Presque dix ans ont passé depuis la parution de Kafka sur le rivage (2003, traduit du japonais par Corinne Atlan). Un je ne sais quoi m’avait retenue de lire ce grand succès de librairie (comme à présent la trilogie 1Q84), peut-être le prénom d’emprunt choisi par Haruki Murakami pour son héros fugueur, un garçon qui aime se réfugier dans les bibliothèques. Mais une fois ce gros roman ouvert, on ne le lâche plus.
Au début, « un garçon nommé Corbeau » encourage le jeune narrateur résolu à quitter la maison où il vit seul avec son père le jour de ses quinze ans. Cela fait deux ans qu’il s’y entraîne, physiquement et mentalement, conscient de la nécessité de s’endurcir pour y arriver. En plus de l’argent laissé par son père dans un tiroir, il emporte un briquet, un couteau et une photo de lui-même à trois ans en compagnie de sa mère et de sa sœur, sur une plage – il n’a aucun souvenir d’elles en dehors de ce cliché – en plus du téléphone portable et des vêtements légers glissés avec quelques disques dans son sac à dos.
Les différents interrogatoires d’un rapport secret américain sur un incident troublant qui s’est produit au Japon en 1944 viennent interrompre l’histoire de cette fugue : une institutrice avait emmené seize écoliers en excursion à la colline du Bol-de-Riz, un matin, et tandis qu’ils ramassaient des champignons dans une clairière, ils s’étaient tout à coup évanouis, l’un après l’autre, sauf elle. A l’arrivée des secours, ils commençaient à se réveiller, lentement, sans aucun souvenir de ce qui leur était arrivé, à l’exception du petit Nakata, transféré dans un hôpital militaire.
Le car où le garçon somnole en rêvant du Shikoku, sa destination, s’arrête à l’aube sur une aire d’autoroute : à la cafeteria, une fille s’assied près de lui, elle aussi va à Takamatsu, elle y a des amis. Sakura vient ensuite près de lui dans le car – « En voyage, on a besoin d’un compagnon et dans la vie, de compassion ». Troublé par ses questions, le garçon s’invente un prénom – Kafka – et s’imagine qu’elle pourrait être sa sœur. A l’arrivée, Sakura lui donne son numéro de téléphone.
Le voilà donc « libre et seul, comme un nuage dans le ciel ». Le garçon prend une chambre à l’hôtel, on y offre un tarif réduit pour les étudiants. Depuis toujours, il considère les bibliothèques comme sa deuxième maison, et l’une d’entre elles l’intéresse, repérée dans un magazine, c’est la bibliothèque commémorative Komura, une bibliothèque privée ouverte au public. Les lieux correspondent à son attente, une maison et un jardin raffinés, où il est accueilli très gentiment par le bel Oshima et suit la visite guidée par Mlle Saeki. Livres de poésie, ouvrages rares, peintures… Kafka Tamura se sent parfaitement bien dans cet endroit et décide d’y passer ses journées.
L’histoire de Nakata reprend quand il est déjà vieux. Après l’accident, il s’est réveillé complètement amnésique et passe pour un simplet, mais sa pension d’handicapé lui permet de mener une vie correcte. Pour se faire un peu d’argent de poche, il cherche les chats perdus. Personne ne sait qu’il comprend le langage des chats (seuls compagnons d’enfance de Murakami). Un matou noir à qui il raconte sa vie remarque que l’ombre de Nakata est trop fine de moitié. Un autre chat de passage le renseigne sur une siamoise disparue qu’il a remarquée dans un terrain vague où elle est en danger : un tueur de chats y sévit régulièrement.
Kafka s’invente donc une nouvelle vie, s’efforce de ne pas se faire remarquer au cas où la police serait à sa recherche. Il fréquente le gymnase pour entretenir ses muscles, c’est sa seule activité en dehors de la lecture à la bibliothèque Komura, où il devient l’ami d’Oshima l’androgyne. Celui-ci l’interroge sur son prénom : le jeune lecteur a bien sûr lu Franz Kafka et de tous ses récits, c’est La Colonie pénitentiaire qu’il préfère. « C’est le soir du huitième jour que cette existence régulière, simple et centrée uniquement sur moi-même, a volé en éclats (mais naturellement, cela devait arriver tôt ou tard). »
Une nuit, Kafka reprend connaissance près d’un sanctuaire shinto, son tee-shirt couvert de sang. Aucun souvenir de ce qui s’est passé. Heureusement il retrouve son sac à dos qu’il a toujours avec lui. Désemparé, il téléphone à Sakura, la fille du car, qui le recueille. Elle occupe l’appartement d’une amie partie en Inde. Elle avait deviné sa fugue et le garçon se confie un peu à elle, sans parler toutefois de la malédiction qui le hante. Il avait quatre ans quand sa mère et sa sœur les ont quittés, son père et lui. Passer la nuit près de Sakura le trouble terriblement, et elle s’en rend compte – elle finit par l’inviter dans son lit.
Murakami offre une large place au mystère et aux rêves dans son roman, ainsi qu’à l’érotisme : l’institutrice n’a pas tout dit des circonstances de l’évanouissement collectif de ses élèves, Kafka et Nakata vivent d’étonnantes aventures nocturnes. Le chemin de Kafka croisera-t-il un jour celui de Nakata ? Tous deux sont confrontés à la violence, celle des autres, la leur aussi. Tous deux ont une sorte de don pour passer de l’autre côté du monde réel.
Inquiet du sang répandu – a-t-il blessé, tué quelqu’un ? est-on à sa recherche ? – le jeune Kafka peut compter aussi sur Oshima, qui va demander à Mlle Saeki l’autorisation de loger le lycéen dans une chambre de la maison-bibliothèque. En attendant, Oshima l'emmène à la montagne, dans un refuge où il le laisse seul quelques jours. Ils aiment parler de littérature ensemble (de Sôseki, en particulier), et aussi de musique, dont Oshima est fin connaisseur. Il lui raconte la vie de Mlle Saeki, son amour malheureux pour Kafka Komura, le fils aîné de la famille, tragiquement assassiné à l’université de Tokyo. Dans sa jeunesse, elle a connu la célébrité pour sa chanson « Kafka sur le rivage », inspirée d’un tableau. Depuis le drame, elle ne vit plus vraiment.
La mort de son père, un sculpteur renommé, va réveiller la malédiction qui pèse sur le garçon fugueur, nouvel Œdipe. Les références mythologiques, littéraires, musicales, artistiques, les coups de foudre au sens propre et au sens figuré abondent dans ce récit à suspense où tout peut arriver. Comme dans Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (1992), les personnages se posent beaucoup de questions sur la vie et sur eux-mêmes.
Murakami, né en 1949, est un « conteur d’histoires », comme il le dit lui-même. Kafka sur le rivage, long roman d’apprentissage, fait la part belle aux rebondissements et au fantastique : les poissons, les chats, les pierres même y jouent un rôle surprenant. Si l’on se laisse embarquer dans le monde fantaisiste et souvent cruel de cet écrivain japonais hors norme, qui parfois fait penser à l’univers de John Irving (mutatis mutandis), on ne manquera pas de suivre jusqu’au bout les aventures étonnantes d’un adolescent mal dans sa peau et d’un vieil homme investi d’une mission.
Commentaires
Un roman magnifique qui m'a enthousiasmé à sa sortie, il a fait le tour de la famille et les avis étaient unanimes
Par contre hélas je n'accroche pas du tout à la majorité de ses autres textes et en particulier la trilogie qui vient de sortir dommage
@ Dominique : Je me souvenais de ton commentaire élogieux qui m'a décidée finalement à lire ce roman. Un auteur peut-être tenté d'en faire un peu trop ?
Je le regarde avec circonspection cet auteur, je me souviens d'avis dithyrambiques et d'autres catastrophés .. je l'emprunterai peut-être à la bibliothèque pour essayer au moins une fois.
il est dans ma pal depuis des temps indéfinis et je ne suis toujours pas arrivée au delà de la page 2 :)
@ Aifelle : Pourquoi pas ? Il y a tant de portes d'entrée dans ce roman - les livres, l'adolescence, la musique, la solitude, le voyage, les rencontres... Murakami invente un monde particulier riche de détails si concrets qu'il semble réel. Je serais curieuse de lire tes impressions.
@ Niki : Les livres sont patients, celui-ci aura peut-être son tour un jour ?
Je n'ai pas encore lu 1Q84, mais j'ai littéralement dévoré "Kafka sur le rivage" cet été. Quant à moi, si j'ai attendu si longtemps, c'est parce que je crains les gros romans (beaucoup plus que les gros recueils de nouvelles). Il y a toujours un risque qui me semble dominant quoi qu'il en soit: si le roman est mauvais, on risque de s'ennuyer un moment, et s'il est bon, on a le temps de s'attacher aux personnages pour éprouver une grande difficulté à les quitter lorsque la fin arrive, inévitablement. Connaissant ma crainte, quelqu'un m'a vivement conseillé ce roman et je lui en suis reconnaissante, car il est certain qu'il m'a aidé à vaincre une partie de mon appréhension. Toute mon appréhension en ce qui concerne ce roman qui met à l'honneur le rêve et sa symbolique, l'interprétation, l'absurde et l'art de la narration.
@ Jeanne : Merci, Jeanne, c'est très juste ce que vous écrivez de l'appréhension qui peut surgir devant un gros roman. Je suis sûre que votre témoignage à son tour va décider quelques hésitant(e)s.
Il y a quelques années, je l'avais ouvert puis l'avais refermé. Ce billet me donne envie de le réouvrir.
@ La bacchante : Ah les livres permettent tout cela, ils attendent leur heure parfois. Bonne lecture.
ce livre est dans ma bibliothèque et il patiente
Je ne parviens pas à aller plus loin que les premières pages
Je ne sais pas trop pourquoi...
Lire ton compte-rendu me redonne l'appétit...
on verra!
Pas lu et depuis que j'essaie de lire la trilogie, je ramone la cheminée de mon incompréhension quant à cet écrivain. J'avoue. Mais Kafka, là, je m'incline. Peu de gens savent qu'il a été traduit une première fois par Alexandre Vialatte, autre écrivain que je découvre.
Le seul roman de Murakami parmi ceux que j'ai lu que j'ai aimé. La trilogie est sur les étagères de la bibli et pourtant je n'ai pour l'instant pas envie de les lire...Y en a plein d'autres...
@ Coumarine : Toi aussi ! Eh bien, je ne peux dans ce cas que te souhaiter bon appétit, un jour ou l'autre. Bon dimanche, Coumarine.
@ Damien : Bonjour, Damien des îles. Vérification faite, tous "mes" Kafka sont traduits par Vialatte, à l'exception de son magnifique Journal traduit par Marthe Robert. De Vialatte même, je n'ai rien lu : tu as un titre à me conseiller pour commencer ?
@ Un autre endroit : Bienvenue, merci pour ton commentaire. Je vais faire un tour... ailleurs. A bientôt.
Je viens de me procurer le troisième tome de 1Q84 et incessament en commence la lecture, par le premier, bien sûr! Mon avis suivra... dans quelque temps. Etait plongé jusqu'ici dans les deux tomes que la Pléiade a consacré à Tanizaki. Auteur japonais qu'il faut découvrir, lui aussi.
@ Jeandler : Son "Eloge de l'ombre" m'ayant coupé le souffle, je lirai avec intérêt vos impressions sur Tanizaki. Et sur la dernière trilogie de Murakami, bien sûr.