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chili - Page 2

  • Vaincre l'oubli

    De La reconstruction de la cathédrale à La petite flamme têtue de la chance,
    La lampe d’Aladino et autres histoires pour vaincre l’oubli propose douze nouvelles de Sepúlveda que je répartirais en deux catégories : les récits d’aventures et les histoires sentimentales. La première, dédiée à ses « amies et amis des Asturies », ce qui rappelle la dédicace de L’ombre de ce que nous avons été, et la deuxième racontent des voyages non sans risques, d’abord dans la forêt amazonienne, puis à Tres fronteras, « là où, dans l’indifférence générale, se côtoient les frontières illusoires entre le Pérou, la Colombie et le Brésil », dans un hôtel où la forêt « lentement, prend possession des chambres » (Hôtel Z).

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    « Le vent sableux du désert s’était arrêté au crépuscule et la vieille
    Méditerranée a mêlé son odeur saline au parfum subtil des magnolias. C’était le meilleur moment pour quitter la maison musée de Kavafis, aussi pauvre que digne, et aller se promener dans les ruelles d’Alexandrie avant de rentrer à l’hôtel. »
    L’incipit de Café Miramar a touché davantage mon imagination. Du balcon de sa chambre d’hôtel, le narrateur entend soudain chanter une voix de femme à l’accent berlinois, et entame une conversation avec sa voisine. Ensemble ils boivent un verre en regardant la mer et elle lui donne rendez-vous le lendemain au Café Miramar. A la fin de la journée suivante, quand il se renseigne sur le lieu de rendez-vous, il apprend que celui-ci n’existe plus depuis des années et, plus troublant encore, que la chambre voisine de la sienne n’est jamais occupée – « on y rangeait les meubles de l’ancienne propriétaire, une Allemande qui… »

    Comment vaincre l’oubli ? Dans Un dîner en compagnie de poètes morts, des amis se retrouvent dans un restaurant bohême de Santiago et parlent de ceux qui ne sont plus là, trop tôt enlevés à la vie. En particulier de Hugo Araya et de la manière fabuleuse dont il avait su consoler un petit cireur de chaussures à qui on avait volé son attirail. « Il était comme ça Hugo, le Sauvage, dit quelqu’un. – Non. Il est comme ça, le Sauvage, car tant que nous prononcerons leur nom et raconterons leurs histoires, nos morts ne mourront jamais, a ajouté un autre. »

    Ding dong ding dong ! Son las cosas del amor conte la merveilleuse histoire d’un garçon et d’une fille de quatorze ans qui se rencontrent pour la première fois au banquet de fin d’année du « cours de bonnes manières » au centre catalan de Santiago. Marly est une fille de la bourgeoisie, lui fréquente le lycée « réputé pour
    le tempérament turbulent et gauchiste de ses élèves »
    , mais tout se passe dans les règles à table, puis au bal, où on impose la valse à ces adolescents qui préféreraient
    du rock. A la surprise générale, pour faire plaisir à sa petite-fille, son grand-père bouscule la tradition en demandant au disc-jockey de passer une chanson de Leonardo Favio, Ding dong ding dong, son las cosas del amor. Et les jeunes de s’étreindre, de s’unir, de se toucher enfin ! Si Marly n’est pas venue le lendemain ni la semaine suivante au rendez-vous convenu ce soir-là, le jeune homme ne l’a pas oubliée pour autant. Mais « leur chanson » reviendra, et les réunira bien plus tard, « car, que diable, c’est ainsi, ding dong ding dong, que sont les choses de l’amour. »

    Autre histoire d’amour dans un pays où « les hommes s’appelaient Dirk, Jan, Jörg, Hark, et les femmes Anke, Elke, Silke. » L’une d’entre elles dira : « Les mains sont les seules parties du corps qui ne mentent pas. Chaleur, sueur, frémissement, et force. Voilà le langage des mains. » (L’île) Brève histoire d’un arbre, un vieux mélèze sur l’île Lenox (L’arbre). Et une autre histoire encore qui semble écrite pour un amoureux des îles lointaines, La lampe d’Aladino : « Le Turc savait que les îles sont des bateaux de pierre ; elles n’ont pas d’habitants mais des équipages qui arrivent, restent quelque temps et s’en vont. »

    Je ne vous dirai rien du vétéran et de son chien Cachupín (La petite flamme têtue de la chance), si ce n’est que la dernière nouvelle du recueil vous convaincra définitivement du talent de conteur de de Sepúlveda. L’écrivain chilien a le don de nous faire voyager dans l’espace et dans le temps, mais aussi sur la carte du Tendre, avec plus de pudeur qu’il n’y paraît.

  • Bavarder

    « Ils burent, mangèrent, parlèrent de leur vie dans le bruit de la pluie battante qui ne semblait pas vouloir s’arrêter. Sans le dire, les trois hommes se sentaient bien là, près du feu. Ils parlaient, retrouvaient l’habitude oubliée de « bavarder autour d’un verre », se regardaient sans crainte car, plus gros ou plus maigres, chauves ou la barbe blanchie, ils gardaient une certitude : certains tigres ne se soucient pas d’avoir une rayure de plus ou de moins. Même l’histoire de Lucho Arancibia, avec ses deux frères engloutis dans la nuit dictatoriale, son passage par les salles de torture de la rue Londres et, plus tard, son internement dans le camp de concentration de Punchacaví d’où il était ressorti avec un fusible en moins, comme il le disait lui-même, n’était qu’une conversation de plus entre Chiliens, entre Sud-Américains, entre habitants de ce foutu sud du monde. »

     

    Luis Sepúlveda, L’ombre de ce que nous avons été 

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    Luis Sepúlveda a Sarzana per il Festival della Mente 2009 Ó Elena Torre
    (Wikimedia Commons)

  • Ombres chiliennes

    « A mes camarades, ces hommes et ces femmes qui sont tombés, se sont relevés, ont soigné leurs blessures, conservé leurs rires, sauvé la joie et continué à marcher. » Cette dédicace en première page de L’ombre de ce que nous avons été (La sombra de lo que fuímos, 2009) donne le ton du récit de Luis Sepúlveda. Devenu célèbre avec Le vieux qui lisait des romans d’amour, son premier roman, l’écrivain chilien a reçu le prix Primavera 2009 en Espagne où il vit depuis 1996.

     

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    "Le Chili met des pantalons longs. Maintenant, le cuivre est chilien"
    (affiche de 1971)

     

    Un vétéran se souvient de son grand-père qui a trinqué avec lui, quarante ans plus tôt, à la santé de Carlos Gardel, et s’est suicidé le lendemain avec un Smith & Wesson. Un calibre 38 spécial qu’il avait reçu en 1925 pour attaquer une banque de Santiago, non pour voler, mais pour faire « le bonheur des damnés de la terre », en
    compagnie de trois autres « justiciers » – « Salut et anarchie ! ». Aujourd’hui, vêtu de noir, le « petit-fils d’un pionnier » se cale ce revolver sous l’aisselle et murmure avant de sortir : « Je suis l’ombre de ce que nous avons été et nous existerons aussi longtemps qu’il y aura de la lumière. » Un certain Cacho Salinas, de son côté, achète six poulets « pour l’approvisionnement du groupe » dans une rôtisserie non-stop où il s’attarde, en attendant que la pluie cesse sur Santiago, à bavarder avec le vendeur, un ancien communiste rentré au Chili après dix ans passés en Suède.

     

    Mais la chute dans la rue d’un tourne-disque, suivi de quelques livres, provoque la mort d’un homme. Concepción García, furieuse de l’indifférence de son mari, Coco Aravena, lorsqu’elle lui annonce qu’ils sont mis à la porte de leur appartement pour retard récurrent dans le paiement du loyer – lui ne songe qu’à passer la soirée devant un bon film en buvant de la bière – s’est mise à tout jeter par la fenêtre. En bas, un homme habillé de noir gît inerte, il porte un revolver et dans sa poche, Coco trouve un papier avec un numéro de téléphone.

     

    Dans le hangar d’un atelier de réparation automobile, Lucho Arancibia fait des mots croisés quand on frappe au portail. Il exige le mot de passe, mais Cacho Salinas l’a oublié, il doit le mettre sur la voie pour qu’il retrouve – « Nous sommes la jeune garde » – et Lucho de répondre « Qui forge l’avenir » avant de le laisser entrer. « Ils n’étaient plus la jeune garde. La jeunesse s’était éparpillée en cent lieux différents (…) et il n’en restait que des chants révolutionnaires mais plus personne ne les chantait car les maîtres du présent avaient décidé qu’il n’y avait jamais eu au Chili de jeunes comme eux, qu’on n’avait jamais chanté La jeune garde et que les lèvres des jeunes filles communistes n’avaient jamais eu la saveur de l’avenir. »

     

    Les vieux camarades ne se sont plus vus depuis des années, ils se racontent leur vie : Salinas exclu par le Parti pour un désaccord concernant Che Guevara, puis exilé à Paris ; Lucho qui parle tout seul depuis que les militaires lui ont fait « sauter un fusible ». Souvenirs de l’extrême gauche après l’accès d’Allende à la présidence. Lolo est en retard, il devrait être là pour l’arrivée du Spécialiste. Ils attendent.
    Pendant ce temps-là, à la police judiciaire, l’inspecteur Crespo est informé du décès d’un homme « trouvé sur la voie publique ». On l’a identifié : le casier judiciaire de Pedro Nolasco Gonzáles contient une « longue liste de plaintes et de condamnations légères pour des délits mineurs, bizarres, inhabituels », comme l’attaque d’un élevage de visons appartenant à un riche gendre de Pinochet. A la morgue, en examinant le cadavre retrouvé sans chaussures ni aucun objet auprès de lui, l’inspecteur trouve dans son oreille une aiguille de tourne-disque. Des voisins ont porté plainte pour vol, il ira les voir.

     

    Au hangar, les retrouvailles de Lolo Garmendia et Cacho Salinas qui ne se sont plus rencontrés depuis 1973 ramènent toute une époque révolue. Il ne manque plus que le Spécialiste à leur réunion. L’homme qu’ils attendent en vain n’est autre que « L’Ombre », celui qui dérobait l’argent que des militaires corrompus voulaient envoyer à l’étranger pour le rendre à la banque centrale, et qui les a recontactés via une petite annonce sur internet. Ils vont récupérer son « assurance-vie », un magot dont personne n’a jamais trouvé la cachette, qu’il est seul à connaître. Pendant que Concepción se saoule et s’abreuve de nostalgie – elle rêve tout le temps de Berlin où elle a été heureuse –, son mari décide d’appeler le numéro de téléphone trouvé sur le mort, et puis rejoint les trois autres à l’atelier.

    Comment les anciens révolutionnaires vont-ils s’y prendre ? Avec quel succès ? Que fera l’inspecteur de police qui connaît bien tous ces anarchistes et qui raconte leur histoire à sa jeune adjointe, une policière de la génération « qui a les mains propres » ? Sepúlveda présente une à une les pièces du puzzle, dans Santiago où le passé trouble encore le présent. L’écrivain chilien, que la section allemande
    d’Amnesty International a libéré des prisons de Pinochet, a été un militant d’extrême gauche, une expérience qu’il évoque avec humour. « Ne fais jamais confiance à la mémoire, car elle est toujours de notre côté ; elle enjolive l’atrocité, adoucit l’amertume, met de la lumière là où régnaient les ombres. Elle a toujours une propension à la fiction. »

  • Idéaux

    « J’avais besoin de ses certitudes, qui pour une fois repoussaient la solitude que je ressentais depuis mon enfance ; j’avais besoin de l’image revalorisée qu’il me renvoyait de moi-même ; j’avais besoin de ses idéaux, parce que je n’en avais jamais eu en propre.

    C’était une constatation pathétique, car je découvrais pour la première fois combien est trouble le tissu qui unit une personne à une autre, ce tissu que nous dissimulons sous des mots aussi mythologiques qu’amitié et amour. »

     

    Carla Guelfenbein, Ma femme de ta vie 

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  • Amis et amoureux

    Entre deux lectures successives apparaissent parfois d’étranges liens : dans Chaos calme, un homme perd sa femme au moment où il en sauve une autre de la noyade ; dans Ma femme de ta vie (La mujer de mi vida, 2005), la chilienne Carla Guelfenbein réunit deux amis qui ne se sont plus vus depuis quinze ans au bord d’un lac de montagne au Chili pour Noël. En invitant Theo, Antonio n’avait pas mentionné la présence de Clara, Theo ne serait sans doute pas venu. Revoir « sa » Clara qui a renoncé à la danse pour illustrer des contes pour enfants, Theo n’y est pas préparé. Correspondant de guerre, il n’a qu’une seule attache stable : sa fille Sophie, qui vit avec sa mère aux Etats-Unis. Pourquoi l’a-t-on invité ? Ni Antonio ni Clara ne répondent clairement à cette question. Quelques jours après s’être réconcilié avec Theo, Antonio trouve la mort en se jetant à l’eau pour sauver une fillette. A ses funérailles, son ami, qui l’a « trahi » autrefois, est bouleversé du désespoir de Clara : l'épouse d’Antonio a été pour Theo la femme de sa vie et l’est peut-être encore. 

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    « Les certitudes qui m’habitent ne sont pas nombreuses, mais je suis convaincue d’une chose, nous sommes trois et ce capital de temps qui s’étale devant nous dans toute sa plénitude est puissant et nous appartient » : voilà ce qu’écrit Clara en juillet 1986 dans le cahier à couverture rouge qui ne la quitte pas. A cette époque, Theo est devenu l’ami d’Antonio, un étudiant chilien en troisième année de sciences politiques à l’université d’Essex. Lui n’est qu’en deuxième, mais ils ont un cours commun, où les confrontations entre un professeur et Antonio à propos du marxisme révèlent l’aura que procure à celui-ci la réputation de son frère, un dirigeant étudiant en pointe dans la résistance à la dictature chilienne. L’assurance d’Antonio, sa personnalité fascinent Theo. Le jour où ils se découvrent la même date d’anniversaire, à un an près, ils font vraiment connaissance.

     

    A la surprise de Theo, qu’une angine cloue au lit peu après, Antonio vient alors s’occuper de lui, lire dans sa chambre pour lui tenir compagnie – personne à part sa mère ne s’est jamais soucié de lui de cette manière. Puis un jour, Antonio l’emmène chez son père, qui parle mal l’anglais, mais Theo a appris l’espagnol. Jour de drame : un coup de téléphone informe sa famille de la mort de Cristóbal, le frère d’Antonio, tué dans une manifestation. Après cela, Antonio n’a qu’une obsession : rentrer au pays, se préparer à la guerre. En attendant, Théo lui est devenu aussi indispensable qu’un frère.

     

    Au début des vacances d’été, les deux amis se rendent à Edimbourg, chez un professeur de littérature latino-américaine dont la fille, Clara, suit des cours de danse à Londres. Son père est un « disparu » chilien. Quand Clara apparaît, avec sa façon « typique des danseuses de se déplacer », ses yeux clairs font à Theo « l’effet
    d’une lumière qui soudain vous brûle ».
    Il est submergé de désir et Antonio le voit. Pour lui, dit-il, Clara est « comme une sœur ». Theo pressent qu’il y a davantage entre eux, même après que son amour pour Clara est devenu une réalité visible : « il essayait de nous montrer qu’il n’était en rien affecté par ma relation avec Clara, et plus encore que, quoi que nous fassions, nous lui appartenions tous les deux. »

     

    Déprimé de voir le parti envoyer quelqu’un d’autre au Chili, Antonio sombre dans la dépression. Clara se charge de lui, lui fait remonter la pente. Il faut de l’argent à Antonio pour financer par lui-même son retour au pays. Theo s’en procure en écrivant des articles qu’un ami, admiratif de sa plume, l’aide à faire éditer dans une revue. Clara, avec son groupe de danse, prépare un spectacle pour une fête de solidarité chilienne. Mais les choses ne se passeront pas comme prévu – ni sur le plan politique, ni dans ce trio amoureux et ami.

    La vie étudiante, avec tous ses possibles, et le regard qu’on porte plus tard sur sa jeunesse, Carla Guelfenbein les dépeint dans Ma femme de ta vie à travers les liens puissants et parfois troubles entre ces trois personnages. Relatée par Theo, leur histoire est régulièrement interrompue par des extraits du « Journal de Clara », en contrepoint. A la fin du roman, un an après le drame, Theo et Clara se retrouvent au bord du lac où Antonio s’est ouvert à son ami une dernière fois, sans tout lui dire cependant. Dans quelle mesure la vie les a-t-elle changés ?