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  • Yonder, Eros, Gatsby

    Laissons Tchekhov un moment, le temps d’ouvrir Plaidoyer pour Eros de Siri Hustvedt (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf) : une douzaine d’essais, un genre où elle excelle. Dans les deux premiers – Yonder (mot anglais souvent traduit par « là-bas ») et Plaidoyer pour Eros –, la réflexion générale est reliée à son expérience personnelle. Le troisième, Les lunettes de Gatsby, propose une lecture très intéressante du célèbre roman de Fitzgerald. Ils datent de 1997-1998 (avant Souvenirs de l’avenir et Vivre penser regarder).

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    « Mon père m’a demandé un jour si je savais ce que signifie yonder. J’ai répondu qu’à mon idée, yonder était synonyme de there, là. Il a souri et m’a dit : « Non, yonder, c’est entre ici et là. » Cette brève explication lui revient souvent à l’esprit, lié à l’image qu’elle s’en fait : du haut d’une colline, elle regarde un arbre isolé dans la vallée, entre ici et au-delà, yonder tree. « Le fait qu’ici et  glissent et s’inversent en fonction de l’endroit où je me trouve a pour moi quelque chose d’émouvant dans la double révélation qu’il apporte des relations ténues entre les mots et les choses, et de la miraculeuse flexibilité du langage. »

    A partir de là, Siri Hustvedt remonte à son enfance, quand sa carte personnelle ne comptait que « deux régions : le Minnesota et la Norvège, mon ici et mon là. » Née aux Etats-Unis, elle a parlé norvégien, la langue maternelle de sa mère et des grands-parents de son père, avant de parler anglais. L’autrice explore la part de Norvège dans sa vie, aussi liée à « mormor », sa grand-mère maternelle (le mot norvégien signifie « mère-mère »). Yonder évoque l’espace maternel et l’espace paternel dans lesquels elle a grandi. Ses lectures y ont leur place, et aussi « les lieux de la lecture », voire de l’écriture : « La fiction vit dans une zone frontière entre le rêve et la mémoire. »

    Le texte éponyme, Plaidoyer pour Eros, est né d’un échange sur le règlement qui venait d’être promulgué au collège d’Antioche  [collège privé dans l’Ohio] selon lequel, sur le campus, un consentement verbal était nécessaire à chaque étape d’une rencontre sexuelle. Siri Hustvedt examine la complexité du désir physique, distingue liberté sexuelle et érotisme, se rappelle quelques expériences personnelles au « théâtre » de la séduction : « La sincérité n’est pas en cause ici ; presque tous, nous jouons « pour de vrai ». Par le langage des vêtements et des gestes, par la parole elle-même, nous nous imaginons tels que l’autre personne nous verra, faisant d’elle le miroir de notre propre désir […] ». Elle appelle à « ne pas oublier l’ambiguïté et le mystère, à reconnaître dans les affaires du cœur une constante incertitude. »

    Dès l’entrée en matière des Lunettes de Gatsby, j’ai bu du petit lait en lisant comment Siri Hustvedt évoque « la magie de ce livre », lu et relu : « Gatsby le Magnifique a laissé aussi sa trace dans mon oreille – la trace d’une musique enchantée, de chuchotements, de rires, et de la voix de la narration même. » J’ai souvent ressenti, dans la fiction romanesque et aussi au cinéma, dans quelques films, ce charme particulier qui nous enveloppe quand le narrateur ou la narratrice nous conduit dans l’intrigue du roman. Et en particulier ce Nick Carraway qui nous raconte l’histoire de Gatsby, son voisin.

    Hustvedt n’avait pas été surprise, en apprenant dans une introduction à une édition de poche, « que Fitzgerald en avait écrit une première version à la troisième personne. Le fait de réduire le récit à la voix d’un personnage qui fait partie de l’histoire permet à l’auteur d’habiter plus pleinement les interstices de ce récit. » Des détails qui n’en sont pas, « l’homme aux yeux de hibou » ou les « yeux binoclards » de T.J. Eckleburg sur un panneau publicitaire, sont soulignés dans cette merveilleuse analyse de Gatsby le Magnifique, un éloge de la fiction et de la manière dont celle-ci devient « réelle » pour ses lecteurs.