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  • Mr. Norris à Berlin

    J’avais laissé Christopher Isherwood en route vers Berlin (Le lion et son ombre) et nous voici au début de Mr. Norris change de train (1935, traduit de l’anglais par Léo Dilé) dans un train qui mène à Berlin. En face de William Bradshaw, le narrateur, un inconnu aux yeux « d’un bleu extraordinairement clair ». Mal à l’aise quand il lui demande du feu, l’inconnu (de vilaines dents, une perruque habilement mêlée à ses cheveux, un costume luxueux, de petites mains soignées) lui tend un briquet en or. 

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    William n’a pas envie de passer des heures en silence, aussi commence-t-il la conversation, prudemment d’abord, bientôt de manière plus amicale, avec Arthur Norris qui se présente comme un « gentleman ; ou, dirons-nous plutôt : « de moyens d’existence indépendants » ? » Il a beaucoup voyagé, il a même connu la grand-mère de son voisin de compartiment. Très nerveux à l’approche de la frontière, au contrôle des passeports, il se détend ensuite et invite William au wagon-restaurant. Quand ils descendent à la « gare du Zoo », le jeune homme est invité pour le thé le samedi suivant.

    L’appartement berlinois de Norris a deux portes d’entrée : « privé » et « import-export ». Le salon élégant où William est introduit lui semble un décor, et à peine y retrouve-t-il Norris que celui-ci le tire en arrière pour se cacher d’un individu très en colère que le secrétaire, Herr Schmidt, finit par repousser. Ensuite, Norris lui montre l’appartement, remet sa perruque en place après avoir remarqué un regard de son invité, vante sa collection de livres « très amusants » (du porno). Dans son petit bureau, quoique il dise exporter « de tout », tiroirs et classeurs sont vides. 

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    Bientôt les deux hommes s’appellent par leur prénom, William apprécie les manières délicates et raffinées du mystérieux Arthur, et celui-ci sa discrétion et son absence de préjugés. Au restaurant la Troïka, Norris le présente au baron von Pregnitz, monocle vissé. Ils fêtent le nouvel an 1931 de bars en soirées pour finir dans un bordel où William, alerté par les cris de Norris, le surprend en train de se faire fouetter avec volupté par Anni, la fille aux bottes de cuir.

    Seule Frl. Schroeder, la logeuse de William Bradshaw, est ravie de son nouvel ami si attentionné ; ses connaissances le mettent en garde contre Norris, il traîne une réputation d’escroc. L’excentrique Arthur, interrogé, raconte ses hauts et ses bas, avoue avoir fait de la prison mais à tort. Heureux de l’indulgence de William, il tente de lui faire comprendre l’intérêt qu’il aurait – qu’ils auraient tous deux – à devenir le secrétaire particulier de von Pregnitz, à qui il plaît visiblement. William refuse. 

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    Quand Arthur s’absente sans prévenir, à la fin de l’été, William continue à donner ses cours particuliers, comme d’habitude. Au retour du curieux Norris, dont la fantaisie lui a manqué, il est surpris d’apprendre que celui-ci a fait un voyage en rapport avec le parti communiste, sans en avoir la carte, et il le suit au meeting du Front des travailleurs contre le fascisme et la guerre où Arthur va prendre la parole contre l’exploitation des paysans chinois !

    Dans la salle pleine d’ouvriers, ils reconnaissent Anni, la prostituée dont Arthur est un habitué, et Otto, son protecteur. Pour fêter le succès de Norris, qui a très bien parlé, ceux-ci se rendent avec eux à son appartement, où William remarque des numéros d’huissier sur les meubles – Norris vit d’expédients depuis près de trente ans.

    Mr. Norris change de train est un roman plein de péripéties : les rapports de Norris avec les communistes sont surveillés, lhomme a de gros problèmes d’argent auxquels il se dérobe en quittant l’Allemagne ou bien en échafaudant toutes sortes de plans. Il a des ennemis, sans aucun doute. Fasciné par Arthur, William s’efforce à rester en dehors de ses affaires douteuses. 

    La montée du nazisme dans le Berlin interlope des années trente, la vie de bohème, divers mystères contribuent à l’atmosphère unique et captivante du roman. Mais avant tout, Isherwood fait ressentir à ses lecteurs la fascination du jeune Anglais, fin observateur, souvent ironique, pour l’insaisissable Norris, à ses risques et périls. Un roman divertissant et difficile à lâcher.

  • Orange

    Delbo Minuit.jpg« Ou bien c’est un quartier d’orange. Il crève entre mes dents et c’est bien un quartier d’orange – extraordinaire qu’on trouve des oranges ici –, c’est bien un quartier d’orange, j’ai le goût de l’orange dans la bouche, le jus se répand jusque sous ma langue, touche mon palais, mes gencives, coule dans ma gorge. C’est une orange un peu acide et merveilleusement fraîche. Ce goût d’orange et la sensation du frais qui coule me réveillent. Le réveil est affreux. Pourtant la seconde où la peau de l’orange cède entre mes dents est si délicieuse que je voudrais provoquer ce rêve-là. Je le poursuis, je le force. Mais c’est de nouveau la pâte de feuilles pourries en mortier qui pétrifie. Ma bouche est sèche. Pas amère. Lorsqu’on sent sa bouche amère, c’est qu’on n’a pas perdu le goût, c’est qu’on a encore de la salive dans la bouche. » 

    Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra