Dans le ventre du loup : le titre choisi par Héloïse Guay de Bellissen pour son troisième roman tire du côté des contes – Le petit chaperon rouge, La belle et la bête – mais loin du merveilleux. Dès le début, on est averti par un vieil Indien qui explique à son petit-fils que « chacun a en nous deux loups qui se livrent bataille », le premier tout en sérénité, amour et gentillesse, le second, tout en peur, avidité et haine – « Lequel des deux loups gagne ? demande l’enfant. – Celui que l’on nourrit, répond le grand-père. » (Sagesse amérindienne)
Au tribunal d’Annecy, où la narratrice, Héloïse, entame ses recherches le 4 mai 2016 (toutes les séquences sont situées et datées), on lui a préparé quatre cartons marqués « Assise W 232 » : elle veut « aller à la source, ramasser les événements fondateurs », vérifier si l’affaire qui la préoccupe recèle bien ce qu’elle a observé en elle-même. Mais elle demande qu’on en retire l’autopsie et les documents photographiques.
Le drame a débarqué dans sa vie le 5 avril 1999 à Toulon. Elle mange au restaurant avec son père, qui mentionne tout à coup « sa cousine Sophie » : elle ne voit pas de qui il parle. Sophie est la sœur de son cousin Alexandre, assassinée à neuf ans, en 1986 : « J’ai cru que tu le savais, depuis le temps. On ne te l’a jamais dit ? » L’aveu est rapide, comme accidentel. Tout se trouve dans une pochette blanche en haut d’une armoire à la maison. Quand elle rentre et interroge sa mère, celle-ci pense à appeler le lycée pour prévenir de l’absence de sa fille, puis sort faire des courses. La voilà seule pour ouvrir la pochette, en sortir une coupure de journal sur « Le Monstre d’Annemasse ».
Chaque enfant a son monstre, « son croquemitaine, sa frousse du soir ». Héloïse se souvient d’avoir fait des grimaces dans le miroir pour faire disparaître son monstre – « au moment où j’avais compris que j’avais une part de lui, et lui une part de moi. » En regardant la photo de l’assassin, elle comprend « qu’il n’a rien d’un monstre lui non plus, mais tout d’un être humain. » La pochette contient entre autres « des lettres avec une écriture de môme » où Sophie remercie Héloïse pour son joli dessin.
Sophie dont elle ne se souvient pas, dont sa famille ne lui a plus jamais parlé, a donc fait partie de sa vie ; ils allaient ensemble à la mer, Sophie et son frère venaient chez eux en vacances. Une photo les montre à huit et douze ans : « Dans ce jardin bordé de lierre, tous les deux broient l’instant, le mordent, les myrtilles c’est le sang du bonheur enfantin. » Une enfance a rendez-vous avec le crime, comme dans l’histoire du chaperon et du loup.
Sans transition, à Saint-Louis en 1976, voici un autre enfant, dans une librairie : il va acheter un livre à sa mère pour son anniversaire. Il y a du monde, un type l’aborde, prétend avoir chez lui, tout près, un catalogue pour elle, déposé par erreur par le facteur ; il veut le lui donner tout de suite, avant de partir en vacances, et l’emmène. Devant sa porte, le gamin hésite, mais le type change de visage : « Si tu cries, je te fais mal, tu as compris ? »
A neuf ans, quand il rentre chez lui, Gilles voudrait parler de ce qu’il vient de subir avec ses parents, mais il n’y arrive pas. Alors il leur écrit une lettre, la leur fait lire. Ils ont du mal à y croire, se demandent s’il ment, puis son père le prend dans ses bras : « Ca va aller, fils, ça va aller. » La nuit, le gamin hurle, il voit « un monsieur en noir » ou « un loup », il appelle sa mère.
Jusqu’alors, il collectionnait des papillons, des araignées, des timbres. Il lui faut une nouvelle obsession : ce seront les femmes souriantes des catalogues de La Redoute ou Blancheporte. Il se met à collectionner des visages. En 1980, à Annemasse, il confie à son seul ami qu’il est « grave amoureux » d’une fille au sourire fabuleux. Dans les archives des assises, Héloïse lit : « Cette fille dont je vous parle était plus âgée que moi. Le sourire de la petite Sophie était le même, absolument le même. » (1992)
Au tribunal d’Annecy, Héloïse se souvient tout à coup d’un autre secret familial, concernant Papy, qui appelait tout le monde, garçon ou fille, « mon chéri joli ». De son grand-père, qui était aussi celui de Sophie, elle savait une chose : « il ne fallait pas s’asseoir sur ses genoux. » La romancière sait rendre le parlé, le ressenti différemment quand il s’agit de l’enfant ou de l’adulte.
Dans le ventre du loup tire sa force de ce ton juste, de sa construction par fragments, de sa thématique universelle. Héloïse Guay de Bellissen a donné son prénom à la narratrice et choisi une structure non linéaire : le passé et le présent s’y croisent, l’enquête d’Héloïse sur Sophie et celle des policiers à la recherche de son assassin. Le roman traque les peurs de l’enfance, que donnent à voir les contes, amplifiées par les non-dits, les secrets, le manque d’attention et de dialogue. A la fin de chaque séquence, une citation fait écho, tirée des témoignages, de contes, de paroles dites ou lues.
Une page du Seynois présente la romancière (avril 2018, à l’occasion d’une séance de dédicace à La Seyne où elle a passé son enfance). A vingt-cinq ans, c’est en regardant « Faites entrer l’accusé » sur Gilles de Vallière, « l’assassin aux cordelettes », qu’elle prend soudain conscience de ce qui est arrivé à cette cousine Sophie que son cerveau avait « complètement occultée ». D’où ce roman sur des « enfances brisées », sur « les non-dits d’une famille qui s’est déstructurée ».
Héloïse Guay de Bellissen a réussi à y insuffler son malaise et son désir de comprendre ce qui s’est passé. « La résilience, c’est l’art de naviguer dans les torrents » a écrit Boris Cyrulnik (autre Seynois) qu’elle a contacté. Dans le ventre du loup, sans voyeurisme, rend au vécu sa profondeur, son humanité.
Commentaires
C'est très dur tout cela, toute violence faite à un enfant, à un être sans défense m'est insupportable,ayant près de moi une jeune sœur à l'enfance pulvérisée par des monstres et qui ne s'en est jamais remise, je ne peux lire de telles histoires. J'ai de la compassion pour cette auteure et salue son courage d'écriture. Bises ensoleillées Tania. brigitte
C'est affreux et, comme tu l'écris, il a fallu beaucoup de courage à Hélène Guay pour mener son enquête et son récit jusqu'au bout. Je comprends bien que tu n'aies pas envie de le lire - quand un thème douloureux me touche de trop près, je préfère aussi le garder à distance.
Heureuse que le soleil vous revienne par ces températures plutôt fraîches pour la saison dans le Midi. Après la pluie d'hier et la brume de ce matin ici, on dirait qu'il va percer, il fait déjà plus lumineux.
Je t'embrasse, bonne après-midi, Brigitte.
ça fait froid dans le dos, je ne pourrais pas non plus lire ce livre, mes propres cauchemars me suffisent (et je n'en ferai pas un livre ni même un billet de blog... c'est ce qui m'étonne toujours de la part de ceux qui ont vécu de tels drames, qu'ils en fassent un livre)
un roman vers lequel je ne me serais pas tournée mais la lecture de ton billet est très tentante
J'ai entendu parler de ce livre ces jours-ci, je ne sais plus où exactement. L'auteure avait sûrement besoin de l'écrire pour son propre équilibre. Je le lirai peut-être quand je m'en sentirai capable. On ne plonge pas dans une telle histoire comme dans un roman.
@ Adrienne : La résilience prend toutes sortes de chemins.
@ Dominique : Il vaut la peine d'être lu, à toi de voir.
@ Aifelle : C'est vrai qu'on se sent plus forte à certaines périodes qu'à d'autres pour affronter certains sujets.
Pouvoir parler ou écrire sur un sujet douloureux est certainement une libération ! C'est ainsi aussi que l'on a pu avoir des témoignages écrits des rescapés des camps de concentration mais cela ne peut se faire tout de suite. Il faut la maturation.
Je l'espère, pour cette jeune femme qui a choisi d'écrire contre les non-dits.
Devant ce genre de livres, que je ne lis jamais, je me demande souvent si ce qui, sans aucun doute fait du bien à l'auteur(e), nous apporte quelque chose à nous, lecteurs.
Il n'est pas facile de répondre à cette question. Pour ma part, j'y ai trouvé confirmation du mal que peuvent provoquer chez les jeunes les secrets de famille, les non-dits, le manque de communication entre les parents et les enfants. J'ai été touchée non seulement par la volonté de savoir ce qui s'était réellement passé mais aussi par la tentative de comprendre comment un homme devient un assassin.
Il me semble que ce récit peut encourager ceux qui souffrent dans leur famille et nous rendre plus attentifs, plus compréhensifs - à nourrir en nous le "bon loup".
Merci Tania. Bonne journée, un beso.
Je trouve que c'est une belle démarche, sur un sujet bien difficile mais qui malheureusement touche tant d'enfants et souvent marque leur vie pour toujours (quand ils en réchappent !). Je pense qu'il est important d'en parler pour que tous ceux qui sont concernés se sentent encouragés à leur tour à le faire et que "les loups", au visage parfois si souriant, se sentent un peu moins tranquilles.
J'avais à peine refermé le livre que les médias annonçaient la mort d'une jeune Angélique de treize ans, violée et tuée par un ancien voisin.
Mes parents m'avaient appris à me méfier des "méchants messieurs", mais en effet, le plus souvent, cela ne se voit pas sur leur visage.
J'enregistre tous les "Faites entrer l'accusé" et nous avons regardé, il y a deux jours, celui consacré à l'assassin aux cordelettes, Gilles de Vallière. Glaçant. Dans l'émission, l'avocate du «monstre» en fait une excellente analyse. Le livre que vous proposez pose la question de l'acceptation du drame(l'extrait). J'ai eu l'impression que la mère de Sophie avait pu y parvenir.
Quelle coïncidence ! Les parents de la petite Sophie s'expriment-ils dans cette émission ? Hélène Guay de Bellissen était sa cousine et pour elle, il s'agit aussi d'accepter l'attitude de ses propres parents, d'apprivoiser et le drame et les manques affectifs - mais l'extrait qui suit ("Chocs") le dit beaucoup mieux.