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Folle Antonia

« C’était chaque fois la même chose : quand la nuit tombait, elle se cachait dans les coins, hors d’haleine, les pommettes en feu, voulant encore jouer, tandis qu’on s’égosillait après elle. » Quand Antonia se souvient de son enfance, elle revoit sa mère qui l’appelle, la réprimande, la retient. Mais Antonia s’échappe, réussit avec ses amies à grimper sur la palissade « au bout de l’impasse de Vieux-Paradis » pour y contempler « l’autre côté », respirer l’odeur d’un seringa, chanter « de se trouver là en l’air ». Des garçons viennent la faire tomber, elle se bat souvent. Un jour, « le méchant Jules Dubois » lui fait même un œil poché. « Toute chaude de honte et de colère », elle rentre à la maison mais en chemin, s’imagine en grande personne portant un lorgnon noir et se redresse, toute à son rôle.

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Cité-jardin du Logis à Boisfort

Folle qui s’ennuie (1933), le plus connu des romans de Robert Vivier (1894-1984), relate les apprentissages d’Antonia. Le jour de sa première communion, la fillette donne la main à Jules Dubois, l’air « pâle et distingué » en veston noir et cravate blanche, on les admire. Plus tard, Jules vient jouer à la balle avec elle sur la pelouse, lui reproche de ne pas savoir jouer. Pleurs, bouderies. Antonia se console en prenant dans ses bras la poupée qu’elle a appelée comme elle : « Antonia, Antonia, mon amour, qu’est-ce que vous ferez quand vous serez grande ? »

 

Que la vie lui semble longue avant d’avoir quinze ans ! Elle suit des cours de sténo-dactylo, espère une rencontre « qui changera tout », un « coup de foudre ». Ce qui arrive, c’est la guerre. Antonia se réjouit d’abord de cette rupture dans les jours ordinaires, des soldats qui s’installent dans leur maison. Mais leurs regards sur elle la mettent mal à l’aise. Par la lucarne du grenier, elle suit avec son père les tumultes des combats. La guerre se prolonge, « on s’habitue à ne pas beaucoup sortir, à se taire ». Les parents vieillissent. Le fils Dubois sonne à la porte, c’est un gars instruit qui cause avec le père Delfosse de ce qu’il a lu dans un journal interdit par les Allemands, avec un sourire dans les yeux quand il les tourne vers elle. « Jadis, en temps de paix, être jeune fille, c’était le meilleur de la vie. Et juste au moment où arrivait le tour d’Antonia, voilà la guerre… »

 

La guerre finie, Jules part au service militaire, et le père d’Antonia, qui travaille aux chemins de fer, est nommé à Bruxelles. Le père de Jules, un employé des postes, aussi. Pour Antonia, même une mansarde à la capitale vaut mieux qu’un château à Romainchamps. Ils habitaient une maison, il leur faut s’habituer à vivre en appartement, plus à l’étroit, dans un quartier assez éloigné du centre. Antonia aimerait la compagnie d’une bête, mais sa mère n’en veut pas – « vous ferez à votre façon quand vous serez dans votre ménage ».

 

Un an plus tard, son père rentre un soir en compagnie de Jules Dubois, dont la mère vient de mourir. Pendant que le jeune homme fait la conversation, Antonia observe ses mains soignées, sa tenue nette – « un garçon bien comme il faut », dira sa mère. Il leur rend visite le dimanche matin, emmène Antonia en promenade. Puis, un soir, au cinéma. Antonia et Jules deviennent un de ces couples qui s’en vont le dimanche soir au long des rues. Un jour, il lui offre une petite bague ornée de turquoises. Ils se marient en juin. Pour son voyage de noces, Antonia rêve de Paris, une « idée folle ». Jules, lui, propose un petit séjour à Romainchamps – « cela lui paraissait plus raisonnable » – mais ce sera comme elle voudra, « Jules était bon. »

 

Paris l’étonne, Antonia est heureuse. Au retour, ils s’installent chez les parents d’Antonia, c’est trop petit chez le père Dubois. Jules travaille au ministère, Antonia aide sa mère pour le ménage. Le soir, quand il rentre, le mari pose un baiser sur le front de sa femme. Quand ils passent une soirée au théâtre de La Monnaie, les parents désapprouvent la dépense, sans rien dire. Antonia rêve d’avoir un enfant, les jours se ressemblent : « Jules, ses parents, et toujours les mêmes murailles. »

 

Tout renaît quand Jules, un soir, annonce qu’on lui a parlé d’habitations en construction dans une cité-jardin, « pas bien loin de Bruxelles » et pas trop chères. Les parents d’Antonia pourraient profiter de la retraite à Romainchamps où ils rêvent de retourner, et son père à lui viendrait vivre avec eux, les aiderait en payant un petit loyer. Antonia est ravie. Ils achètent une maison qui fait bloc avec une maison voisine et déménagent en mai.

 

Le vieux Jean-Pierre Dubois n’est pas difficile, c’est un excellent bricoleur et jardinier, ravi de leur faire un potager. Le couple d’à côté, Alice et Nicolas Lauvaux, est sympathique. Antonia se plaît à la vie ménagère, aux causettes entre voisines. Chaque jour de la semaine, Alice et elle suivent à peu près le même programme. Le lundi est jour de lessive dans toute la cité. Quand ils sont bien ancrés dans leurs nouvelles habitudes, Antonia décide d’aller saluer ses parents. A Romainchamps, elle goûte « la paix de la province » et retrouve les parfums d’enfance. Dans le train du retour, une parole de sa mère à propos de Jules lui trotte en tête : « Mais a-t-il assez d’amitié ? » Elle n’a pas répondu.

 

Dans la cité-jardin, Antonia commence à s’ennuyer, espère une visite inattendue, subit la mauvaise humeur de Jules qui critique la maison trop petite, mal finie, puis annonce son élection dans un comité, la création d’une section littéraire, et donc des retours tardifs. « Et dans le cœur d’Antonia un vide étonné et triste grandissait aussi haut et aussi large que la maison. » Elle s’intéresse de plus en plus à ses voisins, apprécie la présence d’Alice, celle de Nicolas aussi.  Cet homme qui connaît le nom des arbres et des oiseaux la trouble, quand son regard l’enveloppe, dans une discrète connivence.

 

« Antonia épluche les pommes de terre pour le repas de midi. Elle n’est pas tranquille. Qu’est-ce qu’il y a donc ? S’est-il passé quelque chose ? Rien n’est changé. A quoi penses-tu, Antonia ? Folle qui s’ennuie dans son ménage. » Dans ce « roman d’un poète » (Jean Muno), Vivier décrit avec justesse la vie simple et douce et son revers, l’ennui. Il excelle à rendre la vie commune dans cette-cité jardin où se cultive aussi l’art d’être ensemble, avec amabilité et modestie. « Femme au foyer » d’autrefois, Antonia n’est qu’attente, traversée de désirs qu’elle tait, absorbée dans les silences d’une vie conjugale souvent monotone. Rêvera-t-elle toujours d’autre chose, cèdera-t-elle à quelque folie ou saura-t-elle aimer la vie comme elle vient ?

Commentaires

  • Je suis bien entendu allée cliquer sur les liens, dans un genre différent ce roman me fait penser à Marie Claire de Marguerite Audoux
    Une vie simple mais un rien sacrifiée non ?

  • "..un vide étonné et triste"; quelle formule parfaite pour exprimer ce manque de vie à soi, de réalisation personnelle de tant et tant d'humains, malheureusement.
    Ah, mais que fera la folle Antonia...tu m'intrigues!

  • @ Dominique : Je ne connais pas le roman dont tu parles, je ne saurais comparer. Une vie consumée par l'ordinaire, absolument.

    @ Colo : En relisant "Folle qui s'ennuie", je suis frappée par cela, en effet, le manque d'épanouissement, d'initiative. D'étape en étape de sa vie, Antonia rêve d'une situation différente, mais reste passive - une Bovary sans audace, à moins que...

  • 526 chroniques dans le "Face à main" - soit entre 1944 et 1955 -
    ce serait à relire comme les pages d'un carnet rédigé par un témoin du redressement du Royaume après les années d'occupation...

  • Vie simple ne rime pas forcément avec ennui . J'ai vécu dans une famille "simple" mais où l'ennui n'a jamais existé !
    Ennui rime par contre avec conformisme , résignation et peur de s'affirmer .

    Mais dans le titre "Folle qui s'ennuie" je ressens par contre que ce brin de folie finira peut-être un jour par reprendre le dessus sur la femme trop sage , trop mûre avant l'âge , trop dépendante des évènements , vivant éternellement dans une salle d'attente .

    Je ne connais pas ce livre , je ne l'ai jamais lu ni même entendu parler , mais j'ai hâte de connaître la suite .

    Tania , vous avez l'art de nous mettre en haleine .

  • @ Euterpe : C'est une autre époque et Mira est certes plus émancipée qu'Antonia, petite bourgeoise de l'entre-deux-guerres.

    @ JEA : La guerre a marqué Robert Vivier, je ne connais pas ces chroniques mais les titres des recueils où certaines sont reprises me plaisent - "Le Calendrier du distrait" (1961) et "À quoi l'on pense" (1965).

    @ Gérard : Je partage tout à fait votre point de vue, cher Gérard. Mener une vie simple est un sort enviable, sans rien d'ennuyeux a priori.
    Je me doute que Vivier soit peu connu en dehors de son pays, voire de sa région liégeoise où il enseignait à l'université. Haroun Tazieff, son fils adoptif, sera bien plus célèbre.
    Quant au sort d'Antonia, vous comprenez que je ne puis en dire plus, pour les futurs lecteurs ou lectrices de ce roman qu'on ne trouve plus que d'occasion, il me semble, ou en bibliothèque peut-être.

  • Dominique vient de réveiller un vieux souvenir de lecture chez moi, Antonia pourrait être une cousine de Marie-Claire en effet. L'ennui est peut-être lié à la place des femmes à l'époque, elles avaient peu de distractions à elles. Je me demande bien comme elle va évoluer.

  • @ Aifelle : Les mentalités de l'époque y sont certes pour quelque chose, mais aussi - et cela reste actuel - une certaine attitude face à la vie et un manque de chaleur humaine - son Jules n'est pas des plus gais. Un extrait :
    "Antonia soupçonnait parfois qu'il aurait pu y avoir une autre vie, faite des mêmes choses, des mêmes mouvements que celle-ci, mais pleine d'une chaleur et d'une vérité merveilleuses. Ils la côtoyaient à chaque minute, cette autre vie, il s'en serait fallu d'un mot, d'un demi-geste, ou même d'une petite nuance dans la manière de dire un mot. Certainement c'était un hasard, un menu concours de circonstances, qui les avait empêchés jusqu'ici de la toucher."

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