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Chine - Page 4

  • La première tasse

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    « La première tasse humecte mes lèvres et mon gosier.

    La seconde rompt ma solitude.

    La troisième pénètre mes entrailles et y remue des milliers d’idéographes étranges.

    La quatrième me procure une légère transpiration et tout ce qui est mauvais dans ma vie s’en va à travers les pores de ma peau. »

     

    Lu Tong

     

    (Sabine Yi, Jacques Jumeau-Lafond, Michel Walsh, Le livre de l’amateur de thé, Robert Laffont, 1985)

  • Le thé de la veuve

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    « La veuve de Shen Wu vivait avec ses deux fils dans la ville de Yanxian. Elle était une adepte du thé. La cour de la maison abritait la tombe d’un inconnu et, toutes les fois qu’elle préparait du thé, elle ne manquait pas d’en offrir au défunt avant d’en boire elle-même. Ce qui déplaisait à ses fils. « Que peut bien en savoir la tombe, disaient-ils. Vous vous donnez vraiment du mal pour rien. » Ils se décidèrent à supprimer la tombe, mais, devant les raisonnements de leur mère, différèrent plusieurs fois leur geste. Or, une nuit, la veuve fit un rêve : un homme l’accostait qui lui disait : « Il ne reste rien de moi excepté cette tombe qui existe depuis trois cents ans. A plusieurs reprises vos fils ont décidé de la détruire, mais votre protection les en a empêchés. De plus vous m’offrez toujours du thé qui sent bon. Quoique je ne sois plus que quelques os desséchés, que puis-je faire pour répondre à votre gentillesse ? » Lorsqu’elle se leva le matin, la veuve trouva dans sa cour cent mille pièces d’or qui semblaient avoir été enterrées depuis longtemps alors que la ficelle qui les enserrait paraissait neuve. Elle appela ses fils et leur fit honte en montrant ce que la vieille tombe avait fait. »

     

    Lu Yu (Sabine Yi, Jacques Jumeau-Lafond, Michel Walsh, Le livre de l’amateur de thé, Robert Laffont, 1985)

  • Les bancs verts

    « Il ne mit que quelques minutes pour arriver au parc. Il entra par la grille couverte de vigne vierge, et longea le quai récemment élargi et bordé de briques de couleur.

    Il fut déçu de ne pas trouver où s’asseoir. Une rangée de bars et de cafés semblait avoir surgi du jour au lendemain le long de l’embarcadère, sorte de boîtes d’allumettes gigantesques aux murs de verre éblouissants au soleil.
    Ce n’était pas une mauvaise idée de doter le parc d’un café avec vue sur la rivière, mais une telle quantité ne laissait plus de place pour les bancs verts autrefois si familiers. En regardant à travers la vitre, il ne vit qu’un couple d’Occidentaux qui bavardait à l’intérieur. Le prix indiqué sur le menu était exorbitant. Chen pouvait encore se le permettre, mais les autres ? »

    Qiu Xialong, La danseuse de Mao

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  • L'affaire Mao

    Je lis rarement des romans policiers mais le titre de cette enquête de l’inspecteur Chen, La danseuse de Mao (The Mao Case, 2007), a retenu mon attention. Qiu Xialong situe son histoire à Shanghai, où il est né en 1953 et où sa famille a souffert de la Révolution culturelle. Etudiant aux Etats-Unis à l’époque des événements de Tian’anmen, il a choisi d’y rester et d’écrire en langue anglaise.

    A la « réunion d’études politiques du comité du Parti » sur « l’urgence de bâtir la civilisation spirituelle en Chine », Chen Cao n’a pas fort envie d’intervenir. Mais un inspecteur principal et un « cadre du Parti en pleine ascension » – Chen, poète reconnu, a étudié l’anglais à l’université – se doit de trouver quelque chose à dire,. Au moment où il se décide, un coup de téléphone l’oblige à sortir : une amie de Ling, son ex-petite amie, lui apprend que celle-ci s’est mariée avec un homme d’affaires en vue, un ECS comme elle (enfant de cadre supérieur).

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    Qipao, robe traditionnelle chinoise

    Mais c’est un autre appel de Pékin qui déclenche la nouvelle mission de Chen : le ministre Huang l’entretient de Shang, actrice devenue célèbre pour avoir dansé avec le président Mao, qui a fini par se suicider. Elle pourrait avoir transmis quelque chose à sa fille Qian, puis celle-ci à sa propre fille, la jeune Jiao. En effet, celle-ci vit depuis un an dans un appartement luxueux des beaux quartiers de Shanghai, une fortune récente qui paraît suspecte. Chen, tenu au secret – tout ce qui concerne Mao reste un sujet très délicat en Chine –, est invité à l’approcher sous le masque de l’écrivain, la Sécurité intérieure n’ayant rien trouvé jusqu’ici. Voilà donc l’inspecteur mis « en congé » pour enquêter secrètement au manoir Xie, où Jiao prend des cours de peinture auprès d’un vieil héritier d’un capitaliste « noir ». Pour se lancer dans cette « affaire Mao », comme il l’appelle déjà intérieurement, Chen se procure Nuages et pluie à Shanghai, un best-seller sur la vie de Qian.

    Un ami l’introduit auprès de Xie sous le prétexte d’un livre à écrire sur le vieux Shanghai : on dit que le manoir a échappé aux destructions grâce à la liaison de l’ex-épouse de Xie avec un commandant des Gardes rouges. A part les jeunes filles du cours de peinture, ce sont surtout des « Vieilles Lunes » qui fréquentent les réceptions de Xie. On y joue des airs des années trente, tout évoque la nostalgie du passé. Dans l’atelier où Chen s’est glissé à l’écart des danseurs, Jiao vient le rejoindre et ils font connaissance. A première vue, elle ne semble pas une fille entretenue.

    Pour ses recherches, Chen s’adresse à un policier retraité, Vieux Chasseur, qu’il invite dans une maison de thé à la mode. « Beaucoup de choses, passées et présentes, sont racontées par d’autres comme des histoires autour d’une tasse de thé » dit La Chronique des trois Royaumes. Son interlocuteur devine rapidement où Chen veut en venir avec ses questions sur l’époque de la Révolution culturelle. La conversation tourne bientôt sur les épouses successives de Mao, « jetées » l’une après l’autre par cet homme « au cœur de serpent et d’araignée ». Vieux Chasseur promet de l’aider. De visite en visite, Chen constate que le propriétaire du manoir ne roule pas sur l’or, malgré son train de vie. Un promoteur lui a fait une offre pour détruire sa maison et bâtir des appartements de luxe, Xie l’a repoussée, mais il sait l’acheteur puissant, avec des relations et « des moyens noirs et blancs ». Une piste à suivre. Chen propose alors son appui à Xie – il connaît quelqu’un au gouvernement de Shanghai. Puis il invite Jiao à dîner.

    L’autre piste de Chen est inattendue. Il décide de relire les poèmes de Mao dans la perspective de la critique littéraire traditionnelle, appelée « suoying », c’est-à-dire « la recherche du véritable sens d’une œuvre dans la vie de l’auteur ». Des poèmes officiellement « révolutionnaires » peuvent avoir un lien avec une rencontre, un moment vécu. C’est ce que lui confirme un spécialiste de la poésie de Mao, d’abord peu disert, mais que Chen inquiète à propos de la réforme du « système des écrivains professionnels » en faisant miroiter l’intérêt pour lui d’une nouvelle publication sur Mao, pour laquelle ils collaboreraient. Ainsi Chen finit par apprendre que c’est bien Shang qui a inspiré « La milicienne » et aussi l’ « Ode à une fleur de prunier » et même que quelqu’un aurait vu chez elle un rouleau calligraphié par Mao. Une information utile.

    En plus du suspense de l’enquête proprement dite, compliquée par plusieurs meurtres, La danseuse de Mao intéresse par son contexte, celui de la Chine actuelle où le fossé entre riches et pauvres s’accentue, où les villes changent de visage, où les conversations restent très prudentes. Si le sujet « Mao » est assez tabou, en revanche « Mao était devenu une marque commerciale pleinement intégrée dans l’ère de la consommation, avec les restaurants Mao, les antiquités Mao ; on collectionnait les badges Mao et les timbres à son effigie. » Chen, grâce à l’intervention de Ling, son amie revue à Pékin, y visite l’ancienne résidence de Mao interdite au public.

    Imprégnés de culture chinoise, les dictons savoureux, les vers et les citations abondent, tirées notamment du Rêve dans le pavillon rouge. Chen a hérité sans aucun doute des goûts littéraires de son créateur. Les scènes de repas, formidables, décrivent les préférences culinaires des uns et des autres, d’un festin de crabes impromptu à l’incroyable banquet « impérial » au restaurant chic Fanshang, situé au dernier étage du « Moon on the Bund ».  Avec cet inspecteur principal, nous découvrons dans La danseuse de Mao les protagonistes d’une sombre affaire mêlant le présent et le passé et en plus, une atmosphère riche et subtile, qui nous conduira peut-être à lire ses autres enquêtes, en commençant par la première, Mort d’une héroïne rouge (2000).

  • Mademoiselle Fa / 2

    « Tout vit, tout agit, tout se correspond. » Nerval, Aurélia

    Le maître de calligraphie envoie d’abord Mademoiselle Fa en stage chez un maître graveur. A  son retour, il commence à lui enseigner l’art de tracer le trait horizontal, la base, pendant des mois. Ensuite il y aura le trait-point, l’oblique, le vertical. Par une phrase, une image, il enseigne la tension, la force, l’harmonie du geste, jusqu’au jour où elle ressent que « La calligraphie n’était plus écriture, elle était peinture ». Quand elle se lasse de l’encre noire, le maître insiste : « Le noir possède l’infini des couleurs ; c’est la matrice de toutes. […] Le noir est le révélateur premier de la lumière dans la matière. » Il prône le juste milieu, base de l’harmonie : « En Occident, vous aimez les extrêmes ;  pour vous, le juste milieu est synonyme de fadeur. Pour nous Chinois, le juste milieu, c’est épouser la vie, la paix.  ».

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    Huang Yuan lui enseigne aussi à « vivre les moindres gestes de la vie quotidienne », à goûter pleinement l’humeur du jour. L’école de la peinture est école de vie. « Si une pensée se présente, laisse-la passer, ne la saisis pas. »  « Balaie le seuil de ta porte, retrouve des gestes naturels. » Etudier avec le vieux Huang lui rappelle le merveilleux conte deYourcenar, Comment Wang-Fô fut sauvé.

    Le maître l’emmène au mont Emei rendre hommage à un grand lettré du XIe siècle, Su Dongpo. « Tu vois, il n’est jamais trop tard pour apprendre et même si, dans la vieillesse, l’étude n’apporte plus une lumière étincelante mais la flamme vacillante d’une bougie, celle-là est encore préférable à l’obscurité », lui confie-t-il. A l’instar de ce sage qui comprit tout de suite qu’« au lieu d’améliorer la vie des gens, l’emprise de l’Etat ne créait que souffrances », il l’adjure de ne jamais entrer en politique : « tu ne changeras rien, mais la politique te changera ». « Interférer en politique, c’est remplacer son idéal par la rouerie des compromis, s’entraîner à se leurrer soi-même. […] Ce sont les savants et les penseurs qui changent le monde, et aussi les artistes, de façon moins évidente, mais tout aussi féconde. »

     

    Un jour où elle songe à ceux qu’elle a laissés en France, à qui elle craint de devenir étrangère, il lui rappelle que « L’esprit possède des possibilités d’excursion infinies ; tu dois t’en servir pour voyager. […] Pour le nourrir, sois attentive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l’esprit. » Il la conjure de rester vraie.

     

    En visite chez Li Tianma, le seul maître qu’elle ait vu vivre dans une maison magnifique comme au XIXe siècle, « parmi des pierres de rêve et des fauteuils en bois de rose », Mademoiselle Fa tombe en pâmoison devant la robe de sa vieille épouse, une robe traditionnelle d’une si fabuleuse beauté qu’elle demande à la toucher. Il s’agit d’une « toile de soie aux nuages parfumés », tissée à la main, qui dure toute une vie. Ocre sur l’endroit, d’un noir brillant sur l’envers, le tissu lui plaît tant qu’elle s’en procure pour changer des papiers habituels, trop blancs. Ses premiers tableaux naissent de cette toile, « véritable trésor national de savoir-faire ».

     

    A Shanghai - un enchantement par rapport à Chongqing -, elle explore les boutiques traditionnelles de peinture : petits pains d’encre, cuillères à eau sculptées, pinceaux variés en poil d’animal, en plumes. Elle s’émerveille dans les jardins de Suzhou, admire les « pierres de rêve » accrochées dans des pavillons, ces marbres d’un blanc laiteux évoquant des nuages ou des paysages. (Les nuages ne sont-ils pas les paysages du ciel ?) Sa première pierre de rêve, elle la reçoit d'un maître paysagiste de la Chine du Sud, Lu Yanshao, qui fouille dans ses placards pour en sortir ce trésor, « emballé, à la chinoise, dans du papier journal » et lui dit « Médite sur cette pierre, j’en serai fier. Elle t’ouvrira les portes du paysage intérieur. »

    A la fin de l’année scolaire 1989, Mademoiselle Fa prépare son travail de fin d’études et une exposition dans une ambiance tendue à cause des morts de la place Tiananmen, pour lesquels les étudiants ont accroché partout, en signe de deuil, des bandelettes blanches dans les arbres. Il y a foule au vernissage, les visiteurs manifestant par leur présence leur espoir d’un changement. Avant de prendre l’avion qui la ramène en France, elle est obligée de brûler toutes les notes qui pourraient compromettre ceux qu’elle laisse derrière elle.

    Mais elle parvient à retourner à Pékin comme attachée culturelle. La « clocharde du Sichuan » vit cette fois dans le luxe des diplomates. Mal à l’aise dans cette ambiance où règne « le culte du paraître », elle essaie de se rendre utile en aidant les artistes dans la misère. Elle fait à Pékin une dernière rencontre clé : celle de Lan Yusong, musicologue, calligraphe, peintre, graveur, historien, un lettré complet. Impressionnée par l’intelligence de cet homme de quatre-vingt-cinq ans, elle l’accompagne dans les marchés d’antiquités où il l’initie à la céramique : « C’est une coupelle ancienne, me disait-il. Observe sa ligne admirable. Il te faut apprendre à goûter cette forme d’art. Achète-la, tu vivras avec elle jusqu’à la fin de tes jours. Elle t’apportera la pureté que tu dois trouver dans ton esprit pour travailler. » Devant sa moue, il insiste : « Comme nous, ces objets portent l’émouvante patine du temps. Ils sont gardiens de secrets. […] Ces objets sont pour moi des îles de repos où l’âme va, par instants, puiser quelques pensées cachées de sérénité. »

    Son ancien maître, ayant appris qu’elle travaille à l’ambassade, vient y faire du scandale, en colère contre ce qu’elle fait de sa vie : « On est peintre à plein temps ou rien » ! Entre-temps elle a rencontré un Français qui travaille en Chine et vit dans un appartement tranquille et raffiné. C’est l’homme qu’elle cherchait, et il tombe d’accord avec le jugement du vieux Huang. Après une intoxication alimentaire presque fatale à la jeune femme, il la soigne chez lui, convainc son maître de venir habiter avec eux, la pousse à peindre pour recouvrer la santé et le goût de vivre. Puis le couple rentre en France, s’installe à la campagne. Nourrie par tout ce qu’elle a vécu en Chine, Fabienne Verdier redécouvre les paysages de son pays, vit en osmose avec la nature. « Le calligraphe est un nomade, un passager du silence, un funambule. » Retirée du monde, l’artiste travaille. « Plus j’avance, plus je recherche une banalité de vie au quotidien qui m’offre une solitude joyeuse. »