Ailleurs de Richard Russo (Elsewhere, 2012, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch) est un récit autobiographique – « plus l’histoire de ma mère que la mienne », précise-t-il. L’auteur du Déclin de l’empire Whiting, à la mort de sa mère, entreprend de remonter le temps vécu avec elle. Fils unique d’une divorcée (son père était joueur), le romancier américain a nourri son œuvre de Gloversville, sa ville natale, une cité sans charme un temps célèbre pour ses ganteries – son grand-père maternel y travaillait.
Avec sa mère, il partageait « une modeste maison avec ses parents dans Helwig Street », ses grands-parents en bas, eux en haut, dans deux appartements identiques. C’est la solution qu’elle avait trouvée pour vivre indépendante, son obsession, en leur versant un loyer. Employée chez General Electric, Jean était fière d’avoir fait son chemin « toute seule » et d’avoir « nourri, habillé et élevé » son fils. Jusqu’à la fin de sa vie, même dans la Résidence dont il réglait les frais, elle répondrait : « Oh non ! Je vis de manière indépendante. »
En regardant avec ses filles les photos de sa mère jeune, il se rappelle ses tenues chic, son optimisme forcené, son ambition – surtout pour lui : « Toi, me répéta-t-elle durant tout le lycée, tu ne resteras pas à Gloversville. » Ses résultats lui permettent d’étudier dans l’Etat de New York, mais il observe que l’Université d’Arizona serait moins chère et à sa grande surprise, sa mère ne proteste pas. Elle a décidé de l’accompagner vers l’Ouest dans la grosse Ford Galaxie qu’il a achetée d’occasion, si terne que ses amis l’ont surnommée « la Mort Grise ».
C’est un périple, pour quelqu’un qui vient d’avoir son permis, en compagnie d’une mère un peu « cinglée », comme disait son père. Ses grands-parents jugent déraisonnable que sa mère abandonne ainsi son emploi. Mais elle ne pense qu’au bonheur de « quitter enfin cet endroit horrible, horrible », de vivre « ailleurs ». Les choses seront plus difficiles qu’elle ne l’avait cru, et après une série de petits boulots à Phoenix, sa mère finira par rentrer à Gloversville.
Au fil des ans, les problèmes de sa mère s’accentuent, ses exigences, ses plaintes, sa fragilité mentale. Richard Russo est d’une patience extrême avec elle, culpabilise à chacune de ses crises, s’efforce de lui faciliter la vie autant que possible. Sa femme Barbara, avec qui il a deux filles, accepte de la loger chez eux chaque fois qu’aucune autre solution n’est possible, mais c’est vite l’enfer avec quelqu’un d’aussi exigeant.
Eux-mêmes déménagent régulièrement, « nomadisme universitaire » oblige, et à chaque fois, il faut trouver un logement pas trop éloigné pour sa mère qu’il est le seul à pouvoir calmer. Ses crises d’angoisse la mènent de dépression en dépression. Mais il admire son goût pour la lecture, qu’elle lui a communiqué, et sa bibliothèque de livres soigneusement sélectionnés alors que sa femme et lui en accumulent sans ordre ni choix véritable, pour des raisons professionnelles.
Quand Richard Russo abandonne l’enseignement pour écrire à plein temps – le succès lui permet à présent de vivre de sa plume, malgré les contraintes qui en découlent – sa mère désapprouve, comme ses parents lorsqu’elle avait quitté Gloversville la première fois. Un jour, après un épisode de confusion totale, le bon fils devra bien accepter le diagnostic de démence et de troubles obsessionnels compulsifs chez sa mère, les signes annonciateurs lui en sont familiers depuis longtemps.
A la douleur d’être impuissant devant ces troubles s’ajoute une réflexion profonde sur leur ressemblance : quelle est la part d’hérédité dans cette démence – sa grand-mère en présentait des symptômes – alors que sa mère et lui sont « de la même étoffe », comme elle a toujours affirmé ? N’est-il pas lui aussi « obsessionnel, obstiné et rigide » ? Avec l’empathie, la compassion envers sa mère, cette interrogation personnelle constitue la part la plus forte d’Ailleurs. Ecrire, voilà ce qui permet à Russo de vivre avec tout cela – « Mais je ne veux plus être un petit garçon, plus jamais. »
Commentaires
Un de mes coups de coeur!
J'aime beaucoup la couverture de l'édition en vO.
Merci, Keisha, je vais à la recherche de ton billet sur cette lecture.
Le lien vers le billet de Keisha : http://enlisantenvoyageant.blogspot.fr/2014/02/ailleurs.html
C'est noté pour moi et ça tombe bien il est sur ma liseuse, une lecture de plus à mettre sur ma pile virtuelle
Bonne lecture, Dominique, et bonne semaine.
terrible, d'avoir à porter cette responsabilité sans connaître le diagnostic (et donc la cause) de ces comportements! et terrible aussi l'idée de l'hérédité!
En effet, quelle souffrance de part et d'autre. Quant à l'hérédité, si nous n'y pouvons rien, j'espère qu'elle nous laisse largement inventer notre propre vie.
Une lecture un peu "dure" sans doute mais qui doit être passionnante, je note quand même ce titre (je ne connaissais pas du tout cet auteur).
Cet ouvrage développe un difficile et beau thème à la fois. Il faut d'une part pouvoir accepter les autres avec leur différence et, d'autre part, ne pas se laisser submerger soi-même par l'angoisse. Merci, Tania.
C'est le deuxième titre que je lis de Richard Russo, Margotte. J'avais apprécié "Le Déclin...", un gros roman qui a eu le prix Pulitzer.
"Ne pas se laisser submerger soi-même par l'angoisse", quel travail parfois, surtout par rapport à sa propre mère. Comme l'écrivait Horace Walpole, "Ce monde est une comédie pour ceux qui pensent, une tragédie pour ceux qui sentent." Merci pour ton passage, Danièle.
J'ai beaucoup aimé ce livre que j'ai trouvé d'une grande richesse sur le plan affectif, psychologique, social, politique, etc .. C'était une belle manière de découvrir l'auteur et une incitation à continuer : http://legoutdeslivres.canalblog.com/archives/2014/03/18/29466904.html
Un auteur que je ne connais pas et que je vais m'empresser de découvrir.
Bonne journée.
Merci pour le lien vers ton billet, Aifelle, c'est toi qui as attiré mon attention sur ce roman de Russo, très riche en effet.
Je vous en souhaite bonne découverte, Bonheur, belle journée à vous.
J'ai très envie de lire ce récit, et aussi de poursuivre ma découverte des romans de Richard Russo, dont je crois n'avoir lu que le célèbre Déclin de l'empire Whiting.
C'est l'occasion d'en savoir plus sur son parcours et sa personnalité. Bonne lecture, Anne.
Voilà un auteur qui entrerait peut-être dans la lignée de ceux qui ont été mis en exergue par "Le magazine littéraire" de mai 2014 : leurs relations particulières avec la mère, encore qu'ici, rien ne semble dépasser les normes d'un amour filial naturel. J'ai dû entamer un livre de Russo il y a deux ans et je ne sais plus pourquoi je n'ai pas été au bout.
Marque-pages est revenu aussi librement qu'il était parti. En attendant la pub sur overblog, je cherche une porte de sortie.
Je n'ai pas lu ce numéro du Magazine littéraire, je préfère en général les dossiers sur un écrivain aux dossiers thématiques.
Bon courage pour sortir votre blog des ennuis - au moins vos billets n'ont pas disparu, ouf.