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  • Entre deux mondes

    Stéphanos tient une petite épicerie sur Logan Circle à Washington. Il est le narrateur d’un roman émouvant de Dinaw Mengestu, Les belles choses que porte le ciel (2006, prix du Premier Roman étranger 2007, traduit de l’américain par Anne Wicke). Tous les jeudis, ses amis Joseph et Kenneth viennent l’y retrouver. Ils se sont connus dix-sept ans auparavant, quand ils étaient tous les trois de nouveaux immigrants engagés comme bagagistes au Capitol Hôtel. 

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    Kenneth est toujours bien habillé : ce grand Kenyan devenu ingénieur se soucie de la bonne tenue du commerce de son ami, le conseille, l’encourage à ouvrir sa boutique très régulièrement. Joseph – Joe du Congo – travaille à présent comme serveur et boit trop. Avec Stéphanos, d’origine éthiopienne, ils jouent depuis quelque temps « au coup d’Etat » : lancer un nom de dictateur africain, ensuite trouver le pays et l’année.

    L’arrivée d’une nouvelle voisine apporte un peu de sel à la vie routinière de l’épicier. Le quartier change. Judith – une Blanche dans ce quartier noir et pauvre ! – fait restaurer la belle maison de briques à quatre étages abandonnée depuis dix ans près de chez lui, et s’y installe avec sa fille métisse, Naomi. Mrs. Davis, qui habite en face, se méfie : « Pourquoi, d’après vous, une femme comme ça peut avoir envie de vivre ici ? » – « C’est un pays libre, Mrs. Davis. Les gens peuvent vivre où ils le veulent. »

    La fillette de onze ans vient bientôt traîner à l’épicerie de « Monsieur Stéphanos » et lui réclame des histoires. Quand il a lâché ses études pour ouvrir cette épicerie, il y a dix ans, Stéphanos a déçu son oncle, Berhane Sélassié, qui l’avait pris en charge à son arrivée et lui souhaitait un avenir brillant. « De fait, je n’étais pas venu en Amérique pour trouver une vie meilleure. J’étais arrivé en courant et en hurlant, avec les fantômes d’une ancienne vie fermement attachée à mon dos. Mon objectif, dès lors, avait toujours été simple : durer, sans être remarqué, jour après jour, et ne plus faire de mal à qui que ce soit. » Tenir une épicerie, c’était aussi avoir du temps pour lire – un livre tous les deux jours en moyenne.

    Un soir, Judith l’invite à dîner chez elle. En congé pour un an, elle enseigne l’histoire politique ; des disputes continuelles avec le père de Naomi les ont amenés à se séparer. Naomi une fois couchée, Judith montre toute la maison à Stéphanos. Quand il s’en va, elle l’embrasse brièvement. Comme le pressentaient ses amis, il en est tout « enamouré ».

    Son récit fait le bilan d’une vie qui s’englue, se ranime, se décourage, se reprend. Les bonnes résolutions sont précaires. Les rencontres heureuses semblent trop fragiles pour garantir un avenir. L’épicerie périclite. Joseph, l’ami de Stéphanos, lui a fait découvrir ce vers parfait dans L’Enfer de Dante : « Par un pertuis rond je vis apparaître / Les belles choses que porte le ciel. » Au professeur dont il suivait le cours sur le symbolisme de Dante, Joe avait expliqué « que personne ne peut mieux comprendre ce vers qu’un Africain » parce que c’est ce qu'ils ont vécu. « L’enfer quotidien, avec seulement quelques aperçus du ciel par moments. »

    Lumière des journées sombres, la petite Naomi procure au jeune épicier le pur bonheur de lire pour elle, tout haut, Les Frères Karamazov, entre les passages des clients, de plus en plus rares. Mais une lettre d’avocat l’a prévenu des trente jours qui lui restent pour évacuer les lieux, à la suite des loyers non payés – « prévisible », selon Kenneth.

    Nous découvrons peu à peu les circonstances dans lesquelles Stéphanos a dû quitter l’Ethiopie, l’arrestation de son père qui a menti sur l’âge de son fils aîné pour le protéger (à cause des tracts d’étudiants trouvés dans leur maison), ses premiers pas dans la société américaine. Nous suivons la relation entre Judith et son voisin avec les mêmes doutes et les mêmes craintes qu’eux. Noël est une période terrible pour qui a « conscience d’une existence solitaire et creuse ».

    Dans le quartier de Logan Circle, la tension monte. La restauration des maisons anciennes et l’arrivée de nouveaux arrivants plus riches entraînent leur lot d’augmentations du loyer, d’expulsions. Des pétitions sont lancées. Et bientôt des pierres. Dinaw Mengestu, né en 1978 à Addis-Abeba, a fui l’Ethiopie en pleine révolution deux ans plus tard, avec sa famille. A travers le personnage bouleversant de Stéphanos l’épicier, le journaliste américain devenu romancier raconte ce que c’est que de « vivre » ainsi. J’ai pensé en le lisant à La dernière larme du lac Kivu, de Patrick François, récit traversé des mêmes espoirs et des mêmes douleurs de l’exil.

    « Que disait toujours mon père, déjà ? Qu’un oiseau coincé entre deux branches se fait mordre les ailes. Père, j’aimerais ajouter mon propre adage à ta liste : un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension. » Et aussi : « Nous essayons de faire de notre mieux. »

  • Confusion

    « A présent, il sentait de nouveau, solidement attaché dans son cœur, le lien fraternel qui les unissait, Allan et lui, et il pouvait s’écrier avec la sincérité d’autrefois : « Si la pensée de le quitter brise mon cœur, cette pensée est mauvaise ! » Au moment où cette noble conviction s’emparait de lui, apaisant le tumulte, chassant la confusion de son esprit, la maison de Thorpe-Ambrose et Allan sur le perron, attendant son retour, lui apparurent à travers les arbres. Il ressentit un inexprimable soulagement et, emporté tout à coup loin des soucis, des craintes, des doutes qui l’avaient oppressé si longtemps, il entrevit le radieux avenir qui brillait dans les rêves de sa jeunesse. Ses yeux se remplirent de larmes et il pressa avec effusion la lettre du révérend sur ses lèvres en regardant Allan à travers l’éclaircie des arbres : « Sans ce papier, se dit-il, le crime de mon père nous eût séparés à jamais ! »

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    Tel fut le résultat du stratagème qui fit prendre à Mr. Brock le visage de la bonne pour celui de Miss Gwilt. Ainsi, la croyance superstitieuse de Midwinter fut ébranlée dans la seule occasion où elle touchait à la vérité, et l’habile mère Oldershaw triompha de difficultés et de dangers qu’elle-même n’avait jamais soupçonnés. »

    W. Wilkie Collins, Armadale 

  • Deux Allan Armadale

    Un gros roman à lire au coin du feu ? Armadale, de W. Wilkie Collins (1824-1889), est ce qu’il vous faut (traduit de l’anglais par E. Allouard). « C’était l’ouverture de la saison de 1832 aux bains de Wildbad. » Dans l’hôtel le plus important de la petite ville allemande arrivent d’abord un Ecossais, Mr. Neal, puis un homme très malade, accompagné de sa femme. Après avoir examiné ce dernier, le docteur se rend chez l’autre curiste avec une étrange requête : Mr. Armadale, atteint de paralysie, veut achever avant de mourir une lettre importante, sans en révéler tout le contenu à son épouse, une métisse. Mr. Neal étant le seul à maîtriser l’anglais à part eux, il se trouve forcé d’écrire les dernières volontés d’Armadale sous sa dictée, en présence de son petit garçon à qui la lettre sera remise à sa majorité. 

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    Première édition en deux volumes (1866)

    Orphelin dès l’enfance, Allan Armadale, qui vit sur l’île de la Barbade, hérite à vingt et un ans d’un riche cousin, son parrain, dont sa mère lui avait donné le prénom, après que celui-ci a renié son seul fils qui s’est « déshonoré ». Quelques semaines plus tard, pour parfaire son éducation et le détacher d’un jeune homme de son âge récemment arrivé dans l’île, Fergus Ingleby, dont il s’est entiché impulsivement, sa mère décide de l’envoyer en Angleterre chez un ancien admirateur, sir Stephen Blanchard de Thorpe-Ambrose, dans le Norfolk. Et le voilà sur un bateau en direction de Madère, où ce gentleman réside pour raisons de santé, avec en poche une miniature de la fille de Mr. Blanchard, que celui-ci leur a envoyée en espérant qu’ils se plaisent et se marient.

    Sur place, le jeune Allan, qui avait tout raconté à son meilleur ami, apprend que Miss Blanchard vient de se marier avec un certain… Allan Armadale, « le fils proscrit dont j’avais pris le nom et l’héritage », véritable identité de Fergus Ingleby qui s’est fait passer pour lui : « Je lui avais pris son nom, il m’avait pris ma femme ; nous étions quittes. » Pour achever de tromper Mr. Blanchard, une orpheline de douze ans, la femme de chambre de sa fille, a imité l’écriture de la mère d’Allan (dont Ingleby avait volé une lettre) et rédigé une fausse lettre de consentement.

    Pour éviter le duel, Ingleby-Armadale et son épouse montent à bord de La Grâce-de-Dieu, un navire français en route pour Lisbonne. Mr. Blanchard se lance à leur poursuite sur son yacht, où Allan s’est fait engager comme marin, incognito. Quand ils rejoignent le navire pourchassé, celui-ci est en très mauvaise posture, en pleine tempête, et ils mettent des canots à la mer pour recueillir ses passagers. Un homme manque à l’appel, on retrouvera son corps plus tard : Ingleby est mort noyé dans une cabine fermée de l’extérieur, c’est Allan qui l’y a enfermé.

    Après avoir avoué son crime, Armadale adresse à son fils une demande ultime. Sachant que la veuve, après ce malheur, a mis au monde un enfant posthume, un autre Allan Armadale, qui doit avoir à peu près son âge, il l’implore de fuir tous les protagonistes de ce drame et de ne jamais entrer en contact, d’aucune façon, avec son homonyme, afin d’échapper à toute malédiction.

    Ce prologue d’une quarantaine de pages importe pour comprendre tous les éléments de l’intrigue, un long suspense compliqué de près de huit cents pages. Il en donne le ton. Le Révérend Brock, un pasteur qui s’est chargé de l’instruction d’Allan à la demande de sa mère, a lu dans le journal une annonce priant Allan Armadale de se mettre en rapport avec des avocats à Londres, « pour une affaire importante ». Mais Mrs. Armadale a fait valoir la différence d’âge d’un an et l’a dissuadé d’en parler à son élève. Quand celui-ci atteint ses vingt et un ans, c’est un garçon franc et aimable, très naïf, passionné par les bateaux. L’arrivée au village d’un jeune homme au nom bizarre, Ozias Midwinter, un sous-maître d’école que sa mauvaise santé a privé de son emploi, déclenche sa compassion : Allan Armadale le fait soigner et le prend en affection.

    Le pasteur, lui, se méfie, mais il est lié par le secret. Quand Mrs. Armadale, malade, le convoque pour le mettre en garde contre une femme qui s’est présentée chez elle et qu’elle veut fuir à tout prix (c’est l’ancienne femme de chambre qui avait rédigé la fausse lettre), il est déjà trop tard. Elle meurt bientôt. Pourra-t-on éviter la rencontre entre les deux jeunes Allan Armadale ? On a déjà compris que non. Echapperont-ils à la malédiction ?

    Armadale a été publié d’abord en feuilleton, les rebondissements n’y manquent pas. Collins, ami de Dickens, est prodigue en détails dans ses descriptions, dans l’analyse psychologique des personnages, il ne faut pas être pressé. C’est une immersion dans l’Angleterre du XIXe siècle avec ses usages, ses classes sociales, ses codes, ses bas-fonds. Les femmes y jouent un rôle aussi important que les hommes, moral ou immoral. Le roman a fait scandale : «L’indécence au service du suspense » (Michel Le Bris dans la préface). Tout tourne autour de l’héritage, celui d’un nom, d’une fortune, de propriétés, mais surtout celui d’une malédiction familiale transmise de génération en génération. Crimes, mensonges, complots, vengeance : Armadale ou l’invention du thriller.

  • Ariane et Pénélope

    « Les peintures de Marie-Pierre Deltombe sont, pour nous, comme de petites fenêtres ouvertes sur nos mythes, invitant à la tâche, Ariane et Pénélope, ou encore Prométhée, l'étrange créature. Toiles mutilées et recousues du fil rouge, dans un désir d'infini, sans cadre, mais aux bords travaillés pour effacer les limites du corps à l'ouvrage... »

    Florence Marchal 

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    Sans titre © Marie-Pierre Deltombe


  • Du cousu peint

    A l’écart des grandes expositions, dans les académies, de jeunes artistes travaillent, cherchent, réinventent. C’est aussi là que bat le pouls de l’art d’aujourd’hui. Marie-Pierre Deltombe expose à Molenbeek-Saint-Jean, à la Maison des Cultures et de la Cohésion Sociale, jusqu’au 21 décembre.

    deltombe,marie-pierre,exposition,bruxelles,molenbeek,maison des cultures,peinture,toiles cousues,cultureSans titre © Marie-Pierre Deltombe

    Cette architecte bruxelloise, née en 1971, dessine depuis toujours. Depuis le début des années 2000, elle peint régulièrement. Du travail sur papier, elle est passée à l’huile sur toile et montre ici un ensemble très original, du cousu peint, si j’ose dire. Ses toiles, souvent carrées, sont des assemblages de bandes et de morceaux découpés dans des toiles précédentes qu’elle ne trouvait pas abouties.  Elle les coud ensemble, à la machine, à la main, et parfois repeint, recoud – et ce « recyclage » ouvre d'autres perspectives. 

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    Photo Yvan Eygenraam 

    Il faut les regarder de près pour entrer dans ces microcosmes, labyrinthes où le temps est à l’œuvre : après celui de la créatrice qui a patiemment découpé, composé, accordé, l’œil du spectateur peut à son tour parcourir les allées et les impasses, s’arrêter aux reprises, toucher les reliefs. « Chaque bout de toiles découpées est la capture d'un instant déjà passé, un moment dépassé qui n'a plus lieu d'être, prêt à devenir le commencement d'autre chose. » (Florence Marchal) Coutures mécaniques ou effilochées, petites pièces superposées, fils apparents, la main est partout à l’œuvre. 

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    Sans titre (zoom sur un détail) © Marie-Pierre Deltombe 

    Paul Klee compte-t-il parmi les influences de Marie-Pierre Deltombe ?  De loin, son sens de la couleur et du rythme m’a parfois fait penser à certaines compositions du peintre allemand. « De la musique avant toute chose… » Mais ces créations jouent aussi les paysages vus du ciel, rues et canaux parallèles, villes imaginaires avec leurs pleins et leurs vides, leurs zones de lumière et d’ombre. 

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    Sans titre (détail) © Marie-Pierre Deltombe

    C’est graphique dans une série de toiles où les verticales dominent, c’est parfois lumineux comme un vitrail (Sans titre numéro 10, ci-dessous) grâce à l’intensité des couleurs qui se glissent entre les noirs et les blancs, grâce aux courbures, aux formes qui s’interpénètrent avec leurs coutures sombres comme des plombs.  

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    Sans titre (diptyque) © Marie-Pierre Deltombe / Photo Yvan Eygenraam

    Une petite série de toiles montées sur un cadre plus épais comportent une ou plusieurs ouvertures surjetées, troublant l’effet linéaire. Les couleurs chaudes, organiques, y dominent, de l’orange, du brun. Dans la plus grande, des gris et des bleus se croisent, carrefour aux teintes minérales, atmosphère nocturne. Dans l’obscurité, des cratères, des lignes fines captent la lumière : fils et points forment des lueurs intersidérales. 

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    Sans titre (140 x 140) © Marie-Pierre Deltombe / Photo Yvan Eygenraam

    Un diptyque : des feuillages, comme aperçus entre les bois d’une palissade. Des verts plus sombres pour « Une forêt », à l’entrée de la cafétéria (CAFET’ARTS à repérer sur le plan de la maison). Les tables-vitrines montrent la manière dont procède Marie-Pierre Deltombe ; elle y a posé des tubes de couleurs et des bobines de fil, des montages, les pièces du puzzle. C’est là qu’est accrochée en face du comptoir la plus grande toile (140 x 140).  De larges bandes blanches, horizontales, y alternent avec des espaces finement compartimentés et très travaillés : harmonie sereine et joyeuse à la fois, superbe.