrine en disant qu’il la rend malheureuse, mais ce n’est plus aussi terrifiant qu’avant, elle s’est habituée ; elle lui donne l’argent en sachant qu’il va le perdre au jeu. »

     

    Leonid Tsypkin, Un été à Baden-Baden

     

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  • Dostoïevski et lui

    Un été à Baden-Baden est l’œuvre d’un médecin chercheur russe, Leonid Tsypkin, dont les deux parents étaient médecins, russes et juifs. Tsypkin (1926-1982) a écrit pour lui-même durant toute sa vie. Au-dessus de sa table de travail, il avait les photos de Tsvetaeva et de Pasternak. Par prudence, il avait renoncé à publier. L’installation de son fils aux Etats-Unis avait valu au pathologiste une rétrogradation au poste d’assistant-chercheur. C’est un ami journaliste qui a sorti d’URSS le tapuscrit
    d’Un été à Baden-Baden (écrit le soir, de 1977 à 1980), publié à New York dans
    un hebdomadaire pour émigrés russes, quelques jours avant qu’une crise cardiaque ne terrasse son auteur.

     

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    Portrait de Dostoïevski par Rundaltsov (d’après une photo), détail – Musée Dostoïevski

     

    Une belle préface de Susan Sontag en 2001 (d’une vingtaine de pages) nous présente Tsypkin, passionné de Dostoïevski. Comme elle l’explique, Un été à Baden-Baden n’est ni une fantaisie autour de Dostoïevski ni un roman documentaire. Dans ce double récit, le narrateur voyage en train vers Leningrad et raconte en parallèle le voyage de Dostoïevski et de sa seconde épouse, Anna Grigorievna, qui ont quitté Pétersbourg à la mi-avril 1867 pour se rendre en Europe de l’ouest et échapper à des ennuis de toutes sortes. Ils y sont restés quatre ans. A Baden-Baden, l’auteur du Joueur espérait gagner au casino de quoi sortir de sa misère financière.

     

    « Rien n’est inventé, tout est inventé » (Sontag) : Tsypkin possède une connaissance pointue de son sujet, des lieux liés à la vie ou à l’œuvre de Dostoïevski. Celui-ci le fascine malgré son antisémitisme, un mystère pour lui qui fait partie de la « tribu ». Il ne peut comprendre « qu’un homme si sensible dans ses romans aux souffrances humaines, que ce défenseur zélé des humiliés et des offensés (…) n’ait pas trouvé un seul mot pour défendre ou justifier des êtres humains persécutés depuis des milliers d’années ».

     

    La longue phrase d’incipit entraîne immédiatement le lecteur dans un flux de sensations et de pensées, dans le mouvement du voyage et du récit : « C’était un train de jour, mais on était en hiver, en plein hiver, fin décembre, et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s’était donc mis à faire sombre très tôt – seules surgissaient les lumières des gares au sortir de Moscou, fuyantes, comme emportées en arrière par une invisible main… » Le narrateur ouvre dans le train le Journal d’Anna Dostoïevski qu’il a emprunté à sa tante, une « mise au net des notes prises en sténo par Anna à l’étranger, l’été qui suivit son mariage ».

     

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    Vitrine au Musée Dostoïevski

     

    Sans qu’il y ait de démarcation précise (Sontag compare le style libre et original de Tsypkin à celui de Saramago), nous voilà devant la Madone Sixtine exposée au musée Pouchkine à Moscou – une reproduction de ce tableau fut offerte peu de
    temps avant sa mort à Dostoïevski, image conservée au musée Dostoïevski de Leningrad. Et voici les Dostoïevski à Dresde, où après avoir visité le musée des Beaux-Arts, ils déjeunent en terrasse sur l’Elbe. Une altercation avec un serveur réveille les souvenirs du bagne et du méprisant major qui avait provoqué Chez Fédor, par peur, une réaction servile qu’il se reproche encore. A son tour d’être désagréable, et c’est souvent Anna qui en fait les frais.

     

    La mère d’Anna lui a donné de quoi payer le voyage, mais Dostoïevski reproche à sa femme de porter des gants usés, l’humilie. « Ils rentrèrent côte à côte, sans se parler, comme des étrangers. » Le soir, apaisé, Dostoïevski la rejoint dans la chambre – « et la traversée commençait : ils nageaient à grandes brasses,
    sortant en même temps les bras hors de l’eau, aspirant en même temps l’air
    dans leurs poumons, s’éloignant du rivage, vers le bleu profond de la houle à l’horizon… »

     

    Le couple et la littérature, voilà les axes profonds de ce roman hors du commun.
    On y assiste aux prises de bec, aux réconciliations, on remonte le temps vers la première rencontre entre Anna et Dostoïevski, sous l’œil méfiant du beau-fils, puis du reste de la famille. A Baden-Baden, Anna et lui logent dans une pension modeste et
    les premiers jours sont heureux, «  pareils au matin d’une belle journée d’été, quand il a plu la nuit et que tout est lavé : verdure, asphalte, maisons, tramways rouges comme repeints à neuf ». L’élégant Tourgueniev, lui, peut s’offrir le luxe
    d’un grand hôtel – où Dostoïevski ira quémander quand il sera sans ressources et se disputer avec cet « Allemand » qui ne connaît pas la Russie, selon lui.

     

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    Musée Dostoïevski, Saint-Pétersbourg

     

    Tsypkin décrit toutes les espérances de l’écrivain joueur au casino de Baden-Baden, ses fantasmes, ses défis, l’ivresse des gains, la fascination de la chute, les stratégies qui échouent par la faute de quelque gêneur, la gaieté des retours auprès d’Anna avec des friandises pour fêter l’argent gagné, l’horreur des défaites de plus en plus fréquentes, des bijoux mis en gages, puis des meilleurs de leurs vêtements, la spirale de la déchéance. Culpabilité, orgueil, humiliation.

     

    Entremélés à ces scènes de voyage et de ménage, sans transition, les réflexions du voyageur dans le train, sur sa lecture ou sur les autres voyageurs, les souvenirs qui affluent au passage de telle ou telle gare liée à un épisode de la vie de Dostoïevski, de ses personnages. Chez son amie Guilia à Saint Pétersbourg, le narrateur relit l’article de Dostoïevski intitulé « La Question juive », problématique pour tant d’historiens de la littérature. Tsypkin évoque magnifiquement la ville sous la neige, l’hospitalité d’une amie, le musée Dostoïevski, et enfin, dans cet immeuble d’angle à pan coupé comme on en voit beaucoup à Pétersbourg et que choisissait toujours Dostoïevski pour y
    loger (fascination du triangle étudiée par Tsypkin), la mort du grand homme.

    Si chaque roman est un voyage, Un été à Baden-Baden de Leonid Tsypkin est une plongée en eaux profondes où l’on retient son souffle, subjugué par ce tête à tête entre deux esprits tourmentés, Dostoïevski et lui.

  • Raconte-moi

    « Bon, viens ici, près de moi. Pose ta tête. Comme ça. Une histoire ? Quelle histoire veux-tu que je te raconte, dis-moi ?

    -        L’histoire d’un petit garçon, celui qui…

    -        Celle du petit garçon ? Dis donc, mon vieux, c’est une histoire difficile. Enfin soit, pour te faire plaisir… Eh bien, voilà : il était, paraît-il, une fois, un petit garçon. Eh ! oui. Un petit garçon d’environ quatre ans. Il vivait à Moscou. Avec sa maman. Et ce petit garçon s’appelait Slavka.

    -        Comme moi ?

    -        … Assez mignon, mais fort malheureusement c’était un bagarreur. Et pour se bagarrer tout lui était bon : ses poings et se pieds et même ses caoutchoucs. Un beau jour, il rencontre dans l’escalier la petite fille du numéro 8, une petite fille gentille comme tout, douce, jolie, et il lui envoie un livre en pleine figure.

    -        C’est elle qui…

    -        Une minute. Ce n’est pas de toi qu’il s’agit.

    -        C’est un autre Slavka ?

    -        Absolument. Mais où en étais-je ? Ah ! oui… Alors… »

     

    Boulgakov, Un psaume in Articles de variétés et Récits

     

    Petit garçon au chandail rouge, affiche de Nathalie Parain.jpg

    © Nathalie Parain, Petit garçon au chandail rouge

    http://www.cyber-centre-culturel.fr/index.php?module=cms&desc=default&action=get&id=14855

  • Moscou 1923

    Courtes journées, trop occupées encore… Des miettes de lecture, tout de même, glanées dans les Articles de variétés et Récits (1917-1927) de Boulgakov qui suivent, dans La Pléiade, La Garde blanche et les nouvelles dont je vous ai déjà parlé. Moscou et ses habitants inspirent le jeune Boulgakov.

     

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    Photo JPR 2004

     

    Scènes moscovites raconte « L’histoire de l’apparition de Karl Marx dans l’appartement d’un avocat qui le haïssait cordialement ». Ce dernier a pressenti la tournure des événements et, pour en conserver la jouissance, bouleverse l’organisation de son logis, camoufle ses biens, y invite sa cousine et son cousin promu secrétaire, dissimule sa bibliothèque – « Le diable en personne n’en aurait pas trouvé l’entrée ». De six pièces, il est ainsi passé à trois, se munit de certificats divers sur son état de santé, le besoin d’un supplément de surface pour raisons professionnelles, la nécessité d’un piano pour que sa cousine puisse donner des leçons de musique, d’un lit pour loger Sacha la cuisinière, etc. L’avocat ouvre lui-même la porte aux vérificateurs. « Trois années durant, des hommes en capote grise et en manteau noir mangé aux mites et des filles ayant des serviettes à la main et portant des imperméables en toile de bâche montèrent à l’assaut de son appartement comme l’infanterie monte à l’assaut de cordons de barbelés et n’arrivèrent à rien. » C’est alors qu’il achète quatre portraits : Lounatcharski, le commissaire du peuple à l’Education « à la place d’honneur dans le salon », Marx dans la salle à manger, Trotski dans la chambre du cousin, Karl Liebnecht pour la chambre de sa cousine qui n’en veut pas. La tête des vérificateurs lors du « nouvel assaut » ! Irrésistible.

     

    « La perle des villes », c’est Kiev, avec son parc Marinski. Il faudrait en réécrire les enseignes – en ukrainien ? pourquoi pas ? « Mais que les mots soient grammaticalement corrects, et partout les mêmes. » Les Perles du quotidien, ce sont une « Chanson d’été », un été très pluvieux à Moscou, qui fait pousser les « têtes rouges » (les miliciens dans leurs nouvelles tenues) comme des champignons, « Un jour de notre vie », ou encore « Un psaume », une jolie histoire racontée au petit Slavka qui aime prendre le thé chez « un homme seul » à qui sa mère recoud
    ses boutons.

     

    Août 1923 figure dans les annales de La ville dorée pour la première exposition agricole d’URSS dans l’ancien jardin Neskoutchny (aujourd’hui Parc Gorki). Boulgakov, prié d’écrire un reportage sur le sujet, a présenté une note de frais exorbitante pour deux personnes (« je ne vais au restaurant qu’accompagné d’une dame »). Remboursée. Des tramways pleins à craquer, une fourmilière humaine devant les entrées. « Les eaux d’écaille de la Moskova séparent deux mondes.
    Sur l’autre rive, les maisonnettes toutes basses, sans étages, rouges, grises, le confort de la vie de tous les jours, et sur celle-ci, déployée, hérissée de toits, de faîtes aigus, toute piquante, la ville-exposition. »
    Le pavillon de l’artisanat regorge de bibelots et de colifichets, de petits bustes de Trotski dans diverses matières, de fourrures, de jouets en bois, de pierres semi-précieuses de l’Oural. On se bouscule pour visiter le bâtiment principal, « un bizarre mélange de bois et de verre », et son parterre de fleurs, dans la pénombre, le parterre Lénine, un portrait « gigantesque, jusqu’à la taille, d’une ressemblance stupéfiante ».

     

    Boulgakov retourne à l’exposition deux semaines plus tard. Pendant ce temps, « la ville de bois s’est radicalement transformée » : peinte de toutes les couleurs, débarrassée des échafaudages, envahie par la cohue les jours de congé. On y
    apprend comment éviter les incendies, préserver les forêts, fabriquer du caramel, préparer du tabac ou de la bière, cultiver le chanvre, exploiter les vers à soie. Au coucher du soleil, magnifique – « au loin, les bulbes dorés du Christ-Sauveur jettent leurs derniers feux » – une halte au spectacle de marionnettes, de la propagande pour le « coopératisme ». A l’embarcadère des Amis de la flotte, un hydravion, « oiseau en aluminium », embarque des Japonais pour un survol de l’Exposition. « Et les lumières brillent en grappes, en bouquets, et les réclames agitent leurs ailes. Du jardin Neskoutchny parviennent les accents cuivrés d’une marche. »

  • A la terrasse

    « Tout en repensant à cette histoire, et de plus en plus inquiet pour Glika, Ariadna et Xavéri, il atteignit la place de l’Opéra et s’arrêta au Café de la Paix. Une bande de jeunes gens passa, les uns en bonnets de fou, les autres en masques vénitiens. Ils chantaient des airs de Juliette Gréco. A Moscou, cela aurait été inimaginable. Immédiatement, toutes ses inquiétudes s’envolèrent. La joie d’être seul à Paris le pénétra. Je vais passer deux ou trois jours – et deux ou trois nuits – ici, sans aucune obligation, sans aucune surveillance, sans avoir à lutter pour rien, que la paix reste en paix, non pas en qualité d’agent des Services, mais simplement en poète par la grâce de Dieu :

     

    Planté un jour sur le bitume

    Devant le Café de la Paix

    Tel Souvorov à la retraite

    Je rimais en franc volapük.

     

    Je vais m’asseoir à la terrasse et zieuter les passants, les zigotos et les putains. C’est exactement ce que je dirai au garçon : Je suis tout à fait seul. Je vais boire à la bonne mienne, je passerai ma commande dans l’ordre suivant : un double Martini, un double scotch, une absinthe. Et on remet le tout. »

     

    Vassili Axionov, Les Hauts de Moscou