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littérature japonaise - Page 8

  • Messager du sommeil

    « Tout le monde avait un messager du sommeil. Dans la journée, il se retirait quelque part au fond d’une forêt lointaine d’où il sortait la nuit pour visiter son maître. Et il frappait sur les osselets au fond de nos tympans. En entendant ce signal, les gens tombaient dans le sommeil. Le messager remplissait fidèlement sa mission. Qu’il neige ou qu’il vente, il réitérait ses visites sans se reposer. Mais un jour il s’affaiblissait. Il restait de plus en plus souvent anéanti dans sa petite cabane entourée de conifères. Toutefois, il n’oubliait pas ses visites. Il partait, même en rampant. Un après-midi, à l’abri des regards, le messager rendait son dernier soupir. C’était la mort… Voici ce que je pensais. »

    Yoko Ogawa, Les ovaires de la poétesse in Les paupières

     

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    André Brunin, La sieste (détail)

  • Ogawa la sensitive

    En lisant Les paupières de Yoko Ogawa, on reconnaît l’univers de La Marche de Mina ou de La Formule préférée du professeur, entre autres romans de cette romancière japonaise. Fermer les yeux, s’endormir, ouvrir les yeux, observer – le corps et l’appréhension du monde et des autres par tous les sens, voilà le fil conducteur des huit nouvelles de ce recueil au titre tout à fait approprié.
    Des récits à la première personne.
     

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    Nu de Foujita


    C’est difficile de dormir en avion rapproche une jeune femme qui se rend à Vienne et un homme d’une trentaine d’années. En manque de sommeil, dérangée d’abord par son voisin, elle l’écoute ensuite avec intérêt : il ne travaille jamais à bord d’un avion où il sent comme dans un « labyrinthe temporel » « Il n’y a qu’à rester immobile, les yeux fermés, en attendant d’arriver à la sortie, sans se laisser distraire par les réalités terrestres, comme les dossiers ou les documents. » Lorsque elle lui confie ses difficultés à s’endormir, il lui explique comment « dans l’obscurité se déroule le récit qui (le) conduit au sommeil. » Pour lui, c’est l’étrange rencontre, un jour, avec une vieille dame viennoise dans l’avion qui la ramenait du Japon. Elle s’y était rendue sur la tombe d’un homme à qui elle écrivait depuis trente ans et dont elle avait une photo. En se rendant chez lui, elle avait compris que ses lettres étaient mensongères et même la photo (celle d’un acteur). La vieille dame, jamais mariée, tenait un commerce de tissus. Mais son allergie aux crevettes avait bouleversé la fin du voyage. Une fois cette histoire terminée, vient le moment pour les deux voyageurs de fermer les yeux.

     

    Une autre vieille femme, dans L’art de cultiver les légumes chinois, fait du porte à porte pour vendre ses légumes, par nécessité. La narratrice, celle qui lui ouvre sa porte, s’étonne du vernis rose sur les ongles de ses mains ridées et brûlées par le soleil, alors que le visage ne porte aucun maquillage. La vieille insiste tellement qu’elle lui achète quelque chose. En prime, elle reçoit des graines d’un légume chinois assez rare à faire pousser à l’intérieur et à l’ombre. Au bout d’une semaine apparaissent des pousses, puis les légumes grandissent à vue d’œil, quoique frêles comme des nouilles. L’acheteuse et son mari hésitent à en manger. Une nuit, ils se rendent compte que les légumes brillent, quasi phosphorescents, « comme si leur corps couleur crème déteignait tranquillement dans l’obscurité. » Comme la première nouvelle, celle-ci débouche sur une enquête et sur un mystère.

     

    Ogawa aime mettre en contact des générations différentes. La nouvelle éponyme, Les Paupières, montre une jeune fille de quinze ans si sensible à la vue d’un homme mûr qui saigne du nez à la suite d’une chute, en pleine ville, qu’elle sort son mouchoir pour lui essuyer la figure. Il n’est pas du tout ivre, comme l’ont vite supposé d’autres passants, et elle l’accompagne chez lui, dans sa toute petite maison sur l’île où on se rend avec le ferry. Ils sympathisent. Chaque fois qu’elle est censée se rendre au cours de natation, qu’elle n’aime pas, la jeune fille se rend avec son sac de bain chez N qui lui montre son hamster. Un jour, il l’invite au restaurant, lui raconte comment autrefois il est tombé amoureux d’une violoniste qu’il adorait regarder jouer : « La forme de
    ses paupières, alors, était belle. Elles dessinaient une courbe parfaite. Comme
    les tiennes. »
    « Je n’avais jamais fait attention à mes paupières. Je ne savais même pas qu’elles avaient une forme. Je clignai des yeux. » Avant de rentrer chez elle, elle prend une douche pour mouiller son maillot de bain et ses cheveux, devant lui. Jusqu’au jour où l’homme se fait arrêter.

     

    Le cours de cuisine - une grosse dame donne des leçons à une seule élève dans sa vieille maison tourne presque au fantastique avec l’arrivée d’ouvriers qui proposent le nettoyage des canalisations. Moins inquiétant, tout de même, que La collection d’odeurs, le récit suivant. Un homme est tombé amoureux d’une jeune fille qui a pour passe-temps « de rassembler toutes les odeurs du monde ». Partout, elle prélève des échantillons qu’elle enferme dans des pochettes en plastique, puis dans des bocaux, chez elle, qui s’accumulent, soigneusement étiquetés, sur des étagères. Il adore que cette collectionneuse particulière le coiffe ou qu’elle lui coupe les ongles.
    Un soir où elle tarde à rentrer, il regarde de plus près les flacons de verre posés sur l’étagère la plus élevée et y fait des découvertes surprenantes, pour ne pas dire davantage.

     

    Backstroke conte l’étrange destin d’un garçon doué pour la natation et de sa sœur obsédée par les piscines. Les ovaires de la poétesse, l’histoire d’un séjour dans une ville étrangère dans le but premier de reconquérir un sommeil perdu. Un jour, une voyageuse insomniaque est invitée à visiter un musée méconnu, la maison d’une poétesse, gardée intacte par sa petite-fille. Dans Les jumeaux de l’avenue des Tilleuls, un écrivain rend visite en Autriche à Heinz, son traducteur allemand, qui vit avec son frère jumeau au quatrième étage d’un immeuble. En s’intéressant à l’histoire de leur vie et en découvrant qu’à la suite d’un accident, Heinz n’en est plus sorti depuis des années, l’écrivain décide de le prendre sur son dos et de l’emmener en promenade.

     

    Comment se passent nos rencontres, avec des inconnus ou avec ceux que nous croyons connaître ; comment les gestes parlent ou troublent ; comment nous occupons notre temps ou laissons le temps s’occuper de nous ; comment le passé affleure le présent ; comment les failles du quotidien s’ouvrent à l’irraisonné – voilà quelques thèmes qui reviennent dans les nouvelles apparemment simples et très « kinesthésiques » de Yoko Ogawa, une sensitive qui écrit au plus près des perceptions humaines.

  • Offrande

    « Ce jour-là, en effet, le frêle arbuste était résolu à adresser la parole à l’arc-en-ciel, quand bien même il ne lui dirait qu’un mot. Oui, il avait un message à lui transmettre, un seul. Il voulait faire l’offrande à l’arc-en-ciel si beau et si lointain du sentiment qui l’animait, plus intense et plus mélancolique que les feux bleutés qui embrasent le ciel nocturne. »

    Kenji  Miyazawa, La vigne sauvage et l’arc-en-ciel in Le bureau des chats

    Arc-en-ciel tutoyé par une grue.JPG
  • Ecrire court

    Ils n’ont pas attendu l’injonction des professionnels de l’écriture – écrire court –, ces écrivains qui ont choisi la nouvelle ou le conte comme genre de prédilection. Certains s’y sont magistralement exprimés, comme Maupassant ou Tchekhov, d’autres s’y essaient de temps à autre. Kenji Miyazawa (1896-1933), comparé en quatrième de couverture avec Andersen, montre avec Le bureau des chats (1997) son art de conteur inspiré par les animaux, les plantes, les étoiles même. Agronome de formation, ce Japonais a abandonné l’enseignement pour écrire des histoires qui s’adressent à tous. Il ne sera connu du grand public qu’après sa mort.

    A califourchon, une photo de Christinedb.jpg
    "A califourchon", une des très belles photos que Christine partage
    jour après jour sur son site  http://images.christinedb.fr/

    Les jumeaux du ciel, premier texte du recueil, raconte les aventures de deux minuscules planètes, « les petits palais de cristal habités par Chun et Pô, les frères jumeaux ». Toutes les nuits, ils accompagnent à la flûte la ronde des étoiles. Un jour, au lever du soleil, Chun propose à son frère d’aller du côté de la Fontaine de la plaine de l’ouest, où leurs jeux seront interrompus par l’arrivée du Corbeau, suivi du Scorpion. Ces derniers ne se supportent pas, la dispute éclate : le Corbeau fond sur le Scorpion qui lui enfonce dans la poitrine son dard empoisonné. Chun et Pô ont fort à faire pour aspirer le venin chez l’un, nettoyer la blessure chez l’autre. Le Corbeau réussit à s’envoler, mais le Scorpion traîne la queue et a besoin des jumeaux pour le raccompagner. Ceux-ci craignent de ne pas rentrer à temps pour la tombée de la nuit. Un Eclair bleu aux ordres du Roi vient les sauver de ce mauvais pas.

    Un soir de ciel nuageux, une comète, la Baleine du Ciel, leur propose un voyage auquel, certifie-t-elle, le Roi consent puisqu’ils n’ont pas à jouer de la flûte quand les nuages sont de la partie. « Les deux enfants saisirent avec vigueur la queue de la Comète. Celle-ci annonça en répandant dans l’air un jet de lumière bleutée : Cette fois, c’est le départ. Gi-gi-gi fû, gi-gi fû ! » Ravie de leur avoir joué un bon tour, la comète disparaît aussi vite et les voilà qui tombent à la renverse « dans le vide bleu-noir », traversent un nuage et s’enfoncent dans les eaux profondes de la mer.
    Ils auront beau dire aux étoiles de mer qu’ils sont, eux, de vraies étoiles, elles ne les croiront pas. Comment arriveront-ils à jouer de la flûte comme il se doit quand la nuit se lèvera ?

    L’univers poétique de Miyazawa, qu’il mette en scène araignée, limace et blaireau, vigne sauvage et arc-en-ciel ou encore faucon de nuit, combine une fine observation de la nature et, à la manière d’un fabuliste, une description des comportements humains ou sociaux. Le bien et le mal se trouvent partout, les naïfs sont pris au piège, les fourbes ricanent, mais tout rentre finalement dans l’ordre, c’est la loi du merveilleux. La langue du conteur est appréciée au Japon pour sa musicalité et sa créativité, il a inventé une multitude de noms de personnes, de lieux et surtout de magnifiques onomatopées. Non sans humour.

    Sous-titrée « Fantaisie autour d’une petite mairie », la nouvelle éponyme a pour décor le Sixième Bureau des chats, « dont la principale activité consistait à effectuer des recherches sur l’histoire de ces félins ainsi que sur la géographie. » Le matou noir chef de bureau se fait aider par quatre secrétaires dont le quatrième, Kama, est un chat bistre au  museau et aux oreilles « noirs de suie ». Cette sorte de chats « qui ont plutôt l’air de blaireaux » est détestée par les autres chats, et Kama l’est encore plus par ses collègues à cause de son efficacité et de sa rapidité à apporter les bonnes réponses. Quand il s’agit d’informer un chat de luxe qui se rend dans la région de Behring à la chasse aux souris de glacier – il veut savoir qui sont là-bas les personnages importants – Kama a vite fait de consulter ses registres, à la grande satisfaction de son supérieur : « Le chef, Tobaski, a une haute réputation de moralité. L’éclat de ses yeux est éblouissant, mais il a tendance à dire les choses avec un léger retard. Genzoski, personnage fortuné, a tendance à dire les choses avec un léger retard mais l’éclat de ses yeux est éblouissant. » C’en est trop pour les trois autres secrétaires, qui préparent leur vengeance.

    Je dédie ce billet aux habitants de Louvain-la-Neuve, cité universitaire qui n’a plus de véritable bureau de poste depuis le premier septembre, en espérant qu’il se trouvera un responsable – plus soucieux du service public que le Lion d’une entreprise de plus en plus privée – pour jouer le deus ex machina, à la manière du délicat Kenji Miyazawa.

  • Indifférence

    « Car les chats ont tous une nature plus ou moins réservée et devant des tiers ne se montrent jamais tendres à l’égard de leur maître, mieux encore font exprès
    de se comporter avec une extrême indifférence. »

    Junichirô Tanizaki, Le chat, son maître et ses deux maîtresses

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