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Lettres - Page 2

  • A vie

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    « Les vendeurs bibliophiles pur jus – comme Sophie et moi l’étions – sont incapables de mentir. Nos visages nous trahissent immédiatement. Un sourcil arqué ou un coin de lèvre relevé suffit à trahir le livre honteux, et incite les clients futés à demander autre chose. Nous les conduisons alors vers un opus précis que nous leur ordonnons de lire. S’il leur déplaît, ils ne reviendront jamais. S’ils l’apprécient, ils seront clients à vie. »

    Mary Ann Shaffer & Annie Barrows, Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates

     

     

     

  • Juliet et le Cercle

    Le « Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de patates de Guernesey » a déjà tant fait parler de lui que je vous en épargne le résumé. 

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    Les raisons pour lesquelles je ne l’avais pas encore lu ?

    Le titre. La traductrice Aline Azoulay l’a raccourci en français : Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates – ça reste racoleur. J’imagine les alternatives écartées : Le Cercle littéraire de Guernesey (rien à se mettre sous la dent), Les amateurs de livres et de tourtes (un peu tarte), Le Cercle des amateurs de littérature et de tourte aux épluchures de pommes de terre (trop de « de »), etc.

    On en parlait partout : le livre de Mary Ann Shaffer et d’Annie Barrows a figuré longtemps sur la liste des meilleures ventes. J’ignorais que c’était l’unique roman de cette Américaine, décédée en 2008, l’année de sa publication, un roman écrit en collaboration avec sa nièce, auteure de livres pour enfants.

    Des raisons de lire ce livre ?

    Il nous mêle gentiment à la vie quotidienne des habitants de Guernesey pendant et après la seconde guerre mondiale. Mary Ann Shaffer a visité Jersey en 1976 et s’est intéressée à l’histoire des îles anglo-normandes, méconnue à l’extérieur. Ce Cercle est né sous l’Occupation allemande, dans des circonstances qui éclairent son appellation biscornue. 

    C’est un roman épistolaire très accessible : des lettres de quelques pages, des billets courts (aujourd’hui, ce seraient des courriels). Il s’ouvre sur une lettre de Juliet Ashton, une Anglaise dans la trentaine, à son éditeur et ami Sidney Stark, qui a rassemblé ses chroniques sous le titre « Izzy Bickerstaff s’en va-t-en guerre ». Le recueil se vend très bien, beaucoup mieux que sa biographie d’Anne Brontë. De janvier à septembre 1946, il sera son interlocuteur privilégié.

    Le ton : une conversation familière. Le lecteur est tout de suite dans le coup, les personnages sont bien campés, et Juliet ne manque pas d’humour. Je ne suis pas sûre qu’on s’exprimait dans ces termes il y a cinquante ans, mais l’effet de rapprochement est réussi, l’immersion rapide.

    Un cercle littéraire, c’est bien sûr un bon appât pour les amateurs de livres. Mais aussi pour les autres, on le verra. A Guernesey se rassemblent des apprentis lecteurs dont la vie n’a rien à voir a priori avec la sphère littéraire, ce qui fait le sel de leurs réunions à la fortune du pot.

    Juliet va découvrir peu à peu leurs rites, leur histoire, leur vie, grâce à Dawsey Adams, un adorateur de Charles Lamb. Celui-ci lui écrit après avoir trouvé son nom au verso de la couverture d’un vieux livre de « morceaux choisis ». Par Dawsey, nous ferons connaissance avec Elizabeth, la fondatrice du Cercle, véritable pivot de l’histoire, bien qu’on ait perdu sa trace depuis la guerre.

    De mystérieux envois de fleurs à Juliet, son indécision sentimentale qu’elle ne confie qu’à Sophie, sa meilleure amie, sa curiosité pour les membres du Cercle de Guernesey, un livre ou un article à écrire, voilà les ingrédients romanesques. Ce serait pure eau de rose si Mary Ann Shaffer et Annie Barrows n’y insufflaient fantaisie et sympathie. 

    Vous avez lu Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates ? N’hésitez pas à compléter ce billet par vos impressions ou par un lien, si vous avez écrit sur ce roman. Vous ne l’avez pas lu ? Il est disponible en 10/18 et vous procurera un bon moment, quelle que soit votre île, surtout si vous cherchez à vous détendre et à vous distraire un peu. Lecture pour tous.

  • Sans toi

    Château de Sissinghurst,
    Kent.
    Dimanche 25 avril [24 avril 1932]

    « Ma chère, lointaine, romantique Virginia – oui, effectivement, je regarde la lune se refléter dans les flaques d’eau boueuse de l’Angleterre et je me demande où tu es : en train de glisser au large de la côte damalte (c’est ce que je me dis par moments,) de dépasser Corfou et Ithaque, (et oh Dieu ! quelles associations d’idées tous ces lieux représentent pour moi !) et puis le Pirée et Athènes – (des souvenirs encore) et puis, qu’est-ce qui t’arrive ? car je ne sais rien du tout, voilà la vérité, - l’intérieur de la Grèce, je suppose, lequel reste une région inconnue de moi jusqu’à présent – et a toutes les chances de le rester à moins que je ne m’y rende avec Ethel [Smyth], ce qu’à Dieu ne plaise. Pourquoi ne m’as-tu pas demandé de t’accompagner ? J’aurais tout jeté au gré des vents et je serais venue. Mais tu ne m’as rien demandé.

    En attendant, je cultive mon jardin, mais avril me prive de toutes les joies promises : le vent ne cesse de faire rage à toute heure, et la pluie se déverse presque sans arrêt. Un avril aussi sinistre n’avait jamais encore désolé l’Angleterre. Sois donc heureuse de t’ébattre au soleil (du moins je l’espère) de la Grèce.

    J’en suis contente en ce qui te concerne, mais l’Angleterre est vide sans toi. »

    (…)

    Vita Sackville-West à Virginia Woolf, Correspondance 1923-1941 

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    Vita Sackville-West in 1934. Photograph: BBC/Corbis


  • Se voir, s'écrire

    De Téhéran encore : « La Perse a pris une teinte magenta et pourpre : des avenues d’arbres de Judée, des buissons de lilas, des torrents de glycines, des hectares de pêchers en fleur. (…) Et c’est là, qui sait ?, l’une des raisons pour lesquelles j’aime mieux les femmes que les hommes, (même platoniquement,) parce qu’elles se donnent plus de mal pour façonner l’amitié et qu’elles sont plus expertes en cet art ; c’est vraiment leur affaire ; les hommes sont trop gâtés et trop paresseux. » (Vita, 8/4/1926) 

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    Vita Sackville-West rentre en Angleterre pour l’été, c’est le bonheur des retrouvailles : « Chère Mrs. Woolf, Je tiens à vous dire quel plaisir j’ai eu à passer ce week-end avec vous… Ma Virginia chérie, tu ne peux savoir combien j’ai été heureuse. » (17/6/1926) Elle repart pour la Perse à la fin du mois de janvier. Virginia travaille : « J’ai fermé la porte aux mondanités, je me suis enfouie dans un terrier humide et sinistre, où je ne fais rien d’autre que lire et écrire. C’est ma saison d’hibernation… » (5/2/1927) 

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    L’enthousiasme de Vita pour l’Asie centrale ne faiblit pas, Virginia lui écrit de Cassis où les Woolf passent leurs vacances pour lui annoncer sa nouvelle coiffure à la garçonne. De retour à Long Barn en mai, sa « très chère petite mule West » est enchantée par la lecture de La promenade au phare. Elle rassure Virginia à propos de ses autres amies : « J’aime te rendre jalouse ; ma chérie, (et je continuerai à le faire,) mais c’est ridicule que tu le sois. » (4/7/1927) 

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    Photo : http://www.smith.edu/libraries/libs/rarebook/exhibitions/images/penandpress/large/11a_orlando_gaige.jpg 

    Virginia Woolf entreprend alors d’écrire Orlando, son fameux roman inspiré par Vita. En mars 1928 : « ORLANDO EST FINI !!! N’as-tu pas senti une espèce de saccade, comme si on t’avait brisé le cou samedi dernier à une heure moins 5 ? » Quand elle l’aura lu, Vita se dira « éblouie, ensorcelée, enchantée, comme sous l’effet d’un envoûtement », elle en est bouleversée. Virginia lui a fait parvenir le jour de sa publication un exemplaire spécialement relié à son intention et la réponse enthousiaste de Vita lui vaut un télégramme en retour : « Ta biographe est infiniment soulagée et heureuse. » Virginia lui offrira aussi le manuscrit, légué par Vita à Knole (National Trust).

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    Les Nicolson en poste à Berlin, Virginia ira cette fois leur rendre visite, au grand plaisir de Vita, mais elle en reviendra avec la grippe et malade pour des semaines. Vita s’en désole, prend régulièrement de ses nouvelles, lui décrit la délicieuse Pensione qu’ils ont dénichée pour leurs vacances à Rapallo – « Pourquoi vit-on ailleurs que dans le Sud ? »

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    Ce sera un grand soulagement lorque Harold Nicolson démissionnera de la carrière diplomatique pour d’autres activités en Angleterre. Vita se lance bientôt dans la restauration du château quasiment en ruine de Sissinghurt, à laquelle elle consacre beaucoup de temps, ce qui ne l’empêche pas de voyager avec Harold, notamment pour des conférences aux Etats-Unis. Les années passent et les deux femmes continuent l’une et l’autre à écrire, avec succès, à se voir et à s’écrire.

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    Vita et Virginia à Monk's House, 1933

    Les restrictions à l’approche de la seconde guerre mondiale touchent davantage les Woolf à Londres que Vita à la campagne, au moins dans un premier temps. Elle leur envoie du beurre, du pâté pour Noël. Quand Virginia s’inquiète de ce que devient leur amitié, Vita la rassure : « Ma Virginia chérie, tu es très haut sur les barreaux de l’échelle – toujours » (25/8/1939) 

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    Dans leur entourage, la curiosité s’exprime de temps à autre sur la vraie nature de leur relation, questions que Vita et Virginia éludent. Leurs maris savent pertinemment à quoi s’en tenir ; les autres, ça ne les regarde pas. « Il faut que je me procure un assortiment d’encres teintées – lavande, rose, violette – pour nuancer la signification de ce que j’écris. Je constate que je t’ai donné à entendre beaucoup de significations erronées en ne me servant que d’encre noire. C’était une plaisanterie – ce sentiment que nous dérivions loin l’une de l’autre. Mais c’était sérieux, ce désir que j’avais que tu m’écrives. » (Virginia, 19/1/1941) 

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    Rien ne laisse supposer à Vita que ce sont leurs derniers mois de correspondance. La dernière lettre de Virginia, le 22 mars, parle de perruches : « Est-ce qu’elles meurent toutes en un instant ? Quand pourrons-nous venir ? Dieu seul le sait – » Six jours plus tard, Virginia Woolf se noyait dans l’Ouse. Longtemps après, Vita écrivit à Harold qu’elle aurait pu la sauver – « si seulement j’avais été sur place et si j’avais pu savoir l’état d’esprit vers lequel elle évoluait. »

  • Plutôt fâchée

    Lundi [7 juin 1926]                                                    52 Tavistock Square, W.C. 1

    « Pas grand-chose de nouveau. Plutôt fâchée – Aimerais avoir une lettre. Avoir un jardin. Avoir Vita. Avoir 15 petits chiots à la queue coupée, 3 colombes, et un peu de conversation. La soirée chez les Sitwell a été un four noir. J’en avais fait mention pour te donner à croire que tu étais une péquenaude – et ça a marché. Ça m’a confirmée dans mon opinion que les réceptions des autres ont un mystère et une aura que les nôtres n’ont pas. Ecris-tu de la poésie ? Si oui, alors explique-moi où est la différence entre cette émotion-là et l’émotion de la prose ? Qu’est-ce qui te porte vers l’une, et pas vers l’autre ?... » 

    Virginia Woolf à Vita Sackville-West, Correspondance 1923-1941 

    Virginia_Woolf,_Tavistock_Square,_London.JPG

    Buste de Virginia Woolf à Tavistock Square, Londres,
    par Stephen Tomlin (installé en 2004)