Gisèle Freund (1908-2000) a étudié la sociologie avant de devenir photographe et reporter. Vous souvenez-vous de ses portraits d’écrivains ? de celui de Mitterand en président ami des livres ? La troisième chaîne de la RTBF a diffusé le 6 mars, dans le cadre de Retour aux sources, un documentaire de Teri Wehn Damish : « Gisèle Freund, portrait intime d’une photographe visionnaire ». En Belgique, on peut le visionner sur Auvio jusqu’au 4 juin.
Autoportrait au Rolleiflex, 1952
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
« Résumer dans une seule photo toute une personnalité », voilà ce qu’elle cherche à faire, dit-elle, avant que défilent des portraits de Malraux, Joyce, Frida Kahlo, Colette, Sartre et Simone de Beauvoir, Virginia Woolf, entre autres. C’est d’abord pour ces photographies-là que je garde précieusement Mémoires de l’œil, un livre publié au Seuil en 1977. Ce documentaire me l’a fait reprendre.
En 1933, Gisèle Freund a fui l’Allemagne nazie. Ses professeurs à l’université de Francfort où elle étudiait la sociologie en avaient été chassés, les groupes de gauche étaient poursuivis, l’autre fille de son groupe avait été tuée. Elle emporte quelques photos prises avec le Leica reçu quand elle a passé le bac, celle d’étudiants faisant le salut nazi et d’autres témoignant de tortures – certaines serviront à dénoncer le IIIe Reich dans Le Livre brun de Willi Münzenberg. Elle s’installe dans une chambre d’hôtel à Paris, sans ressources.
"Je suis née sous le tableau aujourd'hui célèbre de Caspar David Friedrich, Les falaises de craie de Rügen."
Gisèle Freund, Mémoires de l'oeil
« Dès mes débuts, les êtres humains m’intéressèrent beaucoup plus que les monuments ou les paysages. » (Mémoires de l’œil, avant-propos) Son père, grand collectionneur de tableaux, surtout des romantiques allemands, lui a révélé très tôt « la beauté de l’art ». Après la mort de celui-ci pendant les bombardements de Londres en 1941, où ses parents avaient fini par se réfugier, sa collection a été vendue aux enchères en Suisse.
Ile Saint-Louis, Paris, 1933
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
En 1983, Teri Wehn Damish a pris contact avec Gisèle Freund qu’elle admirait depuis son adolescence new-yorkaise, elles sont devenues amies. Elle a conservé ses lettres, cartes postales, livres, enregistrements. Dans les années 1990, elle s’est effacée : Gisèle Freund devenait irascible – la productrice-réalisatrice comprendra plus tard pourquoi. Le montage est dynamique : photographies, planches-contact, négatifs, extraits de films, archives d’interviews de Gisèle Freund elle-même, commentaires d’historiennes de l'art.
Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale de France, rue Richelieu, 1937
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
Ses premiers reportages, la jeune femme les fait pour gagner un peu d’argent. Sur Guignol pour le frère d’un ami. Sur la Bibliothèque nationale, où elle a rencontré Walter Benjamin dans la salle de lecture et osé l’aborder – à Francfort elle n’aurait pas osé, là ils étaient tous deux des réfugiés allemands. Jean Paulhan lui fait rencontrer des écrivains de la NRF, elle fait en 1935 le fameux portrait de Malraux avec une cigarette à la bouche.
Portrait d'André Malraux, 1935
Photo © BnF, Dist. RMN-Grand Palais / image BnF
C’est l’année du Congrès des écrivains pour la défense de la culture à Paris en juin. Malraux en est un acteur et invite Gisèle Freund à couvrir l’événement (320 participants). Ses planches-contact montrent comment elle sélectionnait les images à développer. Puis elle part en Angleterre pour rendre compte de la vie des chômeurs.
Mineurs sans travail devant la mer, Nord de l'Angleterre, 1935
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
Sa thèse sur La photographie en France au XIXe siècle – Nadar est son modèle – a été imprimée par la Maison des Livres d’Adrienne Monnier. Elle y rencontre des écrivains, ses premiers portraits en couleurs sont ceux de Valéry et d’Adrienne Monnier.
Adrienne Monnier devant sa librairie, Paris, 1937
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
Celui de Joyce fait la couverture de Time Magazine en 1939. Un an avant, elle avait surpris Joyce à sa sortie du taxi et photographié ensuite sa rencontre avec Adrienne Monnier et Sylvia Beach, l’autre libraire de la rue de l’Odéon (Shakespeare & co). Gisèle Freund fait un récit très drôle des circonstances dans lesquelles elle a fait ce portrait de Joyce à la veste rouge.
James Joyce avec la loupe, Paris, 1939
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund, reproduction de Georges Meguerditchian
En 1940, elle part à bicyclette se réfugier dans le Lot. Invitée en Argentine par Victoria Ocampo, elle refuse de pratiquer le portrait retouché et part en reportage en Amérique du Sud, va jusqu’à la Terre de Feu. De retour à Paris après la guerre, elle est engagée par Capa qui fonde l’agence Magnum. En 1950, la publication dans Life des photos d’Evita Peron, qui a montré à Gisèle Freund ses robes, chapeaux, bijoux, le luxe dont s’entoure la « bonne fée » si populaire, provoque un incident diplomatique.
Que le monde sache ce que je possède, Evita Peron, Buenos Aires, 1950
Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund, reproduction de Adam Rzepka
Le Musée de l’Homme l’envoie au Mexique photographier l’art précolombien, elle y reste deux ans. Elle photographie aussi la vie ordinaire, le peintre Diego Rivera devant ses fresques, et noue une relation forte avec Frida Kahlo. Les Etats-Unis en plein maccarthysme la déclarent indésirable. Ses nombreux voyages, elle les entreprend, écrit-elle, non pour innover, mais pour « rendre visible ce qui [lui] tenait le plus à cœur : l’être humain, ses joies et ses peines, ses espoirs et ses angoisses ».
Frida Kahlo faisant le portrait de son père photographe, 1948
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
Dès lors, Gisèle Freund est reconnue internationalement, son travail exposé. Dans les années 1990, sa santé se détériore. En 1997, n’arrivant plus à la joindre, Teri Wehn Damish lui rend visite à Paris et la filme à un stade avancé de la maladie d’Alzheimer. Personnellement, je trouve choquant de montrer publiquement ces images. En revanche, elles ont permis d’attester de son état et d’obliger une personne qui s’était emparée de ses archives à les restituer pour leur conservation à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec).
Marguerite Yourcenar, Desert Island, 1976
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
Mémoires de l’œil de Gisèle Freund contient de nombreux portraits d’écrivains – Colette, Yourcenar, Neruda, Zweig, Ionesco, Michaux, Beckett… – et aussi de Bonnard, Matisse. Des photos de reportages (89 photographies, 12 pages en couleurs), des textes et des citations.
Gisèle Freund à son bureau, 1975
Photo © IMEC, Fonds MCC, Dist. RMN-Grand Palais / Gisèle Freund
Dans sa conclusion, Gisèle Freund rappelle son objectif : toucher le cœur et l’esprit. « Révéler l’homme à l’homme, être un langage universel, accessible à tous, telle demeure, pour moi, la tâche primordiale de la photographie. »
Commentaires
J'ai ici "Mémoires de l'oeil" que je regarde régulièrement, superbes portraits, en effet. J’ignorais pas mal de faits de sa vie chaotique et si riche.
Merci beaucoup, j'aime énormément le portrait de Yourcenar, si "elle" sur son île.
Le documentaire est très riche, dommage que tu ne puisses y avoir accès, heureusement tu peux replonger dans ce beau livre. Bonne journée, Colo.
magnifique!!!
Je te recommande le documentaire, si tu ne l'as pas vu.
Merci Tania pour ton merveilleux billet fort intéressant. Bisous et bonne journée.
Tant mieux s'il t'a intéressée, Denise. A bientôt.
Tu vois, c'est ça qui me frappe. certaines vies sont tissées d'autres. En lisant celle de G.Freund, on rencontre d'autres grands noms, mais au final, celles qui me touchent le plus est humble: ces mineurs au chômage, silhouettes anonymes perdues dans leurs pensées face à l'immensité...
Oui, les êtres humains sont au cœur de ses reportages, je m'en souvenais moins que de ces portraits d'écrivains remarquables. Le site photo de la RMN est une mine pour découvrir son œuvre photographique.
je suis épatée par ces photos, j'en connaissais certaines mais pas toutes évidement
je note ce livre que je vais essayer de trouver en bibliothèque
J'espère que tu le trouveras, Dominique.
Le livre est consultable en bibliothèque, pas empruntable. Je ne sais d'ailleurs pas si elle est ouverte en ce moment cette bibliothèque, je vais vérifier. Je connais un grand nombre de ses photos, mais pas toutes bien sûr. Je connais mieux les portraits d'écrivains que le reste.
Sinon tu peux découvrir ses photos en ligne sur le site de la RMN. Bonne après-midi, Aifelle.
Merci Tania pour tous les liens !
Je connaissais certaines de ses photos, mais rien de sa vie. Je m'instruis chez toi ! Bises.
Chouette que tu y aies pris plaisir, Claudie. Bonne fin de journée.
C'est une vie riche et foisonnante, ouvrir son œil, réfléchir à la personnalité du sujet pour en saisir "l'âme" est une démarche intéressante... Son esprit s'en est allé en fin de vie, est-ce par lassitude ? on ne le saura jamais. Merci Tania de partager avec nous les talents de notre monde, ils sont précieux. Douce journée, à bientôt. brigitte
Bonjour, Brigitte, Pour ma part, je ne pense pas que ces désordres neurologiques viennent par lassitude, espérons que la recherche mette au clair ce qui provoque cette maladie.
Contrairement au portrait académique et figé, Gisèle Freund est attentive à la gestuelle, elle va sur les lieux de vie, j'aime beaucoup sa démarche. Belle journée à toi.
une sacrée belle vie malgré les embûches de l'histoire !
et un paradoxe que cette maladie pour celle qui a figé pour l'histoire tous ces moments
Près du portrait d'Henri Michaux, Gisèle Freund a mis dans le livre cette citation de l'écrivain qui fuyait les photographes : "Quand vous me verrez, allez, ce n'est pas moi."
Bonne après-midi, les Caphys.
J'aurai aimé voir ce documentaire, quelle vie. Ces photographies, c'est incroyable, nous les connaissons quasiment toutes !
Si jamais on diffuse à nouveau ce documentaire sur une autre chaîne télé, je ferai signe.
Très intéressant, merci et quelle attention et humanité dans les photos. Je note ce documentaire !
Contente de partager ces photos, à défaut du beau montage de Teri Wehn Damish. Bonne soirée, K.
Merci pour ce billet, ça me donne envie d'en savoir plus sur cette photographe :-)
Elle a publié d'autres livres, mais j'aimerais beaucoup lire une bonne biographie de Gisèle Freund.
Il y a des personnes comme cela, qui en dépit des écueils semés le long d'une vie, ont la grâce... et laissent une oeuvre. Je l'ai enregistré, je vais le regarder. Merci pour l'article.
J'espère que tu apprécieras aussi cette émission, Pivoine. Bonne journée.
Voilà. Je l'ai regardé en même temps qu'un autre documentaire de Retour aux sources (thé, café, chocolat, glaçant). Mais je vais le regarder une deuxième fois.
Merci pour le retour, Pivoine. Je n'ai pas vu l'autre émission dont tu parles, j'irai voir en ligne.