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lieux - Page 2

  • Rencontrer Albertine

    Poursuivons A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Lorsque Saint-Loup s’apprête à quitter Balbec pour la garnison, le Narrateur perçoit pour la première fois la « tache singulière » de cinq ou six « fillettes » d’allure différente, « une bande de mouettes », l’une poussant sa bicyclette, deux autres avec des clubs de golf. Un festival de métaphores décrit la petite bande où se focalise son désir d’un bonheur « inconnu et possible », « ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant (lui) la ligne du flot de leur haie légère, pareille à un bosquet de roses de Pennsylvanie, ornement d’un jardin sur la falaise ».  

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    James Abbott McNeill Whistler,  Bleu et argent : Trouville, 1865 (
    Freer Gallery of Art, Washington)

    Le nom de « la petite Simonet » lui vient aux oreilles, il ignore qui elle est. Au restaurant de Rivebelle où il se rend le soir avec Saint-Loup obsédé par sa maîtresse, il s’enivre de musique, de porto, du mélange de demi-mondaines et de gens du monde, voire d’un servant « très grand, emplumé de superbes cheveux noirs » qui fait penser à un grand ara.

    Un autre soir, ils aperçoivent là Elstir, le peintre ami de Swann, lui font remettre une lettre d’admiration. Quand Elstir s’en va, il s’arrête à leur table et invite à son atelier de Balbec – « Saint-Loup cherchait à plaire, Elstir aimait à donner, à se donner. » Mais obsédé par les jeunes filles, le jeune homme passe ses journées à les chercher, jusqu’à ce que sa grand-mère insiste pour qu’il aille rendre visite au peintre.

    L’atelier d’Elstir est loin de la digue, dans une nouvelle avenue. Le jeune homme y regarde des marines sans démarcation entre terre et mer, des toiles plus anciennes, découvre « les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement. ». Quand il se dit déçu de l’église de Balbec, le peintre s’étonne et explique la beauté du porche sculpté. Soudain, de la fenêtre de l’atelier, son hôte aperçoit la jeune fille tant recherchée : Albertine Simonet. Elstir connaît la « petite tribu », des filles d’industriels, d’hommes d’affaires.

    Ensuite le Narrateur remarque une aquarelle : une jeune femme « aussi fraîchement peinte que la fourrure d’une chatte, les pétales d’un œillet, les plumes d’une colombe ». De sexe ambigu, elle porte le nom de « Miss Sacripant », et Elstir la dissimule à l’arrivée de sa femme.

    Albertine incarne désormais la figure la plus désirée, jamais la même – « impossible à atteindre ». Les « Albertines imaginées » et la réelle se succèdent dans ses pensées. Quand il demande à Elstir une photo de « Miss Sacripant », son intuition se confirme : c’est bien Odette avant son mariage, Elstir n’est autre que le « M. Biche » des Verdurin.

    Pour le départ de Saint-Loup, le Narrateur suggère à sa grand-mère un cadeau si bien choisi que son ami en devient « écarlate de reconnaissance ». Robert lui envoie bientôt une lettre très tendre – « ce second visage qu’un être montre quand il est absent ».

    C’est à l’atelier d’Elstir qu’il est enfin présenté à Albertine, « médiocre et touchante » par rapport à « la mystérieuse Albertine en face de la mer ». Ils se revoient sur la digue, elle lui présente Andrée, la grande aux yeux clairs, et le renseigne sur les gens qu’elle connaît. Il apprend que Saint-Loup est fiancé.

    Par elle encore, il découvre « le goût sûr et sobre des choses de la toilette » d’Elstir – sa femme s’habille avec une simplicité coûteuse. Ils se voient tous les jours, il se fait beau pour la rencontrer. Andrée est plus fine et plus affectueuse qu’Albertine. A présent le Narrateur apprécie les jours ensoleillés, les yachts, les courses, les toilettes et les ombrelles.

    Il découvre ce qu’est du « linon blanc », comment la lumière et l’ombre architecturent les falaises en haut desquelles il pique-nique avec la petite bande, participe à leurs jeux. Charmé par leur compagnie, il renonce à rendre visite à Saint-Loup (il le justifie par un devoir en tant qu’artiste de vivre pour lui-même, contraire sans doute à l’amitié).

    Andrée l’enchante par sa culture. Albertine écrit au crayon : « Je vous aime bien. » Lui vibre « comme une ruche » : « c’était avec elle que j’aurais mon roman ». Elle est neuve à chaque apparition. Les mains d’Andrée sont plus belles, Albertine plus sensuelle. Elle le trouble tant qu’il se ridiculise au jeu du furet pour toucher sa main. « Je savais maintenant que j’aimais Albertine ; mais hélas ! je ne me souciais pas de lui apprendre. »

    Il feint même de préférer Andrée. Puis un soir, Albertine couche au Grand-Hôtel et lui donne rendez-vous dans sa chambre. Quand il se penche pour l’embrasser, elle tire la sonnette de toutes ses forces. « Mes rêves l’abandonnèrent dès qu’ils cessèrent d’être alimentés par l’espoir d’une possession. »

    Albertine ne lui en tient pas rancune et quand il lui dira ne pas comprendre sa réaction, protestera au nom de l’amitié. Il se tourne alors vers ses amies. Andrée est trop semblable à lui (intellectuelle, nerveuse, maladive) et il préfère finalement la compagnie de toute la petite bande. C’est la fin de la saison. Albertine part la première à Paris, l’hôtel est déserté.

    Lui aussi va rentrer, conscient d’avoir trop peu profité de Balbec, désireux d’y revenir dans cette même chambre où sa grand-mère, quand il n’a pas dormi, l’oblige à rester couché jusqu’à midi. Alors, c’est le beau moment du lever, des étoffes enfin détachées pour laisser passer le jour d’été, comme « une somptueuse et millénaire momie (…) embaumée dans sa robe d’or ». 

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  • Point de vue

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    « On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. »

     

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs

  • Rencontres à Balbec

    Après avoir longtemps rêvé de Balbec, c’est dans « Noms de pays : le pays » (A l’ombre des jeunes filles en fleurs, seconde partie) que nous y retrouvons le Narrateur, deux ans plus tard, en compagnie de sa grand-mère. Les séparations ne sont jamais pour lui sans douleur, sa mère a rejoint son père à Saint-Cloud : « Pour la première fois, je sentais qu’il était possible que ma mère vécût sans moi… » 

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    http://proust-personnages.fr/

    Emporté de gare en gare, « d’un nom à un autre nom », il est l’objet de la sollicitude de sa grand-mère qui l’encourage à lire, en particulier Mme de Sévigné – « une grande artiste de la même famille qu’un peintre que j’allais rencontrer à Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses, Elstir. »

     

    Arrivé à Balbec, il lui faut voir d’abord l’église, dont le site, la réalité diffèrent absolument de ce qu’il avait imaginé. C’était bien plus, mais « moins aussi peut-être. » La Vierge métamorphosée en « petite vieille de pierre » achève de le décevoir. A Balbec-Plage, le Grand-Hôtel, le directeur, le lift, tout l’intimide et aussi la chambre inconnue, inhospitalière : sa grand-mère convient avec lui des trois petits coups contre la cloison pour communiquer entre eux.

     

    « Mais le lendemain matin ! » Joie d’avoir sous les yeux la mer changeante, d’observer les gens. Les habitués appellent le maître d’hôtel par son prénom, Aimé ; les bourgeois restent entre eux ; une vieille dame ne se montre qu’en compagnie de sa femme de chambre et d’un valet de pied. Mlle de Stermaria l’attire, mais chacun ici limite ses relations à sa classe sociale.

     

    L’apparition miraculeuse de la marquise de Villeparisis, amie de sa grand-mère, améliore leur statut au Grand-Hôtel, « théâtre social ». La visite de la princesse du Luxembourg à la marquise et son amabilité à leur égard parachèvent leur bonne réputation. Invité aux excursions de Mme de Villeparisis, il l’écoute parler des églises, des écrivains qu’elle a connus. En revenant de Carqueville où elle lui a montré l’église couverte de lierre, il ressent soudain, en apercevant trois vieux arbres, ce « bonheur profond » ressenti à Combray avec les clochers de Martinville.

     

    Le Grand-Hôtel, la chambre, deviennent un foyer familier. Mme de Villeparisis, très aimable, leur offre roses, melons, livres, promenades et effusions verbales. Il goûte ses mots d’esprit. A sa grand-mère, il confie un soir qu’il ne pourrait vivre sans elle – troublée, elle tâche de le raisonner.

     

    Le jeune neveu de la marquise, qui prépare Saumur, fascine le Narrateur dès son arrivée : « grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée », la peau « aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil ». « Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter », des yeux « de la couleur de la mer » quand son monocle en tombe, il attire tous les regards : « on savait que ce jeune marquis de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son élégance. » 

     

    L’air hautain de Saint-Loup se mue, une fois les présentations faites, en une grande aisance à parler de littérature, et, « les premiers rites d’exorcisme une fois accomplis », en amitié véritable : le jeune homme se révèle un intellectuel aux idées socialistes, il conquiert sa grand-mère par son « naturel » et ses attentions pour son petit-fils. Très vite, ils sont « de grands amis pour toujours ». Le Narrateur en est aussi touché qu’embarrassé, il sait n’être lui-même que dans la solitude et malgré lui, il observe en Robert de Saint-Loup le « noble »« comme une œuvre d’art ».

     

    Bloch, croisé sur la plage, où il s’affiche avec sœurs, parents et amis, soupçonne son ami de snobisme en le voyant fréquenter Saint-Loup, alors que c’est lui qui est « mal élevé, névropathe, snob ». Il les invite tous deux chez lui, mais Saint-Loup attend son oncle Palamède, autrement dit le baron de Charlus – autre portrait d’anthologie.

     

    Lors des présentations, le Narrateur est impressionné par le « terrible regard en coup de sonde » de « Palamède de Guermantes ». C’est la révélation soudaine d’une appartenance qui lui avait échappé : Mme de Villeparisis est liée aux Guermantes ! Grand ami de Swann, le baron de Charlus a des manières très libres sous son masque de bel aristocrate, un « parti-pris de virilité » conjugué à une « sensibilité des plus fines », une voix où se glisse parfois « une douceur imprévue ». Il l’étonne en lui apportant un soir un livre de Bergotte, informé de ses insomnies, et le lendemain, en lui assénant une « petite douche » verbale pour lui apprendre à exprimer ses sentiments avec plus de réserve.

     

    (A suivre)

     

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  • Rêver des lieux

    Une cinquantaine de pages pour la troisième partie de Du côté de chez Swann : Proust l’intitule « Noms de pays : le nom ». Elle commence comme la première par l’évocation d’une chambre, ici celle du Grand Hôtel de la Plage à Balbec. Balbec ! Lieu proustien comme Combray, chargé d’images et d’impressions. 

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    Grand Hôtel de Cabourg / Photo Ville de Cabourg

    Rien de tel pour émoustiller le désir qu’un nom de lieu, surtout quand quelqu’un nous en a fait rêver. C’est Legrandin qui a dit au narrateur qu’on sentait là « la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique ». Et puis Swann, un jour, lui a dit connaître Balbec et son église, « peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière ! on dirait de l’art persan. »

     

    A partir de là, même les noms des gares intermédiaires dans l’indicateur des chemins de fer prennent une résonance nouvelle, jusqu’à ce que ses parents, à l’approche de Pâques, parlent de vacances dans le nord de l’Italie, et d’autres noms alors occupent ses pensées : « Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête, le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. »

     

    Seule Marguerite Duras, peut-être, saura insuffler aux noms une telle magie. Proust distingue les noms des mots : « Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques, comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément (...) »

     

    Parme : « mauve et doux » ; Florence : « miraculeusement embaumée et semblable à une corolle » ; Balbec : « des vagues soulevées autour d’une église de style persan »… De nature un peu nerveuse, le narrateur observe que les jours s’écoulent à des vitesses différentes, certains « montueux et malaisés » à gravir, d’autres « en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant », comme ce mois à rêver d’Italie, ce mois d’espérance trompeuse puisqu’il s’exalte tant et si bien qu’il en tombe malade, si fiévreux que le docteur lui défend « tout projet de voyage et toute cause d’agitation ».

     

    Il ne peut même « aller au théâtre entendre la Berma (...) à laquelle Bergotte trouvait du génie » et doit se contenter des sorties accompagnées par Françoise aux Champs-Elysées, ce qu’il trouve « insupportable » – personne ne lui a décrit ce jardin public, ne l’a offert à son imagination, ne lui en a fait rêver. Il s’y ennuie.

     

    Jusqu’au jour où un nom connu passe à sa portée, celui de Gilberte Swann interpellée par quelqu’un pour dire au revoir, « petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin de Poussin, reflète minutieusement, comme un nuage d’opéra plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux », « une petite bande merveilleuse et couleur d’héliotrope ». « Noms de pays : le nom » voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, le temps qui passe et le temps qu’il fait, estimé parfois à la nuance du ciel, parfois à l’intensité de la lumière sur la pierre du balcon. 
     

    Ce n’est qu’aux beaux jours qu’il peut sortir et rejoindre Gilberte et ses amies. Depuis qu’il l’a croisée aux Champs-Elysées, il ne pense plus qu’à la voir, si amoureux que tout ce qui la concerne devient d’une qualité différente : le plumet bleu de son institutrice, la marchande à qui Swann achète du pain d’épices (« souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes »), et les cadeaux qu’elle lui a faits, une bille d’agate, une brochure de Bergotte sur Racine, sans compter cette faveur : pouvoir l’appeler Gilberte et non Mlle Swann, bien qu’elle continue à le vouvoyer et s’obstine à le traiter en « simple camarade ». 

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    Vue du Bois de Boulogne vers 1903 (Source)

    Quand Gilberte n’est pas là, il dirige Françoise du côté du Bois de Boulogne, « Jardin des femmes », vers l’allée des Acacias « fréquentée par les Beautés célèbres » où se promène chaque jour sa mère, Mme Swann (Odette). Place aux descriptions de sa toilette – « personne n’avait autant de chic » – et de son équipage, de son luxe « dernier cri » qui lui donnent l’impression de voir passer une reine, percevant autour d’elle « le murmure indistinct de la célébrité », à laquelle il rend lui-même hommage en lui tirant un grand coup de chapeau.

     

    Des années plus tard, un matin de novembre, la traversée du Bois de Boulogne a changé de but : il y va pour le spectacle de l’automne au « mois de mai des feuilles », pour la lumière entre les arbres. Tout a changé : on se déplace désormais en automobile, les chapeaux des femmes sont devenus immenses, chargés de fruits, de fleurs, d’oiseaux ; les hommes vont nu-tête. « Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. » 

    Même les intérieurs ont changé, les couleurs sombres ont laissé la place aux appartements « tout blancs, émaillés d’hortensias bleus ». Envolé, le « Jardin élyséen de la femme », le Grand Lac n’est plus qu’un lac, le Bois un bois : « La réalité que j’avais connue n’existait plus. » C’est déjà la fin de « Noms de pays : le nom » et sa conclusion fameuse n’est pas sans rappeler la chute d’Un amour de Swann. « Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace... (...) et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années. »

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