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Littérature française - Page 101

  • Jaloux

    Tirtiaux couverture.jpg« Luise, ma Luise, que n’as-tu commencé une seule de tes lettres par « Mon amour » plutôt que par ce « Mon grand frère adoré » qui maintient entre nous cette distance dommageable à mon cœur ? Tu me libérerais d’un poids terrible.

    Il y a un mot pour nommer ce sentiment, un mot qui me fait horreur parce qu’il rapporte tout à soi, qu’il juge et emprisonne l’autre, s’attribue ce qui ne nous appartient pas ; et ce mot n’est autre que « jalousie ». Je deviens jaloux de ton Daniel, de toi, de vous, d’un bonheur qui, dans ma petite tête, me revient de droit et qui m’est subtilisé. »

    Bernard Tirtiaux, Noël en décembre

  • Noël et Luise

    Un titre parfait pour un cadeau de Noël (merci) : Noël en décembre (2015) de Bernard Tirtiaux conte une histoire d’amour, celui de Noël pour Luise. Dans ce septième roman du maître verrier dont vous avez peut-être lu le premier, Le passeur de lumière, c’est Noël Molinaux qui raconte : « Je t’ai vue naître, Luise, de mes yeux vue, et, tout enfant que j’étais, ta venue est restée incrustée en moi comme si tu t’étais ramifiée à mes veines, greffée comme un écho aux battements de mon cœur, au timbre de ma voix. » (Incipit)

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    Sur les hauteurs de Saint-Jean-Sart (Aubel) © Isa (Les photos d’Isa)

    Un jeu de circonstances amène Klara von Ludendorff, fille unique d’un Berlinois fortuné, étudiante en chimie à l’Institut Solvay (Bruxelles), à accoucher en terre wallonne. Son amant enfui, elle a décidé de garder l’enfant. Ses parents chez qui elle rentre à la fin de l’année universitaire n’en savent rien. Le 27 juin 1914, dans un train en route vers Cologne, elle ressent les premières contractions.

    Au signal d’alarme, le train s’arrête « en pays de Herve entre bocages et prairies », près d’une route où Léopold, 13 ans, et Noël, 4 ans et demi, accompagnent le vieux Jeff sur une charretée de foin. Coïncidence, leur mère est sur le point d’accoucher en présence du Dr Duculot, un cousin. C’est la grand-mère de Noël qui vient en aide à Klara : Luise naît sous les yeux du gamin, juste avant sa petite sœur, Lucienne.

    Klara n’a pas de lait – la mère de Noël allaite donc aussi « ce petit chat blond aux yeux très bleus dont la fixité (le) fascinait ». Sur les conseils du grand-père, ancien maïeur du village, Klara regagne Berlin seule, à la mi-juillet, « pour se donner le temps d’arrondir les angles ». Mais elle ne revient pas en août 1914, entre-temps l’Allemagne a envahi la Belgique.

    Le père de Noël est appelé ; il compte sur Léopold, « un débrouillard de première » pour veiller sur la ferme avec ses grands-parents. Bientôt les bombardements autour de Liège leur font prendre la route de l’exode. Deux mois plus tard, ils retrouvent la maison pillée, tout sens dessus dessous.

    Noël 2014 est le premier des nombreux Noëls racontés dans ce roman, un moment fort dans la famille, « l’événement majeur de l’année ». Malgré la guerre, on décore le sapin, on prépare le banquet familial, l’abbé Varlet est convié : grives et sandres de Meuse en entrée, purée de marrons et biche rituelle, grâce au grand-oncle braconnier. La cave a été dévalisée, mais Léopold a ramené du vin et du champagne d’une maison en ruine.

    Le grand-père tient son interminable discours de circonstance quand des soldats « boches » font irruption, les enferment tous dans l’arrière-cuisine pour se rassasier de toutes ces bonnes choses. Il ne leur reste que les bûches à se partager. Fou rire tout de même quand un oncle reprend alors un passage du discours tenu juste avant : « Ayons une pensée solidaire pour nos braves soldats et les quelque 600 000 prisonniers… » !

    Ambiance de guerre, passage des saisons. Noël entre à l’école primaire en septembre 1915. Son père est prisonnier en Allemagne, ses sœurs grandissent – Luise est considérée comme telle – et Noël veille sur elles quand sa mère ou sa grand-mère sont trop occupées. Doué pour le dessin, il aime les croquer, Lucienne la ronde et Luise la claire qui chantonne, matin, midi et soir.

    Leur grand frère Léopold s’amuse de tout, ose tout. A la messe de minuit de Noël 1917, à laquelle des Allemands assistent aussi, Léopold disparaît après la communion. Une embuscade attend au retour la voiture de l’officier et de ses acolytes, attaquée, brûlée. La réponse est terrible : les trois fils aînés des voisins sont fusillés et cinq autres adolescents. Quand Léopold réapparaît à la fin de la semaine, sa mère lui donne une gifle monumentale et il s’en va.

    La guerre terminée, le père revient, affaibli. Léopold donne rarement des nouvelles, ne parle que de lui et de ses exploits dans ses lettres. Tous craignent à présent le retour de Klara pour venir reprendre Luise, mais elle ne se manifeste pas. Quand la petite « va sur ses huit ans », on décide de lui raconter d’où elle est venue. Elle confie à Noël sa tristesse de ne pas être de leur sang. Il la rassure : depuis sa naissance, elle est son « étoile » et il la défendra toujours, y compris contre ceux qui l’accusent d’être allemande ou juive.

    Ce n’est qu’en 1922 qu’une lettre arrive de Vienne : Klara y explique son silence par obéissance à son mari épousé pendant la guerre, mort depuis deux ans. Elle vient de se remarier avec Josef Stern, un juriste, et ils sont prêts à accueillir Luise. Quand ils l’emmèneront, Noël, le cœur arraché, les traitera de « Sales Boches ! Voleurs d’enfants ! » Son premier Noël sans Luise est d’une tristesse à peine consolée par un merveilleux cadeau : un appareil photographique.

    Noël en décembre suit les péripéties de cet amour indéfectible de Noël pour Luise. Entre les deux familles, des liens forts subsistent, on se revoit, on s’écrit, on fête Noël ensemble, en Belgique ou à Vienne. Noël devient journaliste, Luise musicienne, une pianiste très appréciée. Mais la deuxième guerre mondiale les entraînera tous dans la tourmente : sans nouvelles de Luise, Noël fera tout pour la retrouver, en espérant qu’elle ait survécu.

    Le récit parcourt une trentaine d’années, de juin 1914 à décembre 1945, au sein d’une famille wallonne confrontée deux fois à la guerre avec l’Allemagne. Comme l’écrit Marguerite Roman (Le Carnet et les Instants), Bernard Tirtiaux y a mis « des personnages attachants, ce qu’il faut de suspense, d’inquiétude et de consolation. »

  • Ouverture

    Cheng Wu Zhen Etude de Bambous.jpg« Il faut sauver les beautés offertes et nous serons sauvés par elles. Pour cela, il nous faut, à l’instar des artistes, nous mettre dans une posture d’accueil, ou alors, à l’instar des saints, dans une posture de prière, ménager constamment en nous un espace vide fait d’attente attentive, une ouverture faite d’empathie d’où nous serons en état de ne plus négliger, de ne plus gaspiller, mais de repérer ce qui advient d’inattendu et d’inespéré. »

    François Cheng, Œil ouvert et cœur battant

    Wu Zhen, Etude de bambous

  • La beauté selon Cheng

    Œil ouvert et cœur battant de François Cheng invite à la contemplation. Merci à Colo qui l’a cité sur Espaces, instants et me l’a donné à lire. Deux textes : un discours prononcé en 2010 au Collège des Bernardins et un Discours sur la Vertu à l’Académie française en 2007. Vous avez peut-être entendu l’écrivain franco-chinois parler de la beauté et de l’âme à La Grande Librairie il y a peu.

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    « Comment envisager et dévisager la beauté ? » Dans le mystère de notre « présence au monde », deux extrêmes : « celui du mal et celui de la beauté ». Le mal que des hommes infligent à leurs semblables est le plus terrifiant. L’énigme de la beauté – « A côté du vrai, du bon, le beau apparaît comme un luxe, un surplus, voire un superflu » – vient de ce que « l’univers n’est pas obligé d’être beau ». Il pourrait être uniquement fonctionnel, mais ce ne serait plus « la Vie ». Chaque être, fleur ou arbre, est unique et « virtuellement habité par la capacité à la beauté, et surtout par le « désir de beauté » ».

    Voilà pour François Cheng où commence la beauté, par la « présence » ; « entre les présences qui ne cessent d’échanger circule le souffle de l’infini ». Et de s’arrêter sur le mot « sens », « diamant du vocabulaire français », une seule syllabe et trois définitions : sensation, direction et signification, « les trois étapes, ou les trois étages, de notre existence ».

    A propos de la beauté physique, Cheng mentionne ce qui contribue à celle du visage humain : « regard, sourire, voix, etc., tous attributs qui relèvent déjà de la conquête de l’esprit. » Quant à la beauté « du cœur, ou de l’âme », celle-ci est d’un autre ordre, éthique, spirituel. Ainsi rapproche-t-il beauté et bonté, les saints et les artistes qui « font profession de dévisager la beauté ». L’art exige une vision profonde, mobilise le corps et l’esprit. « Si l’esprit raisonne, l’âme, elle, résonne. »

    Cheng parle de peintres, compositeurs, écrivains, et de nous : « tous nous avons part à la beauté ». Pas d’art de vivre sans émerveillement devant les beautés du monde, des plus humbles aux plus grandes. Et pour questionner la beauté, l’écrivain propose un détour par la peinture chinoise, ces rouleaux « représentant d’immenses paysages, dans lesquels toujours figurent un ou plusieurs petits personnages » (le texte est suivi de neuf illustrations).

    De son Discours sur la Vertu (sur le site de l’Académie française), une phrase : « Car à une époque comme la nôtre, où règne souvent le cynisme, ou un hédonisme sans frein, celui qui se propose de chanter la vertu n’a pas forcément le beau rôle ; il court tout de même le risque de se montrer plus ou moins naïf. » Le beau et le bon y reviennent à travers « quatre excellences » célébrées en Chine : le bambou, l’orchidée, le prunus, le lotus (ou le chrysanthème, une variante).

    « François Cheng : un cœur qui écoute, une voix qui peint, une main qui caresse, un visage qui contemple et même, à travers les larmes, sourit. » (Antoine Guggenheim, Avant-propos). Un sage qui communique avec les fleurs et les arbres – et les hommes.

  • Grâce nouvelle

    Post Benglis  Sparkle Knot.jpg« Une série de « Knots » (nœuds) de métal devait suivre (1971-1972, 1978-1979). Les « nœuds »(métaux pulvérisés tels l’aluminium, l’étain, le cuivre et le nickel), ou formes nouées d’incantation pulsionnelle, traduisent un souvenir de beauté et de force qui, dans l’apparente expression décorative, retient le secret de la manipulation, toujours exploratoire, et d’un savoir-faire qui ira s’approfondissant (Sparkle Knot IV, 1972, revêtement en aluminium, tissu, plâtre, peinture et paillettes ; Bravo #2, 1975-1976, cuivre, acier, étain, zinc sur platre, tissu en coton et revetement en aluminium). Ces œuvres, d’un parti formel minutieux, constituèrent le thème d’une exposition-phare de la galerie Paula Cooper de New York en mai 1974 (Metallized Knots). Les éléments de différentes longueurs entrelaçaient leurs jambages et couvraient toute une partie de la galerie, alliant à la rigueur une sorte de grâce nouvelle. »

    Claudine Humblet, Lynda Benglis (Post-minimalisme et Anti-Form)

    Lynda Benglis, Sparkle Knot V, 1972,
    Revêtement en aluminium, tissu en coton, plâtre, peinture acrylique et paillettes
    Courtesy Cheim & Read, New York