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  • L'eau et le feu

    « A notre surprise, nous le voyons tirer des poches de la vieille veste de velours qu’il semble affectionner un pinceau, de l’huile, diverses fioles et il commence à travailler un petit morceau de la toile que Simon avait recouvert d’un fond sombre. La surface opaque s’anime, s’éclaire, le fond vert foncé ne disparaît pas, mais il n’est plus qu’un reflet, un fond lointain et au-dessus il y a une étendue ou une profondeur d’eau. Ce n’est qu’un petit carré dans la vaste surface recouverte par Simon. Celui-ci est impressionné par ce qu’il voit, intéressé aussi, mais il doute d’y parvenir : « C’est très délicat, dit-il, très minutieux et je n’y connais rien. » Florian ne répond pas, il secoue seulement la tête, l’air de dire : « Tu trouveras. » J’ai l’impression qu’il invite aussi Simon à inventer, à découvrir avec lui et j’ai peur pour Simon. »

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    « Nous voyons que le feu va devoir affronter toujours le mouvement des océans, des fleuves, des orages, et le froid des longs hivers terrestres.

    Florian, Simon et moi nous élevons sur les échafaudages pour faire monter le feu. Il produit une telle chaleur, un tumulte si effrayant que nous devons nous prendre constamment par la main et respirer ensemble en nous rappelant que c’est nous qui peignons ce feu qui ne peut nous consumer. »

     

    Henry Bauchau, Déluge

  • La folie de peindre

    L’épigraphe du roman est de Proust, à qui Noé dans l’arche pendant quarante jours semblait si misérable quand il était enfant : « Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester dans l’« arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre. » Noé hante Déluge (2010) d’Henry Bauchau, de part en part. C’est d’abord le récit d’une rencontre entre une femme à peine guérie d’un cancer avec un peintre qui brûle ses dessins au bord de la mer. Le feu est pour Bauchau (né en 1912) lié à un traumatisme originel, celui de de l’incendie de Louvain où il se trouvait chez ses grands-parents pendant la première guerre mondiale.

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    Lever de soleil sur le volcan © Abdel OULAI

    « Pendant ma promenade ce matin, raconte Florence (c’est la première phrase), j’ai pensé de nouveau que, jusqu’à la mort de ma mère, je n’ai pas vécu ma vie mais celle qu’elle aurait voulu avoir. » Son amie Margot l’a décidée à changer de vie, à quitter le monde universitaire parisien, pour vivre autrement dans un port du Sud. Florence y est heureuse, elle travaille dans un jardin d’enfants mais redoute que la mort rôde encore en elle.

    Du côté de l’ancien port dont elle aime l’activité, le va-et-vient des barges et le tumulte des oiseaux de mer, elle voit un homme grand, maigre, les cheveux gris en désordre sous sa casquette de marin, qui s’installe au pied d’un escalier pour dessiner. Quand il a terminé, il regarde sa feuille, la froisse, la jette en boule à ses pieds. Elle comprend que ce doit être Florian, « le fameux peintre dont on dit qu’il jette ou brûle la plupart de ses œuvres. » 

    Impulsivement, elle s’assied près de lui et dit son admiration. « Ne parlez pas, ne regardez pas, dessinez », lui répond-il. Elle tente d’esquisser un plan, où le peintre ajoute quelques traits ; elle y voit alors un mur, « celui qui barre (sa) vie ». La présence du peintre lui rappelle le père qu’elle n’a jamais connu, parti avant sa naissance. Elle se sent bien avec lui.

     

    Mais quand il met le feu à ses dessins avec son briquet, un type costaud surgit et l’invective – c’est très dangereux si près des barils d’essence et du pétrole –, bientôt suivi d’un autre, plus jeune et très beau, armé d’un extincteur. Celui-ci, Simon, a entendu parler de l’artiste pyromane et calme Albert, son collègue. Florian s’excuse : « J’ai été trop longtemps à l’hôpital. Je peux dessiner n’importe où mais faut pas que des gens viennent. »

     

    Ainsi commence une histoire d’amitié et d’amour. Le vieil homme demande à Florence de le ramener à l’hôtel et de l’aider, comme le faisait à Paris Hellé, celle qui l’a tiré de l’hôpital et « s’occupe de tout, de l’argent, des tableaux, de (sa) folie. » Dans sa chambre, il lui fait composer le numéro de la doctoresse avec qui il échange de « petits mots tendres et sans suite » avant de lui passer Florence.

     

    Hellé – personnage inspiré sans doute par Blanche Reverchon et par le travail de thérapeute de Bauchau lui-même – aimerait que Florence reste aux côtés de Florian, l’aide à travailler, prenne soin de lui. Elle sent de la sympathie entre eux, le peintre aime sa voix qui le rassure, elle est « légère à son bras » comme il a dit. Elle explique qu'il a besoin d’elle pour peindre une très grande toile, qu’il ne peut faire seul – « il la brûlerait ». Comme Florence évoque sa propre maladie, Hellé insiste : « Travailler avec Florian vous aidera. » Elle l’a vu peindre à l’hôpital, revenir à la vie après des années d’errance – « Il a des côtés fous, est-ce que nous n’avons pas tous nos moments de folie ? »

     

    Florence se met donc à dessiner en compagnie de Florian,. Le peintre ne brûle plus ses feuilles, mais les met dans son sac, pour Hellé qui en fera ce qu’elle voudra. Il y glisse aussi les dessins de Florence. Un soir, elle lui propose de l'accompagner, avec Margot et une amie, à une grande soirée chez un armateur et son épouse avocate, des gens très riches qui possèdent de beaux tableaux, mais rien de lui.

     

    C’est Margot qui les introduit, annonce « la célébrité » à leur hôtesse : enchantée, celle-ci réserve au peintre « un petit espace protégé ». Assauts d’amabilités, curiosité des invités. Florence se sent belle, danse, s’amuse, et Florian lui-même veut danser avec elle. Il danse très bien mais se fatigue vite, réclame du vin, du café, s’assoupit. Quand il ouvre les yeux, un jeune garçon descend l’escalier en pyjama, c’est Jerry, le fils de la maison, que le vieil homme prend sur ses genoux et rebaptise « Jerry dans l’île ». Il lui parle à l’oreille, l’enfant sourit. Florian demande son carton à dessins et commence à dessiner avec Jerry contre son épaule, qui ne veut pas retourner dormir et s’endort là, tandis que Florian le dessine, beau et fragile dans son sommeil. Une grande complicité naît entre eux ce soir-là.

     

    Au téléphone, Florian raconte à Hellé comment il a voulu brûler le portrait de Jerry, comment il a ordonné à Florence d’en approcher l’allumette jusqu’à roussir le centre du dessin par en dessous, puis de verser de l’eau dessus. Elle est la première, dira Hellé à Florence, à avoir pu l’arrêter à temps, c’est un signe. Elle lui propose de démissionner de son emploi pour s’occuper de Florian à plein temps, devenir son assistante, l’aider à faire la grande œuvre qu’il porte en lui sans la laisser détruire. Le peintre a plein d’argent, Hellé versera sur un compte de quoi acheter une voiture, louer un grand appartement pour y installer un atelier – «  ce sont ses dernières années, ses dernières chances de s’accomplir. Vous me comprenez ? » Abasourdie, Florence prend le temps de réfléchir, puis accepte.

     

    Déluge, publié un an après Le Boulevard périphérique, est le roman de la folie de peindre et aussi, selon l’auteur lui-même, « un livre d’espoir ». Florence ne sait pas dans quelle aventure elle s’engage, quelle force la pousse à s’occuper de Florian, à peindre avec lui, elle, l’intello qui ne sait pas dessiner, mais aime les couleurs et l’art. Simon et Albert viendront renforcer l’équipage de l’atelier où se prépare une toile fantastique, une arche de Noé en plein déluge.

     

    Bauchau dit les gestes de la peinture, les effervescences et les découragements, les orages et les délires. « Ecrit au présent, Déluge est la sismographie des tremblements de l’être », écrit Claire Devarrieux dans Libération. L’acte de créer, la quête de l’absolu – on se souvient de la vague sculptée dans Oedipe sur la route – occupent une place essentielle dans l’univers de ce romancier qui offre ici une prodigieuse fable sur la vie à réinventer sans cesse pour rester vivant, dans le mariage improbable de l’eau et du feu.

  • Simplicité

    « Tout bien considéré, je me dis que la grande majorité de l’humanité vous exhorte au mal. On dirait que pour les gens, il est impossible de réussir dans la société à moins d’être malhonnête. S’ils rencontrent un homme droit et sincère, ils le méprisent en le traitant de « jeunot » ou même de « gosse ». Ne vaudrait-il pas mieux que les professeurs de morale des écoles et des collèges n’enseignent pas à leurs élèves à ne pas mentir et à être honnêtes ? Ils devraient oser résolument exposer à l’école les méthodes du bien mentir, les techniques de la méfiance, les moyens de posséder les autres, et ce non seulement dans l’intérêt général, mais pour le bien des individus. Le grand rire Ho ho ho ho ! de Chemise-Rouge, c’était un rire contre ma simplicité. Que faire dans un monde où l’on rit de la simplicité et de la franchise ? »

     

    Natsumé Sôseki, Botchan

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  • Jeune prof

    Tous les écoliers japonais lisent un jour Botchan (1906) de Natsumé Sôseki. Il fallait donc voir cela de plus près. Dans la jolie collection Motifs du Serpent à Plumes, le roman est traduit par Hélène Morita. « Botchan », c’est une appellation tantôt affectueuse pour désigner un « jeune maître », tantôt péjorative au sens de « jeunot, naïf ».

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    Dès l’enfance, la nature « impulsive et risque-tout » de Botchan lui a valu des mésaventures : chutes, coupures, bagarres et autres exploits. Son père ne lui montrait pas plus d’affection que sa mère, qui préférait son frère aîné. Mais le « bon à rien » de la famille avait une admiratrice inconditionnelle : Kiyo, la servante, issue d’une famille noble ruinée. Après la mort de leurs parents, il a fallu renvoyer l’affectueuse vieille femme. Réfugiée chez un neveu, celle-ci rêve de travailler un jour chez son cher Botchan, quand il aura sa propre maison.

     

    Avec l’argent de son héritage, Botchan décide d’entreprendre des études à l’Ecole de physique, n’ayant aucun goût pour les matières littéraires. A peine diplômé, il se voit proposer un poste de maître de mathématiques, « quelque part au Shikoku ». Mû par son « impulsivité native », le jeune homme accepte, lui qui ne s’est pourtant jamais éloigné de Tokyo, si ce n’est lors d’une excursion scolaire.

    Bateau, train, rickshaw, et le voilà assez mal logé dans une auberge – mais la cuisine est bonne. A son arrivée au collège, le directeur qui le fait penser à un blaireau lui tient un discours édifiant. Prié de devenir « un exemple pour les élèves » en tout et pour tout, Botchan comprend immédiatement son erreur : « Un tel oiseau rare viendrait-il dans un trou de campagne pareil, avec un salaire de quarante yens par mois ? » Il songe à refuser le poste et à rentrer chez lui, mais les frais déjà engagés l’en dissuadent. Et le directeur, à qui il se dit franchement incapable d’être un tel modèle, rit, compréhensif – il n’avait peint qu’un « pur idéal », qu’il ne se fasse pas de souci.

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    Le Blaireau veut absolument le présenter et montrer son « ordre de service » à chacun de ses collègues. Voilà donc Botchan introduit dans la salle des professeurs, cérémonieusement, irrité d’un tel théâtre. Le sous-directeur a « la voix douce, curieusement féminine » et porte constamment une chemise rouge – ce sera son surnom. Le jeune prof remarque Koga, le prof d’anglais, pâle et gros – il sera « Courge verte » ; l’autre prof de maths, Hotta, aux cheveux en courte brosse, « Porc-Epic », son mentor. 

     

    Le tour de la petite ville « seigneuriale » est vite fait, Bontchan la trouve « assez misérable ». Mais à l’auberge, il a la bonne surprise de découvrir une nouvelle chambre mise à sa disposition, vaste et confortable. Il n’en jouira pas longtemps. Le Porc-Epic vient lui rendre visite, lui explique le programme et décide pour lui d’un déménagement le lendemain. « Il avait pris seul la mesure de ma situation. Je ne pouvais certes songer à rester éternellement dans une pièce aussi somptueuse. »

     

    Première journée de cours : « C’était insolite d’être appelé monsieur. » Dans une classe où les élèves sont plus grands et costauds que lui, « fils d’Edo, plutôt petit et de constitution délicate », le nouveau professeur opte pour une voix forte et la prononciation « tôkyôïte ». Bientôt un élève lui demande de parler moins vite : « pourriez pas aller plus doux, quoi, si c’était une effet de vot’bonté, s’pas ? » Et ainsi passent les heures, avec quelques ratés, la vie de prof n’est pas si tranquille qu’il le croyait. Surtout il lui faut attendre sur place jusqu’à trois heures de l’après-midi et vérifier alors si les élèves ont bien fait le ménage dans leur classe et remplir le registre des présences. « On avait acheté mon corps pour un pauvre salaire, mais avait-on le droit de m’obliger à rester dans l’école en regardant fixement une table, durant mon temps libre ? » 

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    Le propriétaire de son nouveau logement s’invite chaque jour pour le thé, et tente de l’appâter en le traitant « d’esthète averti », il voudrait lui faire acheter des sceaux, des peintures, une pierre à encre et autres bibelots. Insupportable. Botchan préfère se promener, et pousse la porte d’une boutique qui annonce des nouilles « à la mode de Tokyo » : l’intérieur est sordide, mais les nouilles excellentes, il en mange quatre bols d’affilée.

     

    Des élèves du collège, qui l’ont remarqué, ne manquent pas le lendemain d’écrire en grand sur le tableau : « Professeur nouilles et friture »  et d’éclater de rire en voyant sa grimace, et ainsi de classe en classe. Ce n’est qu’un début, les élèves ont d’autres tours dans leur sac, Botchan est épié partout dans cette petite ville. Quand vient son tour d’assurer la garde de nuit, dont seule la direction est dispensée, le pire est bien sûr prévisible pour le jeune prof, une fois de plus tourné en ridicule.

     

    Naïf et impulsif, Botchan ne se méfie pas assez de ses collègues, quand on l’invite à la pêche. Du haut de ses « vingt-trois ans et quatre mois », il estime n’avoir rien à craindre s’il se montre « droit et honnête ». Une belle proie pour les intrigants. Alors les regrets l’envahissent : si au lieu d’étudier, il avait investi son capital pour devenir laitier, par exemple, il aurait pu garder Kiyo près de lui et vivre sans inquiétude. Elle attend une lettre, il est temps de lui écrire, et quel bonheur de recevoir sa longue réponse !

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    Les aventures de l’insouciant Botchan font parfois penser aux vicissitudes d’Un certain Plume. Son regard vif et curieux sur les gens et les modes de vie en accentue le grotesque et l’on craint bientôt que le jeune professeur ne fasse pas long feu. Le corps enseignant en prend pour son grade, et aussi les commères et les compères. Dans ce court roman très populaire au Japon et repris en manga par Jirō Taniguchi, Sôseki s’est inspiré de sa propre expérience de « jeune blanc-bec » en province, qui lui a inspiré aussi Je suis un chat, l’irrésistible compagnon du professeur Kushami.