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  • Mademoiselle Fa / 1

    Etudiante en Chine  

    « Son enfance, on la subit ; sa jeunesse, on la décide. » C’est par cette belle phrase que Fabienne Verdier entreprend de raconter, dans Passagère du silence (2003), son étonnant parcours pour apprendre la calligraphie en Chine, dans les années 1980. Six années d’études dans des conditions très difficiles, mais comme elle l’écrit à propos de « la terrifiante beauté d’un bonzaï ou d’un vieux pin sur les récifs en bord de mer », « quel sacrifice a-t-il dû accepter pour pousser ainsi ? » Il y a tant de choses passionnantes dans cette immersion chinoise, dans la rencontre avec les maîtres calligraphes qu’elle séduit par la force de son caractère et sa persévérance, que j’en rendrai compte, exceptionnellement, en deux étapes.

    A seize ans, elle annonce qu’elle veut se consacrer à la peinture. L’aînée de cinq enfants, elle quitte sa mère qui les a élevés seule pour retrouver son père dans une ferme. Cet excellent dessinateur la traite en « apprentie peintre – ouvrier agricole ». A l’école des Beaux-Arts de Toulouse, l’enseignement la déçoit : « On n’étudiait plus les maîtres, il n’existait plus de modèles sur lesquels s’appuyer ». Comment se former par la seule injonction de « s’exprimer » ? Mise à la porte d’un cours où elle s’ennuie, elle trouve au musée d’Histoire naturelle des animaux à dessiner – « et curieusement, la passion du vivant qui m’anime est née là, dans ce cloître du réel empaillé. »

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    Un seul cours l’intéresse vraiment, la calligraphie. Elle copie des maximes - « Toute beauté est joie qui demeure » (Keats). Poussée par son professeur vers l’art asiatique, elle lit François Cheng, est éblouie par Hokusai, et décide d’apprendre le chinois - « une passion était née. » Elle ne peut en rester là, veut aller en Chine et parvient à partir, à vingt ans, dans le cadre d’un échange d’étudiants. Dans ses bagages, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille amère de Shitao.

    L’avion fait escale au Pakistan et c’est le choc de l’Asie : dans l’aéroport, des nuées de mendiants s’accrochent à l’Européenne, qui s’évanouit. Revenue à elle, Fabienne Verdier se retrouve avec des joueurs de hockey rentrés par le même vol. Comme ils ne veulent pas la lâcher, elle comprend vite qu’il vaut mieux coucher avec un seul pour éviter le viol collectif. Le lendemain, elle parvient à se faire conduire à l’ambassade, mal en point. Vu son retard, il n’y aura personne pour l’accueillir à Pékin où on s’étonne qu’elle ait choisi au Sichuan l’école des beaux-arts « la plus reculée de la Chine » ! Elle-même avouera : « Je ne sais pas ce qui m’a fait tenir, sans doute mes aventures cocasses et incroyables, la découverte d’une nature humaine inconnue et d’un monde inimaginable. »

    A Chongqing, elle découvre l’université avec « la camarade du Parti », son interprète. Aucune initiative ne lui est permise. On lui a réservé une pièce dans le bâtiment administratif : un lit, une bassine, un bureau. Pas d’eau : on lui en apporte tous les jours. Réveil à cinq heures et demie. Toilettes collectives, une tranchée pour les hommes, une autre pour les femmes, au-dessus de laquelle on s’accroupit. Plus agréable, l’heure de sieste octroyée après le déjeuner. L’enseignement artistique se donne dans une atmosphère studieuse, mais ne sort guère du réalisme socialiste. La grande peinture des lettrés est rejetée, jugée décadente. Au cours de gravure sur bois, elle s’imprègne du moins des légendes populaires.

    Après six mois, la Française déprimée découvre qu’un avis interdit aux étudiants de la déranger. Elle s’en plaint et obtient d’être traitée comme les autres, à ses risques et périls (plus de repas de faveur). Ainsi enfin elle crée des liens, découvre une maison de thé : « il suffisait de tourner dans une ruelle puis une autre et encore une, de dévaler quelques escaliers, pour se retrouver dans une autre Chine. » La maison est crasseuse, mais en dessinant dans son carnet le visage d’un vieillard en train de jouer, qui se reconnaît, elle brise la méfiance - « L’artiste, en Chine, possède un statut unique car l’art est supposé traduire la vérité d’un esprit, sans faux-semblant. »

    Son premier objectif est de maîtriser la calligraphie « car celle-ci contient tous les traits utilisés par la suite dans le paysage et autres sujets. » Mais la technique ne suffit pas, il lui faut s’imprégner de pensée chinoise, dans la façon d’être et de vivre. Lassée de l’université où on ne parle que la peinture occidentale et des arts populaires chinois, elle trouve enfin un jeune chercheur « fou de calligraphie » qui devient un ami. Il lui confie qu’il ne reste que deux vieux maîtres à l’Institut, qui n’ont plus enseigné depuis la Révolution culturelle, et elle se met à leur recherche.

    Le maître Huang Yuan vit dans la misère. Elle le trouve sympathique « avec sa vieille veste usée », en train de donner à manger à son oiseau. Mais il ne veut plus enseigner, lui dit-il. Alors pendant six mois, tous les soirs, elle dépose devant sa porte un rouleau de feuilles calligraphiées. Elle s’achète un mainate qu’elle laisse voler librement dans sa cellule. C’est lui qui accueillera d’un « Entrez, idiot, entrez ! » le maître qui lui ramène un jour ses rouleaux de papier. Il la prévient que ce sera dix ans d’apprentissage ou rien !

    Mademoiselle Fa, l’étudiante calligraphe, est désormais conviée aux réjouissances populaires, comme la fête du balayage des tombes. Mais en assistant à une crémation, dans une mécanique infernale où chaque mort n’est qu’un numéro, elle constate l’inhumanité, qu’engendre la surpopulation, « cancer de la société ». Atteinte ensuite d’une mauvaise hépatite, elle doit passer plusieurs mois à l’hôpital, incapable de s’alimenter. Un breuvage traditionnel l’aide à guérir et elle obtient un petit réchaud électrique pour cuire fruits et légumes, privilège rare. Elle souffre aussi de son amour impossible pour l’étudiant calligraphe, fiancé par ailleurs, et qui met fin à leur liaison clandestine.

    De très belles pages de Passagère du silence relatent les voyages de Fabienne Verdier au cours de ses études. A Chengdu, ville ancienne, elle se serait bien installée si elle était restée en Chine. Au Tibet, elle découvre l’air vif et stimulant des hauts plateaux où « l’âme s’envolait, tels les drapeaux de prières, vers le ciel ». Dans la province du Guizhou, elle s’émerveille des splendides vêtements des Miao ; chez les Yi, dont la langue comprend six dialectes et l’écriture un millier de caractères ravissants, elle perçoit le poids de l’envahissante culture chinoise moderne et s’entend dire : « Rentrez chez vous et racontez ce qui nous arrive, ce qui se passe ici. Il n’y a plus de culture yi, on n’a plus le droit de parler yi, on ne peut plus penser yi. On n’a plus le droit d’être yi. »

  • Loin de Pékin

    Comment Fugui, le fils unique des Xu, un joueur et un noceur impénitent, est-il devenu ce vieil homme à la peau tannée qui encourage son buffle poussif près de la rizière ? Le roman Vivre ! de Yu Hua (1994) répond  à cette question. Zhang Yimou en a tiré un film primé à Cannes cette même année – lui qui vient de mettre en scène la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin. Vivre ! est le récit d’un récit. Dix ans plus tôt, l’auteur parcourait les campagnes à la recherche de chansons populaires (pour les lecteurs de Balzac et la petite tailleuse chinoise de Dai Sijie, impossible de ne pas songer aux aventures picaresques des deux jeunes « rééduqués » lancés dans ce genre d’entreprise) et il y a rencontré ce vieux paysan qui lui a raconté son histoire.

    Effarantes vicissitudes du peuple chinois dans la seconde moitié du vingtième siècle. Fugui en traverse toutes les péripéties. Quand il était jeune, il ne se déplaçait qu’à dos d’homme, mais il s’endette dans les maisons de jeux – « tous des chats gourmands » dit sa mère en parlant des hommes - au point d’obliger son père à vendre ses terres. Le mariage ne l’assagit pas, malgré la patiente Jiazhen. Ce n’est que quand son beau-père vient rechercher son épouse enceinte, en lui laissant Fengxia, leur fille aînée, que Fugui commence à ressentir son indignité. Heureusement, sa femme reviendra, avec leur petit garçon de six mois, Youquin.

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    Comme le Candide de Voltaire, Fugui est enrôlé de force dans l’armée du Guomindang et y découvre les horreurs de la guerre. Fait prisonnier par l’armée de Libération, il ne peut rentrer chez lui que deux ans plus tard, dans une famille très éprouvée en son absence. Puis vient la réforme agraire : le nouveau propriétaire du domaine des Xu est fusillé, mort à la place de Fugui, en quelque sorte. Celui-ci décide alors de « vivre correctement » et d’abord de rester en vie en faisant profil bas lors des réformes successives.

    Le sort de sa famille est sa priorité. Il place sa fille comme servante pour pouvoir payer des études au garçon. Leur vie est difficile. Youquin prend en affection deux moutons qu’il nourrit soigneusement le matin avant de courir à l’école, mais ceux-ci seront réquisitionnés lors de la famine. On n’imagine pas les malheurs qui vont frapper tour à tour les membres de cette famille pauvre.

    Yu Hua n’hésite pas à montrer la stupidité des réformes irréalistes, dont tous les Chinois ont fini par payer le prix fort, au gré des changements de politique. Quand Fugui, au soir de sa vie, étonné d’avoir survécu, décide d’acquérir un buffle qui l’aide aux champs, il prend en pitié une vieille bête qu’on mène à l’abattoir et l’achète. « Les buffles comprennent les hommes. Sur le chemin du retour, mon buffle ne cessa de me frôler pour me manifester sa reconnaissance et sa sympathie. Il savait que je lui avais sauvé la vie. – Ne te fais pas trop d’illusions, lui dis-je. Je t’emmène pour te faire travailler, il ne faut pas t’imaginer que tu vas être traité comme un roi. »