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Tolstoï - Page 7

  • Chez Tolstoï

    Une année dans la vie de Tolstoï : en découvrant une photo de Tolstoï à cheval sous ce titre de Jay Parini, je me suis laissé tenter par ce retour à Iasnaïa Poliana. Parini, professeur d’anglais à l’université de Middlebury, a sous-titré « roman » son récit de l’année 1910, celle qui verra mourir Léon Nikolaïevitch Tolstoï. Son récit à plusieurs voix s’inspire des journaux intimes des Tolstoï et des tolstoïens, parmi lesquels Tchertkov, l’ami, le frère spirituel du grand écrivain russe, ennemi juré de la maîtresse de maison, Sophia Andreïevna, qui le soupçonnait de pousser Tolstoï à priver sa famille par testament des droits liés à ses œuvres. C’est en lisant le journal intime de Valentin Boulgakov, le dernier secrétaire particulier de Tolstoï, que l’idée est venue à Parini de reconstituer « à travers un kaléidoscope » les images de cette dernière année. Pas une biographie donc, mais des instants d’une vie, d’une famille, d’un cercle rapproché. 

     
    La maison de Tolstoï (Iasnaïa Poliana).JPG
     

    Sophia Andreïevna écrivait son propre journal intime, récemment publié en français. « Liovotchka », quatre-vingt-deux ans, est son souci constant. Il y a longtemps qu’ils font chambre à part, ce qui lui permet d’échapper aux ronflements de son mari, mais elle prend soin chaque soir de tirer « jusqu’à son menton la couverture grise aux motifs en forme de clé » qu’il affectionne. Disparue l’heureuse époque où il lui donnait à recopier les pages de Guerre et Paix. Elle seule alors arrivait à lire son écriture. « Mais à présent je ne compte plus. » Sacha tape directement les textes de son père sur une Remington. Devenue l’enfant préférée de Tolstoï après la mort de sa sœur Macha, elle a carrément pris le parti de son père contre sa mère. Sa seule autre affection la porte vers son amie Varvara, que ses parents ont d’abord repoussée puis admise auprès d’elle, malgré leur relation trop voyante.

     

    C’est Tchertkov qui fait engager Valentin Boulgakov, vingt-quatre ans, à Iasnaïa Poliana, sous certaines conditions : éviter les relations sexuelles – les tolstoïens prônent la chasteté et le célibat –, ne pas appeler Tolstoï par son titre mais par ses deux prénoms, ne pas prêter l’oreille aux propos calomnieux de la comtesse à son sujet. Il y ajoute une clause secrète : Boulgakov tiendra pour lui un journal intime dans de petits carnets avec feuilles intercalaires détachables où il glissera du papier à décalquer. Tchertkov veut savoir qui rend visite à Tolstoï, ce qu’il lit, ce qu’il écrit, avec qui il correspond et ce que raconte Sophia Andreïevna, tout cela à leur insu. « Encouragez-le à revenir à son œuvre philosophique », ajoute l’intrigant qui considère les romans, même Anna Karenine, « faits pour les femmes, pour les bourgeoises chouchoutées qui n’ont rien de mieux à faire de leur temps ».

     

    Par le biais des souvenirs, le romancier rappelle le passé du couple : premières rencontres, demande en mariage, ébahissement de la jeune Sophia à qui son fiancé plus âgé qu’elle de seize ans fait lire par souci de vérité ses journaux intimes où il a noté toutes ses expériences sexuelles, depuis la perte de son pucelage dans un bordel à quatorze ans, jusqu’à cette paysanne avec qui il a satisfait « ses vils besoins » avant leur mariage et qui a accouché d’un fils hideux et stupide. Parini donne la parole au Dr Makovitski, fier d’être le médecin personnel du prophète de la nation russe. Pour lui, la comtesse « n’a pas l’âme assez vaste pour y accueillir les rêves qu’il (son mari) poursuit en vue d’améliorer le genre humain ». A Boulgakov, admirateur sincère de l’écrivain, chargé de compiler des maximes de sagesse en vue d’une anthologie (Tolstoï sélectionnera ensuite les citations à retenir). Chez Tcherktov, parmi les tolstoïens les plus fervents, le nouveau secrétaire remarque Macha, une jeune femme indépendante et délurée – « il ne serait peut-être pas facile de rester chaste à Teliatinki. » Son franc-parler l’embarrasse assez souvent, c’est elle qui le séduira.

     

    La salle à manger des Tolstoï.JPG

     

    La base du conflit perpétuel entre les époux Tolstoï est idéologique : l’écrivain rejette l’héritage aristocratique et souffre du fossé entre riches et pauvres. Il voudrait vivre aussi simplement qu’un moujik. Sa « Sonia », elle, veut maintenir un certain train de vie, veille aux intérêts de leurs treize enfants. Elle tient à distance tous ceux, mendiants, parasites, qui abusent de la générosité du comte. Elle a pris autrefois des cours de piano. Son professeur, l’illustre Tanaïev, la trouvait douée, mais son mari, amateur de musique, en était jaloux et a exigé qu’elle y mette fin. De même, il l’a fait renoncer à leur maison de Moscou, fuyant les mondanités. En janvier, Tolstoï note dans son journal : « Je suis triste. Les gens qui vivent autour de moi me paraissent terriblement étrangers. »

     

    Tchertkov, manipulateur, idéologue radical, fascine véritablement Tolstoï, qui ne peut se passer de sa compagnie, malgré les efforts de sa femme pour l’éloigner. Celle-ci en souffre, lui fait des scènes, provoque des crises. Quand il n’en peut plus, il dit à sa femme que leur séparation lui semble inéluctable. Ils ne sont d’accord sur rien. Mais Sophia Andreïevna le retient, rappelle les sentiments qu’ils ont eus l’un pour l’autre.

     

    Parini intercale dans son récit des lettres de Tolstoï, des pages de son journal. C’est le moraliste qu’il met en relief, le vieil homme prêt encore à changer de vie pour sauver son âme. Dans Une année dans la vie de Tolstoï, tous les faits évoqués reposent sur des sources fiables. Les paroles de l’écrivain sont citées telles quelles ou, parfois, viennent de conversations rapportées au style indirect. Parini a agencé tout cela de manière vivante, y ajoute quelques poèmes de son cru. Le récit se termine à la fameuse gare d’Astapovo où Tolstoï va mourir sans revoir sa femme, d’où le titre du film adapté de ce roman, The last station. Une introduction romanesque très accessible à l’univers de Tolstoï.

  • Iasnaïa Poliana

    Avec ses syllabes chantantes, le nom du domaine de Tolstoï, à environ deux cents kilomètres au sud de Moscou, fait rêver. Je garde un souvenir ébloui du jour où je l’ai visité, en juillet 2004. De la capitale russe, on peut s’y rendre par train spécial, décoré de photos du grand écrivain.

    A l’entrée du domaine, un bel étang, sur la gauche et en face, la superbe allée de bouleaux. De part et d’autre, les bouleaux de Iasnaïa Poliana s’inclinent doucement vers les visiteurs. L’écrin de verdure est une expression trop faible pour décrire la végétation luxuriante des bois, des vergers, des jardins.  La maison de l’écrivain, lieu de pèlerinage pour les Russes déjà de son vivant, a été précieusement conservée après sa mort et restaurée après la guerre. Comme dans la plupart des musées russes, chacun est prié d’enfiler des chaussons avant d’entrer.

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    Livres, objets, photos, portraits, tout dans cette maison parle de lui. Après la grande salle où trône, sur la table, un beau samovar en argent, après le salon, on pénètre dans le cabinet de travail. Sur le bureau qui fut d’abord celui de son père, Tolstoï a posé, parmi d’autres objets préférés, le gros presse-papier de verre que lui avaient offert, à l’époque où il fut excommunié, des employés et ouvriers d’une verrerie, en hommage à « un être grand, cher et aimé ».

    Lui se sentait mal à l’aise dans cette riche demeure, seule la vie paysanne lui paraissait authentique, comme il le montre dans Anna Karenine à travers le personnage de Levine, le gentilhomme campagnard, à qui il donne le dernier mot du roman : « Cependant, maintenant ma vie, toute ma vie, indépendamment de tout ce qui peut m’arriver à n’importe quel moment, non seulement n’est plus dénuée de sens comme autrefois, mais a acquis un sens indiscutable, celui du bien que j’y puis faire entrer. »

    La visite de Iasnaïa Poliana se termine à l’endroit le plus émouvant, la tombe de Léon Tolstoï. Il repose dans une clairière, au bord d’un ravin, là où – comme on le lui avait raconté dans son enfance - on avait jeté la baguette verte, secret du bonheur et de la paix entre les gens. Pas de pierre, pas de monument, un simple tertre recouvert d’herbe verte, dans le silence éloquent des arbres. Au retour par la grande allée, les bouleaux chuchotent un « revenez-y » très doux…

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    Souvent décoratifs et solitaires dans nos jardins, les bouleaux forment en Russie de véritables forêts. Xavier Deutsch, dans une nouvelle intitulée Les arbres, leur a rendu un bel hommage dans l’histoire d’un jeune soldat luxembourgeois parti à la guerre et tombé à Stalingrad. « Où que ce soit que l’on meure, avait dit son grand-père, il est nécessaire de reposer dans sa terre. » Le jeune Léon survit et ramène chez lui un peu de terre de Russie, prise là où il a cru mourir, sous les bouleaux d’argent. Quelques années plus tard, près du sentier où il l’a posée, surgit un jeune arbre. « Fasciné, il s’approche de la jeune pousse et lui frôle la tige avec infiniment de précaution : une écorce argentée. Léon se retient de respirer, un frisson terrible le sillonne. Il a reconnu, dans la protection des grands chênes, un bouleau nain des taïgas, une essence d’arbre absolument absente en Europe de l’Ouest, un bouleau de Stalingrad. »

    Ce fut un grand bonheur de découvrir la résidence de Tolstoï avec une jeune guide de Toula qui parlait un français exquis. Je ne savais pas encore, ce jour-là, qu’une amitié était en train de naître, sur les sentiers de Iasnaïa Poliana.