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Littérature anglaise - Page 33

  • Remonter le temps

    Passé imparfait de Julian Fellowes (2008, traduit de l’anglais par Jean Szlamowicz) distille une ambiance propre au scénariste de Gosford Park puis de la fameuse série Downton Abbey. Une certaine fascination du passé – « Londres est désormais pour moi une ville hantée et je suis le fantôme qui erre dans ses rues » ; une certaine tension – « Je détestais Damian Baxter » ; une certaine sensibilité – « Traditionnellement, les Anglais préfèrent ne pas affronter directement une situation qui pourrait se révéler délicate du fait d’événements passés ».

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    Une lettre déclenche tout : après quarante ans sans plus aucun contact entre eux, Damian Baxter, « son vieil ennemi », aimerait que le narrateur lui rende visite, comme « une faveur accordée à un mourant ». A plus de cinquante ans, le voilà troublé à l’idée de revoir celui qui prétendait être son ami. A la gare de Guilford, un après-midi de juin, un chauffeur en uniforme l’attend. Le narrateur connaissait la réussite de Damian, mais n’en mesure l’ampleur qu’en découvrant sa demeure entourée de jardins en terrasse et « l’ambiance digne d’Agatha Christie » : maître d’hôtel, femme de chambre, salon ample, un décor réussi quoique impersonnel – « rien de vivant en réalité ».

    Le « beau jeune homme bien bâti aux boucles épaisses » a disparu, mais il reconnaît Damian, sa voix un peu hésitante et aussi « cette arrogance condescendante si familière dans le geste large avec lequel il [lui] tendit sa main osseuse ». Après un dîner délicieux, une conversation « éminemment anodine » en présence du maître d’hôtel, ils vont prendre le café dans la bibliothèque, une jolie pièce avec sa cheminée en marbre, « le cuir luisant des reliures et quelques admirables tableaux ».

    Damian n’a plus que trois mois à vivre. Marié peu avant la quarantaine, puis divorcé, sans enfants, il a très bien revendu son entreprise. Devenu stérile à la suite d’oreillons contractés sans doute au Portugal en juillet 1970 (quand ils avaient 21 ans, le narrateur l’avait invité à passer des vacances avec un groupe d’amis dans une villa d’Estoril, vacances aux conséquences « désastreuses » qui ne seront racontées qu’à la fin), Damian sait qu’une jeune femme a eu un enfant de lui : elle lui a envoyé une lettre tapée à la machine, vingt ans après, pour lui dire qu’elle ne lui pardonnait pas sa « fourberie » et « son mensonge » qu’elle avait sous les yeux chaque jour. Puis plus rien.

    Damian veut retrouver l’enfant, faire de lui l’héritier de sa fortune. Ses recherches n’ayant mené à rien, il lui faut l’aide de quelqu’un qui connaisse son cercle d’alors. Il a préparé une liste des femmes avec qui il a couché et qui ont eu un enfant à cette époque. Ils avaient fait connaissance en 1968 lors d’un cocktail dans un collège de Cambridge, où le narrateur était en train de parler avec Serena (la femme de ses rêves), Lady Serena Gresham, « membre d’une caste très restreinte, rare résidu qui restait de l’Ancien Monde ». Beaucoup d’aristocrates déchus avaient rejoint la bourgeoisie, très rares étaient ceux qui, comme les Gresham, « continuaient à vivre, à peu de chose près, comme ils avaient toujours vécu. »

    Damian, un jeune homme très séduisant, les avait interrompus avec un sourire, avouant qu’il ne connaissait personne – « Inutile de préciser qu’il savait en réalité pertinemment qui nous étions. Ou plutôt qui elle était. » Dès cette soirée, il s’était montré curieux d’en savoir plus sur Serena, sur l’ancienneté de leur relation et sur la manière de s’y prendre pour figurer sur les listes des tea parties entre gens du même monde. En leur compagnie, nous allons découvrir leurs usages et leurs règles, les snobismes d’un autre temps.

    Damian s’est servi de lui pour s’introduire dans la haute société. Pourtant le narrateur accepte cette mission, malgré ce qui les a séparés. Le va-et-vient commence entre deux périodes dissemblables : leur jeunesse, rythmée par la Saison mondaine plus que par les études, et le présent. Tout a changé. Chacun d’eux s’est transformé au cours de la vie adulte, et surtout la société, les mœurs, les manières, le monde où ils évoluent.

    Lucy Dalton est sur la liste, à son grand étonnement, elle qui avait été une des premières à percer à jour les manigances de Damian. Et aussi la princesse Dagmar de Moldavie. Serena. La belle Joanna Langley qui a été un temps sa petite amie. Terry Vitkov, l’Américaine dont la soirée au musée Tussaud avait tourné au cauchemar à cause du cannabis mis dans les brownies. Enfin, Candida Finch, « la mangeuse d’hommes exubérante et rougeaude ». Rares sont celles qui ont vraiment pu choisir leur vie.

    Des années soixante aux années deux mille, Julian Fellowes raconte cette quête très particulière qui mène le narrateur à remonter le temps et à découvrir l’évolution personnelle de ces jeunes filles de bonne famille. Bien reçu partout, il ne lui sera pas difficile de les recontacter sous un prétexte caritatif et de vérifier, en leur rendant visite, qui a eu un enfant de Damian Baxter.

    Sans être autobiographique, le roman s’inspire de l’expérience personnelle de l’auteur, un aristocrate aujourd’hui pair du Royaume : « c’est effectivement une photographie de l’époque, de la Saison 1968, où j’allais à tous ces bals. Toutes les fêtes et réceptions du livre ont vraiment eu lieu, et les personnages sont inspirés des hommes et des femmes qui y participaient. Certains sont des portraits fidèles de gens que j’ai croisés, d’autres un mélange de plusieurs personnalités. » (Paris Match)

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    Passé imparfait est un voyage au cœur de la haute société anglaise et la chronique de ses transformations durant la seconde partie du XXe siècle. C’est brillamment observé, raconté de façon amusante pour qui s’intéresse à ce beau monde, et derrière les rôles, les masques mondains, Julian Fellowes laisse parfois s’exprimer des sentiments vrais, heureux ou malheureux.

  • Ailleurs

    Adichie Americanah.jpg« Alexa, et les autres invités, peut-être même Georgina, comprenaient tous la fuite devant la guerre, devant la pauvreté qui broyait l’âme humaine, mais ils étaient incapables de comprendre le besoin d’échapper à la léthargie pesante du manque de choix. Ils ne comprenaient pas des gens comme lui, qui avaient été bien nourris, n’avaient pas manqué d’eau, mais étaient englués dans l’insatisfaction, conditionnés depuis leur naissance à regarder ailleurs, éternellement convaincus que la vie véritable se déroulait dans cet ailleurs, étaient aujourd’hui prêts à commettre des actes dangereux, des actes illégaux, pour pouvoir partir, bien qu’aucun d’entre eux ne meure de faim, n’ait été violé, ou ne fuie des villages incendiés, simplement avide d’avoir le choix, avide de certitude. »

    Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah

  • Etudier en Amérique

    Après avoir lu L’autre moitié du soleil, je m’étais promis de lire le dernier roman de Chimamanda Ngozie Adichie, Americanah (traduit de l’anglais (Nigeria) par Anne Damour, 2015), best-seller en anglais. Le temps des études est une des plus passionnantes périodes de la vie et ici, la romancière nigériane a choisi pour héroïne Ifemulu, qui a obtenu une bourse à Princeton, « le club consacré de l’Amérique ».

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    C’est entre autres parce qu’elle ne trouvait pas de salon de coiffure où les Noires puissent faire tresser leurs cheveux qu’Ifemulu a créé un blog sur les modes de vie : « Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non américaine ». Un blog à succès (on en lira quelques billets dans le roman), des conférences à donner, une liaison – en apparence, tout va bien pour elle, mais au bout dune quinzaine dannées, Ifemulu a le mal du pays et de son premier amour, Obinze, qui lui avait communiqué son rêve de vivre en Amérique ; à présent il est marié. Americanah raconte leur histoire, en alternance.

    Après trois ans de liaison sans heurts avec Blaine, Ifemulu le quitte et fait part à tous ses amis de sa décision : elle va rentrer à Lagos, y travailler pour un magazine. La petite Sénégalaise qui lui refait des tresses l’a prise pour une yoruba – « Non, je suis igbo ». Très étonnée qu’Ifemulu veuille quitter l’Amérique, elle voudrait que celle-ci convainque son petit ami igbo d’épouser une non igbo, ce qu’il prétend impossible.

    Obinze, son ancien petit ami, a réussi son ascension dans la société nigériane en servant de prête-nom à Chief, un homme d’affaires rencontré grâce à une cousine. Resté humble, il voudrait mener une vie honnête, mais il lui faut assurer le train de vie de sa femme Kosi et de leurs enfants. Quand Ifemulu lui envoie un mail, après des années de silence, il lui répond aussitôt.

    Flash-back. Avant de partir pour l’Amérique, Ifemulu « avait grandi dans l’ombre des cheveux de sa mère ». C’est auprès de sa tante Uju qu’elle a trouvé son principal soutien, surtout après que son père a été licencié et que les retards de loyer se sont accumulés. La rencontre d’Obinze, qui aime les gens qui agissent comme bon leur semble plutôt qu’en obéissant aux conventions, marque le début d’une complicité sans faille. « Il lui apprit à s’aimer. » La mère d’Obinze, connue pour avoir résisté à un prof malhonnête, se montre très favorable à leur relation.

    Ifemulu pensait que tante Uju pourrait leur avancer sans problème l’argent du loyer, elle est stupéfaite de découvrir que la maîtresse du Général qui vit dans l’aisance n’a quasi pas d’argent à elle. Quand Uju se retrouve enceinte, celui-ci l’envoie accoucher en Amérique d’un garçon, Dike ; il portera le nom de sa mère. La mort du Général dans un accident d’avion un an plus tard met définitivement fin à la vie facile de tante Uju.

    A l’université de Nsukka (sept heures de bus), Ifemulu est une étudiante bien intégrée et considérée, prudente dans ses relations sexuelles avec Obinze, bien qu’ils envisagent de se marier. Des grèves continuelles les privent de leurs cours et tante Uju obtient alors pour Ifemulu une bourse en Amérique, où elle-même est partie s’installer pour achever des études de médecine.

    Les premières impressions déçoivent Ifemulu. Il fait très chaud en Amérique, et si Dike est un enfant joyeux, sa mère est dans les difficultés : un examen raté, trois emplois pour survivre, des cheveux négligés – « L’Amérique l’avait domptée. » Ifemulu passe le premier été à découvrir comment on vit en Amérique, comment on y mange, tout en s’occupant de Dike qui va grandir comme un jeune Américain, tandis que tante Uju décroche son diplôme de médecin généraliste.

    Ifemulu doit se débrouiller, elle a trop peu d’argent : emprunter une carte de sécurité sociale pour pouvoir travailler, prendre l’accent américain pour se faire accepter. Les études lui paraissent faciles, les étudiants s’expriment tout le temps et elle apprend à faire comme eux ; elle trouve sa place à la bibliothèque, lit Baldwin conseillé par Obinze, qui l’encourage à distance. Mais pas moyen de décrocher un job ; pour payer son loyer, elle finit par accepter de « masser » un entraîneur sportif pour cent dollars, puis fait une dépression.

    Heureusement, une amie lui trouve une bonne place de baby-sitter chez l’amicale Kimberly Turner. Sans explications, Ifemulu laisse Obinze sans nouvelles du jour au lendemain, efface ses mails, n’ouvre plus ses lettres. Chez les Turner, elle observe les manières et les conversations, réagit quand quelqu’un y parle des Nigérians comme d’Africains « privilégiés ». Deviendra-t-elle une « Americanah », comme on surnomme les Nigérianes revenues d’Amérique, aux manières souvent affectées ?

    Peu à peu, Ifemulu trouve là-bas une façon d’être elle-même. Elle sympathise avec Blaine, un Afro-Américain assistant à Yale, et se met à écrire sur le « tribalisme américain », basé sur la classe, l’idéologie, la région, la race. Son franc-parler, ses cheveux africains qu’elle finit par laisser naturels mettent certains mal à l’aise. Elle écrit : « Pourquoi les Noires à la peau foncée – américaines et non américaines – aiment Barack Obama. » Puis elle tombe sous le charme de Curt, le cousin à la peau claire de Kimberly.

    Americanah est le roman d’apprentissage des jeunes Nigérians que la situation politique sans cesse troublée de leur pays pousse à chercher un avenir ailleurs, une formation en tout cas. Ils comptent sur les amis, la débrouille, les bons et les mauvais plans. Chimamanda Ngozie Adichie, qui vit aujourd’hui à Lagos et aux Etats-Unis, aborde sans tabou des questions sociales (race, classe, préjugés, comportements collectifs, différences entre Afro-Américains et Africains non américains) comme des aspects de la vie quotidienne les plus concrets (les cheveux des Noires, leur peau, leurs goûts alimentaires, par exemple).

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    Leurs amis n’ont pas compris la rupture soudaine entre Ifemulu et Obinze qui leur paraissaient inséparables. De son côté, lui est arrivé, avec difficulté, à obtenir un visa pour l’Angleterre et y a survécu un certain temps à l’aide de petits boulots très divers, avant de revenir au pays. Leurs chemins très différents vont-ils se croiser à nouveau ? On se le demande quand Ifemulu rentre à Lagos sans avoir trouvé quelqu’un avec qui partager vraiment ce qu’elle est devenue. Americanah est aussi une quête du grand amour.

  • Ce que nous sommes

    Alameddine 10-18.jpgAlameddine an-unnecessary-woman-by-rabih-alameddine.jpg« Dans un de ses essais, Marías suggère que son œuvre traite autant de ce qui ne s’est pas passé que de ce qui s’est passé. En d’autres termes, la plupart d’entre nous pensons que nous sommes ce que nous sommes en raison des décisions que nous avons prises, en raison des événements qui nous ont façonnés, des choix de ceux de notre entourage. Nous considérons rarement que nous sommes aussi façonnés par les décisions que nous n’avons pas prises, par les événements qui auraient pu avoir lieu mais n’ont pas eu lieu, ou par les choix que nous n’avons pas faits, d’ailleurs. »

    Rabih Alameddine, Les vies de papier

  • Une traductrice

    Entrer dans Les vies de papier de Rabih Alameddine (2013, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, 2016), c’est découvrir d’abord, sous une couverture illustrée de rayonnages et de piles de livres, un titre original qui pose l’accent autrement : An Unnecessary Woman. (Ci-dessous, quelques variantes en couverture.) Alameddine, peintre et romancier, partage sa vie entre San Francisco et Beyrouth – la ville où vit et écrit son héroïne, cette femme inutile ou superflue : Aaliya, une traductrice.

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    La première des citations mises en épigraphe est de Pessoa, un de ses auteurs de prédilection : « Et que je suis de la dimension de ce que je vois / Et non de la dimension de ma propre taille ». Le souci présent d’Aaliya, 72 ans, deux verres de vin aidant, c’est d’avoir mis trop de produit pour donner un peu d’éclat à ses cheveux – les voilà bleus ! A la fin de l’année, tandis qu’elle relit la traduction qu’elle vient d’achever, elle pense à Hannah, sa « seule intime », qui lui offrait « ce cadeau si rare : son attention pleine et totale ».

    Cela fait cinquante ans qu’Aaliya entame une nouvelle traduction le premier janvier ; elle a traduit 37 livres en cinquante ans : « Des livres dans des cartons – des cartons remplis de papier, des feuilles volantes de traduction. C’est ma vie. » La littérature est son « bac à sable ». Son problème, c’est le monde à l’extérieur. « La littérature m’apporte la vie, et la vie me tue. » Elle vit seule, par choix.

    Tombée amoureuse de l’arabe à quatorze ans, « la plus difficile des langues » selon son professeur, elle a appris à l’école coranique d’abord à écouter les mots, leur magie : « Ecoutez le rythme, écoutez la poésie. » Son père l’a « nommée Aaliya, l’élevée, celle au-dessus. » Il est mort avant ses deux ans, laissant sa mère de 18 ans veuve ; ensuite elle a épousé le frère de son mari, d’où cinq demi-frères et sœurs dont aucun n’est proche de la fille aînée.

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    Aaliya se sent dans cette famille un membre superflu, un « inutile appendice ». Mariée à 16 ans, répudiée à 20 par un « moustique amolli à la trompe défaillante » que deux autres mariages ont laissé sans enfants, elle est restée dans l’appartement des années cinquante qu’ils louaient à un propriétaire beyrouthin – un homme généreux jusqu’au départ de son mari, mais interdisant à sa fille Fadia d’avoir le moindre contact avec elle, une fois divorcée. « Mon foyer, mon appartement ; j’y vis, je m’y déplace, j’y ai mon existence. »

    En 1982, pendant le siège de Beyrouth par les Israéliens, beaucoup de ses habitants ont fui sauf ceux qui, comme elle, n’avaient nulle part où aller. Aaliya dormait avec une kalachnikov à côté d’elle, qu’elle a dû brandir un jour contre trois soldats, mais c’est Fadia qui les mis en fuite dans l’escalier en tirant dans un sac de sable. Ce fut la fin du harcèlement familial pour qu’elle cède son appartement au frère aîné.

    Aaliya se raconte peu à peu, mêlant à tout ce qu’elle observe ou ressent des citations, des vers, des anecdotes littéraires – la compagnie des écrivains est ce qui lui réussit le mieux, d’autant plus qu’elle dort mal, « le don sacré » du sommeil est ce qui lui manque le plus. Les digressions sont nombreuses. A Javier Marías, dont elle adore l’œuvre, elle reprend une façon de définir la vie qu’elle trouve très juste : ce qui ne s’est pas passé nous façonne autant que ce qui s’est passé.

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    C’est malgré lui, grâce à sa belle-soeur Hannah dont le libraire était parent, que celui-ci l’a engagée et qu’elle est devenue pour tous « le visage » de sa librairie – deux autres candidates plus jolies qu’elle ne s’y étant pas présentées. Quand il est mort, quatre ans plus tôt, elle a hérité, de la librairie aussitôt fermée et vendue, du grand bureau en chêne verni foncé qui a fait « sa grandeur » et sur lequel elle travaille.

    Dans le récit de cette femme solitaire et farouchement attachée à sa solitude apparaissent bien sûr, constamment présents, les auteurs aimés, lus et traduits, des compositeurs qu’elle a appris à écouter, et aussi certains visiteurs de la librairie, des parents souvent inopportuns – ce sera terrible quand on voudra lui imposer la garde de sa mère, qu’elle refuse, ce dont elle se sent coupable même si celle-ci n’a jamais eu d’égards pour elle – et « les trois sorcières », trois femmes dont elle perçoit les allées et venues dans l’immeuble.

    Fadia, qui a hérité de l’immeuble, reste distante, mais lui laisse régulièrement un bon plat préparé devant sa porte. Elle s’est souciée de sa survie chaque fois que la guerre a privé les Beyrouthins d’électricité, de vivres dans les magasins. Elle est venue à son secours quand le frère aîné la tourmentait. Elle fréquente quotidiennement Joumana et Marie-Thérèse, ses voisines du dessus et du dessous.

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    Beyrouth, leur ville, tient son rôle dans Les vies de papier, Prix Femina étranger 2016, avec ses rues bruyantes et ses coins calmes, le musée national, ses commerçants et ses mendiants. Passionnée des mots, Aaliya pratique une méthode bien à elle : excluant les écrivains français et anglais dont beaucoup de Libanais connaissent la langue, elle traduit en arabe non à partir de l’original, mais de la traduction française et de la traduction anglaise. « Mes traductions ne sont pas du champagne et elles ne sont pas non plus du thé au lait. – De l’arak, peut-être. »

    Pessoa encore : « La seule attitude digne d’un homme supérieur, c’est de persister tenacement dans une activité qu’il sait inutile, respecter une discipline qu’il sait stérile et s’en tenir à des normes de pensée philosophique et métaphysique, dont l’importance lui apparaît totalement nulle. » (Le livre de l’Intranquillité) C'est ainsi pour Aaliya : « Je suis où il faut que je sois. »

    J’ai beaucoup aimé me mettre à l’écoute de cette femme peu commune, « délirante » et lucide, vieillissante et volontaire, partager ses lectures et ses souvenirs. Je ne vous dirai rien de la fin sinon que je l’ai trouvée très belle. Une « épiphanie ».