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  • Le flacon bleu

    Avec Ensor et Verhaeren / 3    

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    http://lettres-histoire.info/lhg/Art/XXe_James_Ensor.htm   /   Flacon bleu et poulet, 1880

    « O le merveilleux morceau ! Une table grossière supporte un poulet plumé, minable, douloureux, dont le cou pend dans le vide et dont la chair aux tons verdâtres inquiète. Largement, par-ci par-là, à coups de couteau, la couleur est étendue. La main qui construit et peint avec une telle solidité, avec une telle prestesse semble déjà celle d’un maître. Et l’œil qui voit et qui précise le ton magnifique de la bouteille connaît déjà toute la force et la rareté d’un ton. Certes, la composition est absente : ce n’est qu’un morceau amoureusement traité ; ce n’est qu’in coin de cuisine montré sous un éclairage propice, mais que de vie lumineuse, que de splendeur, que d’éclat ! Aucune nature morte célèbre ne s’interpose ici entre l’œuvre et l’admiration du passant. Tout est neuf, spontané, patent, définitif. Où donc a-t-il été éduqué le regard qui voit ces pauvres et quotidiens objets comme personne ne les a vus jamais ? »

    Emile Verhaeren, Sur James Ensor (1908), Complexe, 1990.

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    Ensor, Fleurs ou Les roses, 1892, MRBAB, Bruxelles



     
  • La maison du peintre

    Avec Ensor et Verhaeren / 2     

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    Ensor, Chinoiseries aux éventails, 1880, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

    « On dégringole l’escalier raide et tournant et l’on quitterait, la poignée de main échangée, la maison du peintre, sans plus, si le magasin du rez-de-chaussée, avec ses larges vitrines encombrées de bibelots, ne retenait un instant encore l’attention. C’est que là, parmi les coquillages et les nacres, les vases de la Chine et les laques du Japon, les plumes versicolores et les écrans bariolés, l’imagination visuelle du peintre se complaît à composer ses plus rares et ses plus amples symphonies de couleurs. »

    Emile Verhaeren, Sur James Ensor (1908), Complexe, 1990.

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    Ensor, Nature morte au vase et à l’éventail bleu, 1889

     

  • Ensor à Ostende

    Avec Ensor et Verhaeren / 1       

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    Ensor, Carnaval sur la plage, 1887, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

    "C'est un grand texte que celui-ci. Le premier livre important publié sur James Ensor. Cela remonte à 1908. Le peintre est fixé à Ostende, sa ville natale, comme moule à son brise-lames. Il a 48 ans. Il ne connaît pas la gloire de Seurat, de Cézanne, de Gauguin, de Van Gogh. Il n’est estimé que d’un cercle restreint d’amateurs. « Son art, écrit hardiment Verhaeren, n’est pas encore à cette heure, situé où quelque jour il se campera. »

    Mais déjà toute l’œuvre est derrière lui. Il a peint avant 1900 tous les tableaux qui feront sa renommée dans un petit atelier situé au cinquième étage, sous le grenier, au coin de la rue de Flandre et du boulevard Van Iseghem, là où sa mère tient une boutique de coquillages et souvenirs. Elle le houspille, le harcèle et lui compte parcimonieusement l’argent pour lui acheter les couleurs.

    Il traverse une crise morale profonde. Sa participation à diverses expositions collectives à Bruxelles a provoqué des tempêtes de quolibets. Sa sensibilité, « fine comme le grain d’un bois rare et précieux, a subi, écrit Verhaeren, les coups de rabot de la bêtise ».

    Et voici qu’en 1898 sa première exposition personnelle à Paris est accueillie dans l’indifférence. Cet échec l’a profondément meurtri et il va perdre mystérieusement sa force créatrice.

    Témoin attentif et lucide de ce drame inexpliqué, inexplicable, Verhaeren s’interroge : « Quelle brisure a lézardé une muraille déjà si haute ? » L’écrivain ne s’attarde pas à commenter cet épuisement qu’il espère provisoire et qui sera, hélas, définitif. Il s’attache avec une merveilleuse simplicité à cerner l’originalité des grandes toiles qu’Ensor a produites à jet continu de 1880 à 1890. Verhaeren met une sourdine à son verbe tumultueux et décrit avec une justesse de ton inégalée l’œuvre d’un homme dont il n’est pas l’ami intime (Ensor en a-t-il jamais eu ?), mais dont il admire sans réserve « l’indépendance superbe et outrancière. »"

    Luc de Heusch, Présentation de Sur James Ensor (incipit), suivi de « Peintures » par James Ensor, Editions Complexe, Le regard littéraire, 1990.

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    Ensor, Le liseur (détail), 1880, fusain, Galerie Patrick Derom, Bruxelles

    « Ainsi, pendant l’été tout entier, Ostende s’affirme la plus belle peut-être de ses capitales momentanées du vice qui se pare et du luxe qui s’ennuie. Et ce n’est pas en vain que chaque année James Ensor, dont l’art se plaît à moraliser cyniquement, assiste à cette ruée vers le plaisir et vers la ripaille, vers la chair et vers l’or. »

    Emile Verhaeren, Sur James Ensor (1908), Complexe, 1990.

     

     

  • Incroyable

    « Il est incroyable qu’aucun chemin ne se fraie d’un être à un autre. Un chemin ténu, une voie minuscule par où voyagerait vers l’autre une petite pincée d’inquiétude. Une infime miette d’inquiétude, qui suffirait pour troubler son sommeil. »

     

    Sándor Márai, Le premier amour 

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    Portrait de Sándor Márai par le peintre hongrois Lajos Tihanyi en 1924

     

     

    Chères lectrices, Chers lecteurs,  

        

    Pour vous tenir compagnie,  
    je vous ai préparé quelques billets  
    au croisement de la peinture et de la littérature.  

     

    A bientôt, au plaisir de lire vos commentaires.  

     

    Tania   

     

     

  • Penser à quelqu'un

    Métamorphoses d’un mariage, le premier roman que j’aie lu de Sándor Márai (1900-1989), date de 1980. Cette fois, j’ai découvert sa première œuvre, publiée à l’âge de vingt-huit ans, Le premier amour. C’est le journal intime d’un professeur de latin proche de la retraite, tenu du 4 août au 20 juin, le temps d’une année scolaire sous le signe du changement pour ce vieux solitaire. Même s’il a bien du mal, d’abord, à le reconnaître.

    István Csók, Orphelins (1891).jpg

    Ce cahier dans lequel il avait commencé à écrire vingt-huit ans auparavant (il n’avait alors que trente ans), il l’a emporté avec lui à Virágfüred, « au pied des Tátra », dans une station thermale sur le déclin, où il est revenu à la villa Tivoli, dans la même chambre qu’alors. Ecrire lui est difficile, mais lui fait du bien, et il n’a « rien d’autre à faire ». Il n’a pas emporté de livres : « Cela fait quatre ans que j’ai fermé mon compte chez le libraire. C’était après mon cinquantième anniversaire, alors que j’avais commencé à me laisser pousser la barbe, ayant congédié mon ancienne gouvernante et réorganisant ma vie à tous les niveaux. »

    En relisant ce qu’il pensait alors, le professeur commence une sorte de bilan, depuis cette erreur de jeunesse qu’il se reproche – un trop gros bouquet de fleurs envoyé à la fille d’un homme avec qui il jouait aux tarots, interprété par cette famille comme un premier signe d’engagement, alors qu’il n’avait aucune intention la concernant, ce qui lui a valu le repas le plus embarrassant de son existence, où il fut incapable de dire un mot – jusqu’à cette vie rythmée par de strictes habitudes soudain troublée par une affiche de voyage devant laquelle il s’est mis à pleurer, confirmation pour ses collègues de son état dépressif et de la nécessité pour lui de prendre des vacances.

    « Au cours de cette matinée, allongé dans mon lit, je me suis rendu compte que j’étais seul. Pas une âme, pas un seul être au monde que j’aimerais, avec qui je partagerais quelque chose. (…) Cela fait longtemps, peut-être quinze ans, que je vis totalement seul. Je n’ai d’intimité avec aucune de mes relations. » A la salle à manger, ils ne sont que trois sans compagnie à table. A l’heure de la messe dominicale, un homme d’âge moyen, seul dans la salle, lui adresse la parole, en ricanant sur la religion. Bien qu’il lui déplaise, quelque chose attire le professeur vers ce Tímar, secrétaire à Budapest, au point de lui rendre visite dans sa chambre lorsqu’il ne se montre plus.

    Tímar, à qui un problème au larynx donne une voix très désagréable, admet fuir la compagnie des hommes – « On ne gâche pas volontiers la fête, le bal des gens en bonne santé. » Mais il a reconnu chez le professeur la même solitude que la sienne, pas celle qu’on choisit, mais « celle qui est comme la gale, qui se lit dans le regard, se trahit dans la démarche et les mouvements, qui marque la peau. » Or, selon Tímar, « tous ceux qui sont loin des gens sont coupables », sans accès aux deux seuls remèdes, l’amour ou Dieu, parce qu’incapables de compassion. Cette conversation amène le professeur à lui raconter toute sa vie, enivré « du simple fait
    de parler et d’être écouté par quelqu’un. »

    A la rentrée scolaire, il décide de fréquenter davantage ses semblables et modifie son emploi du temps. Il continue à écrire dans son cahier, notamment ses impressions sur ses élèves – on lui a confié contre son gré une classe de terminale assez faible, et mixte, une expérience nouvelle. Il parle avec son collègue Mészáros de Mádar, un garçon doué mais une personnalité « trouble », pensent-ils. Le 10 octobre : « A ma grande surprise, je me rends compte que, depuis mon retour, j’écris dans ce journal à propos de tout, sauf ce qui me préoccupe véritablement. » Il pense souvent à Tímar, à qui il a prêté de l’argent, le seul être qui aurait pu devenir son ami. Il est triste d’être sans nouvelles de lui, note « Je suis triste » de plus en plus souvent.

    Conscient d’attendre que quelqu’un vienne à sa rencontre, le professeur s’intéresse au concierge de l’école, qui boit trop ; puis au jeune professeur d’histoire, un rebelle qui démissionne ; à Mészáros, qui lui confie son désarroi en apprenant que sa maîtresse est enceinte et lui emprunte une grosse somme. Enfin, il observe plus attentivement les « trente-quatre têtes penchées sur leurs cahiers », vingt-huit garçons et six filles – « Elles constituent pour moi un territoire inconnu. » Surnommé « le Morse » à cause de sa moustache, il ressent d’abord de la pitié pour Mádar quand celui-ci est absent à cause d’une pneumonie, lui rend visite pour l’encourager dans sa chambre d’étudiant pauvre et lui offre discrètement un manteau neuf, dont il a grand besoin.

    Bien que le garçon travaille très bien, il le prend ensuite en aversion, à cause de sa
    voix nasillarde, de son visage boutonneux, de son regard constamment sur lui. Quand
    il soupçonne que son meilleur élève est amoureux d’une condisciple, la petite Czerey, que lui-même aime tant regarder, le professeur se métamorphose, jusqu’à se raser la barbe et s’offrir un nouveau costume. Tout le monde s’étonne de sa nervosité nouvelle, de ses fréquentes promenades en ville, de son comportement de plus en plus étrange. Entre le professeur et Mádar, une terrible partie va se jouer.

    Profonde observation de la solitude qui éloigne irrémédiablement certains êtres des autres, et de leur souffrance, Le premier amour est une terrible plongée en eaux souterraines. Impossible pour moi de ne pas songer constamment, pendant cette lecture, à notre vieille voisine, trouvée morte il y a peu dans son appartement, qui coupait toujours court aux tentatives de conversation et refusait toute aide. Personne, quelques semaines plus tard, ne s’est encore manifesté chez elle. La réalité dépasse la fiction.