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Ecriture - Page 34

  • Votre Virginia W.

    Primesautière, acerbe, découragée, enthousiaste, moqueuse, tendre, potinière, angoissée, curieuse, drôle, inventive, la plume de Virginia Woolf (1882-1941) me ravit. Ce que je suis en réalité demeure inconnu, tel est le titre emprunté par Claude Demanuelli au Journal de la romancière anglaise pour présenter les lettres qu’il a choisies et traduites parmi les quatre mille inventoriées. Ces Lettres (1901-1941) signées « Ta chèvre », « Virginia », « Ta VS » (Virginia Stephen) et plus tard « Votre Virginia Woolf », entre autres, racontent ses humeurs, ses amours, ses amitiés, ses voyages et, bien sûr, ses lectures et son travail en cours.

     

    Virginia Woolf à Monks House (Virginia Woolf Society of Great Britain).jpg

    V. W. at Monks House © Virginia Woolf Society of Great Britain

     

    Elle écrit à sa famille, surtout à sa sœur Vanessa ; à ses amies intimes, Violet Dickinson, Vita Sackville-West, Ethel Smyth ; à ses amis de Bloomsbury. Répond
    aux critiques, aux écrivains. La diversité des destinataires et les variations de ton assurent l’intérêt de bout en bout – pour autant que puisse en juger une inconditionnelle de Virginia Woolf qui aurait certes aimé correspondre avec elle.
    « Alors je lis, et la beauté gonfle comme un fruit mûr sur la paume de ma main, j’entends une musique tissée dans l’écheveau de l’air azuré ; et, plongeant les yeux dans des lacs profonds effleurés par le voile italien, je vois la jeunesse et la mélancolie marcher main dans la main. Et pourtant, pourquoi vouloir tout dissocier, séparer, quand tout se presse à la fois vers vos lèvres ardentes en une seule gorgée d’eau claire ? » (A Clive Bell, 1907) Les autres aussi demeurent inconnus : « Je suis rongée par l’idée que je ne saurai jamais ce que ressentent les autres, mais je suppose qu’à mon âge, c’est inévitable. C’est un peu comme si je cherchais à sauter par-dessus mon ombre. » (A Vanessa Bell, 1909)

     

    Première lettre à Leonard Woolf (« Cher Mr Wolf » !) en juillet 1911. En mai, une longue mise au point : « tantôt je suis presque amoureuse de toi, et j’ai envie que tu sois toujours avec moi, que tu saches tout de moi, tantôt je deviens sauvage
    et distante au possible. »
    Elle lui avoue ne ressentir aucune attirance physique envers lui – « et pourtant ton attachement pour moi me submerge. » Elle l’épouse en août 1912. Dans leur correspondance, il sera « sa mangouste chérie », elle son « mandrill ».

     

    Avec Lytton Strachey, ami d’études de ses frères et de son mari, à qui elle avait été brièvement fiancée, elle parle de Thomas Hardy ou de Donne puis ajoute : « Mais comme j’ai eu souvent l’occasion de te le dire, ce ne sont pas ces esprits distingués qui méritent le plus d’être observés, ce sont les humbles, les détraqués, les excentriques. » Celle qui publiera Une chambre à soi et Trois guinées envoie au New Statesman, en octobre 1920, une réplique formidable – un chef-d’œuvre d’ironie – à un article signé « Faucon Aimable » sur l’infériorité intellectuelle des femmes. Ce qui l’a choquée en particulier, c’est d’y voir affirmer que « l’éducation et la liberté n’ont pas d’incidence particulière sur l’esprit de la femme ».

     

    Parmi les écrivains contemporains qu’admire Virginia W., Proust lui fait dire : « Si seulement je pouvais écrire comme ça ! » Joyce l’ennuie. Katherine Mansfield l’intéresse. A ceux qui ne croient plus au roman, elle répond que tel est pourtant son destin : « Il faut que cette génération se casse le cou pour que la prochaine trouve les choses plus faciles. » Percevoir l’âme humaine dans sa totalité est une gageure – « Les meilleurs d’entre nous entrevoient un nez, une épaule, quelque chose qui se détourne, s’échappe, parce que toujours en mouvement. » (A Gerald Brenan, 1922) Au même, de Monk’s House : « Nous menons une vie dans l’ensemble heureuse, quoique entre mon besoin d’écrire, mon désir de lire, celui de parler, mais aussi d’être seule, de partir explorer le Sussex pour y trouver la maison de mes rêves, et d’arriver à une appréhension du monde qui se tienne debout, je donne des signes d’agitation. »

     

    Au début, elle rédigeait d’abord un brouillon – « Mais écrire une lettre revient désormais pour moi à retourner une omelette dans la poêle : si elle se brise et s’écrase, tant pis. » Aux amis malades, Virginia Woolf envoie des lettres enjouées, affectueuses. Elle écrit durant ses voyages en Espagne, en Italie, en France.
    Les Woolf se plaisent près de Cassis. Silence, chant des grenouilles, vin, tulipes sauvages – « Vita, Vita, pourquoi ne vivons-nous pas comme ça ? Sans jamais retourner à Bloomsbury ? » (1927) Mais on revient toujours : « et il m’arrive souvent d’aller me ressourcer dans Londres, entre le thé et le dîner, et de marcher des heures dans la ville pour réveiller mes ardeurs. » (A Ethel Smyth, 1930).

    Rendre compte d’une correspondance est illusoire – pages amoureuses, éclairs de génie, soucis de santé, affres de la création, vie domestique… Jusqu’aux deux courtes lettres qui terminent ce recueil, écrites pour Vanessa et pour Leonard, en mars 1941, avant que Virginia Woolf se noie dans l’Ouse, des pierres plein les poches : « J’ai lutté autant que j’ai pu, mais je ne peux plus. »

  • Chocs d'âme

    « M’émerveillerai-je jamais assez des bêtes ? Celle-ci est exceptionnelle comme l’ami qu’on ne remplacera pas, comme l’amoureux sans reproche. D’où vient l’amour qu’elle me porte ? Elle a, d’elle-même, réglé son pas sur le mien, et le lien invisible, d’elle à moi, suggérait le collier et la laisse. Elle eut l’un et l’autre, qu’elle porta avec l’air de soupirer : « Enfin ! » Le moindre souci vieillit et semble pâlir son très petit visage serré et sans chair, d’un bleu de pluie autour des yeux qui sont d’or pur. Elle a, des amants parfaits, la pudeur, l’effroi des contacts appuyés. Je ne parlerai guère plus d’elle. Tout le reste est silence, fidélité, chocs d’âme, ombre d’une forme d’azur sur le papier bleu qui recueille tout ce que j’écris, passage muet de pattes mouillées d’argent… »

     

    Colette, La naissance du jour 

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  • Colette en été

    Combien de fois ai-je ouvert La naissance du jour (1928) pour en relire les premières pages fameuses, où Colette reprend le billet de sa mère, Sidonie Colette, soixante-seize ans, à son second mari, pour décliner son « aimable invitation » : « Voici pourquoi : mon cactus rose va probablement fleurir. » Et de dire la force qu’elle puise à son exemple : « Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle… » Lettre arrangée, explique Michèle Sarde dans Colette, libre et entravée. Sido évoquait bien dans la lettre originale un sédum prêt à fleurir mais avait accepté l'invitation puisqu'elle ne résistait jamais à « voir le cher visage de sa fille » et à « entendre sa voix » – et finalement elle n'avait pas pu se déplacer.

     

     

    C’est juillet en Provence – « Est-ce ma dernière maison, celle qui me verra fidèle, celle que je n’abandonnerai plus ? » A sa manière, Colette peint La Treille Muscate, la petite maison de la Baie des Caroubiers qu’elle a achetée à Saint-Tropez en 1925 et où elle écrit ce roman en partie autobiographique. « Fins fauteuils à bras fuselés, rustiques comme des paysannes aux attaches délicates, assiettes jaunes chantant comme cloches sous le doigt plié, plats blancs épaissis d’une crème d’émail, nous retrouvons ensemble, étonnés, un pays qui est le nôtre. » Et un jardin à cultiver. Sur la table, à l’ombre, elle dispose parfois un second couvert en face du sien, pour « l’ami qui vient et s’en va », un de ses amis plus jeunes qu’elle.

     

    « D’autres pays m’ont bercée, c’est vrai, – certains d’une main dure. Une femme se réclame d’autant de pays natals qu’elle a eu d’amours heureux. » Fin de sieste, la chatte s’étire, il est plus de quatre heures. L’été est la saison des corps. « Une des grandes banalités de l’existence, l’amour, se retire de la mienne. L’instinct maternel est une autre grande banalité. Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux. Mais on ne sort pas de là quand, ni comme on veut. » En réalité, trois ans avant de publier La Naissance du jour, Colette a rencontré Maurice Goudeket, qui deviendra officiellement son troisième mari en 1935. Mais ici, dans ce roman-journal, elle exalte d'abord le temps d’écrire, de faire le point, d’imaginer.

     

    La présence de Sido, ses gestes, emplissent les heures d’insomnie, de souvenance. « Elle se levait tôt, puis plus tôt, puis encore plus tôt. Elle voulait le monde à elle, et désert, sous la forme d’un petit enclos, d’une treille et d’un toit incliné. » Deux fois veuve, sa mère qui « se rembrunissait » à son premier divorce, plus encore au second, fâchée de voir sa fille offrir ce qu’elle portait en elle de plus précieux à un autre, alors qu’elle avait tant de belles choses à écrire… « Imagine-t-on, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle. »

     

    Vial, trente-cinq ans, qui habite à trois cents mètres, vient troubler ce dialogue avec la vieillesse à apprivoiser, de « son torse nu, lustré de soleil et de sel, dont la peau mire le jour. » Il tient à Paris un petit magasin « mi-librairie romantique, mi-bibelot, comme tout le monde… », aime la compagnie des peintres, dessine des meubles. Elle le tutoie, il la vouvoie. Hélène Clément, qui « peint d’une manière obstinée »,
    est amoureuse de lui, qui feint de n’en rien savoir. Aux dîners entre amis (Kessel, Carco, Segonzac…), Colette les observe, puis rentre chez elle : « Et reprise, agrippée par des plantes juste assez hautes pour donner de l’ombre à mon front, par des pattes qui d’en bas cherchent ma main, par des sillons qui demandent l’eau, une tendre lettre qui veut une réponse, une lampe rouge dans le vert de la nuit, un cahier de papier lisse qu’il faut broder de mon écriture – je suis revenue comme tous les soirs. »

     

    Entre Vial, qui recherche sa présence, et Hélène, qui lui confie son dépit amoureux, une femme prête à renoncer à l’amour, prête à vieillir dans un dialogue serein avec Sido, n’a pas le courage de renvoyer pour de bon celui qui s’attarde chez elle et avoue vivre de peu de chose : « De peu de chose… et de vous. » Que faire de Vial ? d’Hélène ? d’elle-même ? « Ce n’est pas trop que de naître et de créer chaque jour. »

  • Mal à l'aise

    « On me demande régulièrement : « Comme ça, vous êtes aussi à l’aise en anglais qu’en français ? » - et on croit à une boutade quand je réponds : « Non, aussi mal à l’aise. » Mais ce n’est pas une boutade. Si on est à l’aise, on n’écrit pas : un minimum de friction, d’angoisse, de malheur, un grain de sable quelconque, qui crisse, grince, coince, est indispensable à la mise en marche de la machine littéraire. »

     

    Nancy Huston, Le déclin de l’ « identité » ? (Ames et corps) 

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  • Ici Nancy Huston

    Dans Ames et corps, Nancy Huston a rassemblé des textes publiés entre 1981 et 2003 (« plus ou moins la suite de Désirs et réalités. Textes choisis 1979-1994 ») : « Ces textes sont des jalons sur mon chemin de romancière et d’expatriée, de mère et d’intellectuelle, de rêveuse et de réaliste, d’âme et de corps. » Elle commence par y dessiner un « soi pluriel » à travers un parcours en six étapes intitulé « Déracinement du savoir » (2001). Ses parents, un père scientifique, émotif, très présent, une mère « portée sur les arts » et rationnelle très tôt absente de la vie de ses enfants, voilà pour l’origine. 

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    Après avoir quitté le Canada, elle reçoit ses premiers cours de littérature dans un lycée du New Hampshire, formidables : « On a appris que la littérature parlait de mort, de sexe, de folie, de peur, de nous, et que, pour peu qu’on aborde la page (blanche ou imprimée) avec toutes nos forces vivantes, elle était à notre portée. Pas une once de théorie littéraire. » A l’université, Nancy Huston rêve et désespère d’être artiste. A Paris, en troisième année, son désir d’écrire de la fiction se heurte aux mots d’ordre de la Théorie et de la Révolution. Acceptée en 1975 au « petit séminaire » de Barthes« une période d’apprentissage exaltante » –, elle commence à publier des textes dans des revues, puis se lance dans la fiction. Elle partage dès 1980 la vie de Tzvetan Todorov.

     

    Professeur de sémiologie et de « théorie féministe », elle souffre ensuite d’une maladie invalidante qui remet tout en question. « Mon critère, maintenant que j’ai
    eu la chance de prendre conscience de ma mortalité, est devenu : « Cela m’aide-t-il à vivre ? » »
    Alors vient le choix délibéré de la fiction, en parallèle avec la lecture de tout Romain Gary. La romancière nourrit à son tour les études théoriques, mais rien ne peut la détourner de ce que seule la fiction offre : « la vie changeante, fluctuante, pleine de secrets et d’impalpable et de contradictions et de mystères. »

     

    « Festins fragiles » rapproche l’écriture et la cuisine, « mais sans recette », et « tout cela n’est rien sans la musique ». « Toutes les mères sont étrangères » est la première phrase de « La pas trop proche », où elle confronte la figure de sa mère
    à sa propre expérience de la maternité. Dans Libération, elle s’étonne de ceux qui
    ont des opinions sur tout, « éberluée par la facilité avec laquelle ils les acquièrent et la violence avec laquelle ils les défendent. » Un séjour en Bretagne chez une femme cultivée qui « zappe » d’un sujet à l’autre lui fait écrire : « Le rôle des intellectuels et des écrivains (…) serait maintenant, au contraire, de rétrécir. D’isoler. D’ériger des cloisons. De concentrer. D’écarter le flux affolant d’images et de bruits, de choix miroitants, d’informations et d’influences parasites. De faire le vide, le silence. De dire une chose, une seule. Ou deux… mais en profondeur. » (Le déclin de l’« identité » ?)

     

    En deuxième partie, « Lire et relire », Nancy Huston va de l’Evangile selon saint Matthieu à Duras, rapproche Tolstoï et Sartre – « bonne foi, mauvaise conscience » –, questionne Romain Gary. Dans la troisième partie, qui donne son titre au recueil, se trouve son texte « le plus largement diffusé dans le monde », « traduit dans treize langues » et même en braille : « La donne » (1994). Nancy Huston le commence par « Je suis belle. Je n’ai encore jamais rien écrit à ce sujet, mais tout d’un coup j’ai envie d’essayer de le faire. » Au paragraphe suivant : « Par ailleurs, je suis intelligente. Moins que Simone Weil. » Elle examine ce que cela a signifié jusque alors dans sa vie, comment cela a joué dans ses rapports avec ses professeurs, avec les Français, avec les Américains qui mettent hypocritement le corps entre parenthèses. C’est une réflexion personnelle sur « les mille langages muets des corps », pour conclure : « On joue selon sa donne. »

     

    Les derniers textes tournent autour de « La maman, la putain… et le guerrier » (quatrième partie). Elle y défend l’hypothèse suivante : « la guerre est un phénomène culturel au même titre que la prostitution, qui essaie de se faire passer pour un phénomène naturel au même titre que la maternité. » Comment la guerre est racontée aux femmes, quel y est leur rôle. Elle y revoit et adapte des
    propos tenus dans A l’amour comme à la guerre (1984). Nancy Huston est une passionnée qui passionne. Dans Ames et corps, j’ai particulièrement aimé les textes
    où elle revient sur son propre parcours de femme et d’écrivain. Une lecture stimulante.