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flandre - Page 3

  • Souvenirs de guerre

    Ma mère m’a raconté bien des choses de la guerre. J’ai dit comment à la suite de son frère Hilaire Gemoets, elle était entrée dans la Résistance. 

    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - le kouter.JPG


    Au printemps 1944, il avait beaucoup plu pendant plusieurs jours. Occupée à la cuisine, ma mère entend un avion qui vole vraiment très bas. Tout le monde sort dans la rue. L’avion repasse, un Thunderbolt américain, un avion de chasse. Maman se précipite vers la plaine d’aviation provisoire qui servait de piste de secours aux avions en détresse. Là, rien. Mais en remontant en bout de piste, elle voit l’avion, caché par la ferme d’E. Schroeven tout près, les roues en l’air. Avec un autre, le fermier finit de déterrer le pilote, choqué, mais qui n’a finalement qu’une grosse bosse au front. Comme il parle aux hommes qui ne le comprennent pas, maman lui adresse la parole en anglais, ce dont il est très content. Il voudrait téléphoner, mais le téléphone le plus proche se trouve à deux kilomètres. A pied, il passe d’abord à la maison où elle lui lave sa blessure et où sa mère lui prépare de l’ersatz de café, qu’il n’arrive pas à boire. Puis ils vont à la laiterie, au village, là elle demande au téléphone le champ d’aviation de Brustem où se trouvait une escadrille américaine. Quand elle a dit qui elle était, on lui a répondu : "Yes, we know you.
    You are the only english speaking family over there."

     

    Maman avait suivi des cours d’anglais à Louvain pendant la guerre, dans un institut privé, à défaut d’avoir pu étudier à l’Ecole Normale comme elle l’aurait souhaité. Son père était un homme très curieux de tout et faisait partie d’un club d’espéranto. Il n’avait pu faire des études mais avait commencé son service militaire près de la frontière allemande, et appris ainsi un peu d’allemand. Grâce à cela, un jour de la Grande Guerre où les Allemands avaient rassemblé des gens dans une maison à laquelle ils comptaient mettre le feu, il s’était adressé à l’officier dans sa langue. On ne sait pas ce qu’il lui a dit, mais tout le monde a pu sortir. Grâce à lui, disait-on. Il fut le seul de quatre enfants à survivre à la grippe espagnole.

     

    Revenons à la deuxième guerre. Un autre souvenir terrible : un jour de beau temps, maman décide d’aller chez sa tante Emily à Onze-Lieve-Vrouw Tielt, à environ sept kilomètres, pour chercher du ravitaillement sans doute (on ne se déplace que quand il le faut, la guerre n’est pas finie et régulièrement des combats aériens opposent alliés et Allemands). De loin, elle voit quelques bombardiers qui reviennent d’Allemagne. Sur la chaussée de Louvain, il lui est facile de les suivre du regard. Un des avions est à la traîne, ce qui cause sa perte. Des chasseurs allemands ont commencé à tourner autour et à le mitrailler. Un moteur a pris feu, puis le deuxième. Un parachute blanc s’est ouvert, un autre, cinq en tout. Donc deux hommes n’ont pu sauter, sans doute blessés. Mais l’horreur, ce fut de voir les chasseurs allemands tourner autour des hommes en parachute et tirer sur eux. Ma mère a pleuré tout le long du chemin et sa tante n’a pas pu la consoler.  

     
    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - les chevaux.JPG

     

    « Josée », le nom de ma mère dans la Résistance, se chargeait du courrier, le plus souvent à vélo. Une après-midi, elle va chercher un colis chez un inconnu, qui lui donne le mot de passe. Sur le chemin du retour, sur la route de Louvain, le pneu avant de son vélo éclate. Moment de panique. En plus des lettres, elle transporte quelques grenades et deux pistolets. Un contrôle de la Sicherheitspolizei (qui supervisait la Gestapo) est toujours possible, partout. Elle finit par trouver quelqu’un qui lui répare son pneu et rentre sans incident.

     

    Quelques semaines plus tard, elle doit partir subitement : son frère lui donne une lettre à porter à un officier du Quartier Général de la gendarmerie à Etterbeek, en mains propres. Elle attrape le tram à la grand-route, de justesse ; plusieurs contrôles de la Sicherheitspolizei entre Assent et Louvain l’ont sérieusement énervée. Elle ne connaît pas le contenu de la lettre mais Hilaire a dit que c’était très important. Elle doit rentrer sans faute avant vingt-deux heures ou trouver un abri quelque part, après cette heure on ne peut circuler en ville sans permis spécial. Mais elle rate la correspondance à Louvain et n’arrive sur place que vers vingt heures.

     

    Au corps de garde d’Etterbeek, on la fait attendre une demi-heure. Elle entend tout à coup des bruits de voitures et de bottes et des ordres criés à haute voix. L’officier qu’elle doit voir arrive, prend la lettre et lui dit : « Sauvez-vous vite, c’est une rafle », puis s’encourt. Dans la rue, des Allemands en uniforme armés de fusils ont coupé le trafic, peu dense à cette heure-là. Ma mère s’attend à être arrêtée mais personne ne
    lui adresse la parole. Soulagée, elle marche le long du boulevard mais la nuit tombe. Le plus vite possible, elle se rend chez des connaissances où elle se réfugie juste après le couvre-feu.
     

    Promenade à Duisburg (novembre 2009) - le clocher.JPG

     

    En juin 1944, après l’arrestation de son père, elle s’est sauvée à vélo avec sa petite valise, à travers champs, dans la lueur de l’aube naissante, pareille à un rêve étrange. Comme sa mère le lui a demandé, elle va d’abord prévenir les frères Jonckers, également résistants. Là on la fait entrer, on lui donne du café. Les hommes ne sont pas à la maison. Une heure plus tard, elle se remet en route pour aller chez une amie d’Hilaire à Diest. Sa maison se trouvait juste à l’angle du petit pont qui enjambe le Demer, en face de l’entrée du pensionnat. Dans la Demerstraat, où elle a fréquenté l’école avec sa sœur, elle aperçoit de loin des voitures. A sa droite, la porte d’une maison s’ouvre : « Mademoiselle, vous n’êtes pas une fille Gemoets ? N’allez pas plus loin, votre papa se trouve dans une des voitures et aussi un de vos frères. » Maman ne connaît pas cette femme mais ne se pose pas de questions et fait demi-tour.

     

    Après un long temps d’hésitation, elle décide de rentrer chez elle où sa mère lui raconte que, quelques minutes après son départ, les Allemands sont revenus à sa recherche. Heureusement, grâce à cette inconnue, elle leur a échappé. Plus question de rester à la maison dorénavant. Les deux premières nuits, elle dort dans le foin au-dessus d’un hangar. Le troisième jour, sa mère lui fait parvenir un billet : quelqu’un viendra la chercher. John Vandevloed, le propriétaire d’une pension de famille non loin de l’abbaye d’Averbode, l’emmène chez lui à la tombée du jour. Elle partage la chambre de sa fille Marie-Louise et donne un coup de main à celle-ci pour dresser les tables – il y a entre trente et quarante pensionnaires. On la fait passer pour une nièce.

     

    L’hôtel était plein de vacanciers, surtout de la région d’Anvers. Dans cette pension de famille dont la nouvelle aile avait été réquisitionnée par des officiers allemands, certains d’entre eux sont visiblement fatigués et découragés à la fin de la guerre ; d’autres, fanatiques, menacent de revenir avec des armes nouvelles. Ma mère apprendra plus tard que s’y cachaient aussi des Juifs. C’est là qu’elle se trouvait le 3 septembre 1944, le jour où son frère a été fusillé – ce dont elle reste à jamais inconsolable.

     

    Quand son père est revenu du camp de concentration en juin 1945, tout le village est passé à la maison pour témoigner sa sympathie, une longue file qui entrait par devant et sortait par derrière. Mais mon grand-père ne voulait parler ni de la guerre ni des camps, où les prisonniers mis au travail sabotaient la fabrication des V2, sauf avec un ancien déporté de la région d’Anvers qui venait lui rendre visite. Il ne supportait plus qu'on jette des restes de nourriture et exigea longtemps de manger avec la cuiller de métal tordu qu’il s’était fabriquée là-bas, à l’exclusion de toute autre. C’est en lisant Si c’est un homme de Primo Levi que maman comprendra beaucoup plus tard cet étrange attachement à un objet qui agaçait ma grand-mère. Trois ans après le retour d’Allemagne de mon grand-père, une infirmière allemande qui l’avait soigné à Weimar, à sa sortie du camp, est venue le visiter chez lui avec son mari : elle lui a rapporté son chapelet qu’il avait oublié là-bas. "Ecris-le aussi, me dit maman, c’est tellement beau." 

    Pour conclure ces souvenirs de guerre rédigés par « devoir de mémoire », une dernière anecdote. Un commandant de bord américain, que maman avait vu tomber du ciel un jour de l’hiver 44/45, dans le verger, et qui avait été accueilli chez eux, lui avait remis son parachute en souvenir. Quand fut fixée la date de son mariage avec un jeune aviateur wallon qui venait d’obtenir « ses ailes » à la R.A.F., sa mère et ses sœurs ont mis des heures à découdre les coutures très serrées de ce magnifique parachute blanc, très fin, avec un reflet argenté, dont une couturière allait faire sa robe de mariée. Le 8 septembre 1948, je peux encore le voir sur une photo ancienne, maman resplendit au bras de papa dans sa robe en soie de parachute. La paix l’a emporté sur la guerre.

  • Au soleil de Claus

    En manque de soleil ? Rendez-vous à Gand, où le Musée des Beaux-Arts propose jusqu’au 21 juin Emile Claus et la vie rurale. Des œuvres de la maturité, présentées par thèmes, où le plein air domine largement. Sous l’influence des impressionnistes, Claus (1849-1924) a créé son propre courant : le luminisme. L’exposition confronte son univers pictural à celui de ses élèves et des contemporains qui, comme lui, ont peint les paysans et les paysages de cette région de la Lys – où il habitait la Villa Zonneschijn (Rayon de soleil).

     

    Une petite toile m’a attirée dans la première salle consacrée à « Emile Claus et son milieu » : une Vue sur l’ancien pont du Pas à Gand, très animée (un arbre au centre, trois axes où passent des voitures, des piétons, des bateaux sur le canal) – rares sont les paysages urbains dans son oeuvre, excepté ses vues de la Tamise à Londres. De l’autre côté, une eau-forte de Jenny Montigny montre Claus sur le vif. Le sculpteur Constantin Meunier, bien présent tout au long du parcours, a donné au buste du peintre l’élégance mondaine de l’artiste. Près de photos d’atelier ou d’extérieur, ce sont surtout les portraits qui attirent l’attention : l’épouse de Claus assise à table, de profil – une harmonie de bleu et de vert exquise ; ses élèves, Jenny Montigny et Anna de Weert, la première en robe rose et chapeau à fleurs, la seconde, plus imposante, en barque, avec dans l’eau qui couvre la plus grande partie de la toile les reflets des arbres, d’une voile – elle tient un carnet de croquis. Un étonnant Camille Lemonnier parmi les blés, l’écrivain naturaliste était son ami. 

    Claus, Fillettes au champ.jpg

     

    Place ensuite aux types sociaux dans la peinture de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Quand Claus peint La blanchisseuse près de la rivière, elle travaille, tandis que les bourgeois d’une Soirée d’été jouissent du beau temps. Pour composer Le pique-nique, le peintre s’est placé derrière un groupe de villageois qui se détendent en famille sur la rive ; certains observent, sur l’autre berge, la « belle société » attablée à l’ombre. Mais quand Eugène Laermans montre des paysans, la dénonciation de la misère prend plus nettement le dessus sur le décor. Le vieux jardinier de Claus est tout de même d'une présence très forte.

     

    De grandes toiles sont consacrées à la moisson : La récolte du lin, des Faneuses au soleil couchant, ou ce Repas de midi qu’une jeune paysanne, de dos, apporte à ses compagnes, un panier à la main. Sur les chemins ou dans les champs, des enfants se promènent, leurs sabots à la main. Le musée de Gand a eu la bonne idée de présenter en parallèle des photographies contemporaines de la vie rurale, notamment celles de Léonard Misonne, au rendu impressionniste – En passant en est un superbe exemple.

     

    La rivière occupe une place primordiale dans l’œuvre de Claus, elle structure le paysage et renvoie la lumière. La Lys, il la peint par toutes les saisons, d’un bleu presque turquoise sous des arbres orangés, en hiver, ou encore un jour d’Inondation. Bleu et orange, on retrouve ces tons dans un petit pastel, Nuit de Noël, où des fidèles se pressent dans la neige vers une église aux fenêtres éclairées. Partout, dans les paysages de Claus, ces allées d’arbres typiques de la Flandre orientale. Heureux collectionneur qui possède une merveilleuse Matinée de septembre, avec ses silhouettes à contre-jour – des femmes occupées à étendre le linge.

     

    Un tableau extraordinaire, chef-d’œuvre du musée gantois, inscrit Claus dans la
    grande tradition flamande des paysages hivernaux, ce sont Les Patineurs : sur la Lys gelée, un gamin joue avec une luge, ses camarades sont déjà remontés sur la berge.
    La ligne d’horizon, placée très haut, réduit à peu de chose les maisons et les arbres du lointain. La neige et la glace, rosées par le couchant, couvrent toute la toile de leurs nuances nacrées. Lumière divine.

     

    Quant au Châtaignier, celui de son jardin au printemps, il est le personnage principal d’une autre féerie de couleurs. Claus a choisi le moment où son nouveau feuillage voile à peine la charpente de l’arbre et l’auréole de brume végétale. Si des branches à l’avant-plan poussent leurs feuilles vert tendre dans une lumière encore froide, le peintre ose plus loin, de l’autre côté de la Lys envahie par les reflets, des roses et des mauves étonnants, presque fauves.

    Amoureux de la nature et des campagnes paisibles, amoureux des couleurs et de la lumière, allez vous réchauffer au soleil de Claus, qui irradie depuis plus d’un siècle.