Les racines du ciel, 1956-1980. Romain Gary commence ainsi sa préface à l’édition définitive du roman : « On a bien voulu écrire, depuis la parution de ce livre il y a vingt-quatre ans, qu’il était le premier roman « écologique », le premier appel au secours de notre biosphère menacée. Je ne mesurais cependant pas moi-même, à l’époque, l’étendue des destructions qui se perpétraient ni toute l’ampleur du péril. »
Au milieu du vingtième siècle, trente mille éléphants étaient abattus chaque année en Afrique. Un Français, Morel, au nom de l’amitié entre les hommes et les animaux, se lance dans le combat contre cette chasse en vogue à l’époque. « Tous ceux qui ont vu ces bêtes magnifiques en marche à travers les derniers grands espaces libres du monde savent qu’il y a là une dimension de vie à sauver. » Il comprend que, pour les Africains, l’éléphant soit de la viande avant tout, mais compte sur des conditions de vie meilleures qui leur permettent de se nourrir d’une autre manière. Aux chasseurs blancs avides de sensations, d’ivoire à collectionner ou à vendre, à ceux qui capturent des éléphanteaux pour les parcs zoologiques (la plupart mourant avant d’arriver à bon port), il déclare la guerre. « L’espèce humaine était entrée en conflit avec l’espace, la terre, l’air même qu’il lui faut pour vivre. »
Pour les responsables de l’Afrique-Equatoriale Française de l’époque, Morel, en lançant sa pétition pour la protection des éléphants, est au mieux un doux rêveur, un idéaliste, un misanthrope ; au pire, un fou, un « amok », un bandit d’honneur, un malfaiteur qui s’en prend aux propriétés des grands chasseurs, puis aux chasseurs eux-mêmes, et qu’il faut arrêter avant que cela n’aille trop loin. On veut voir dans sa généreuse défense des pachydermes une preuve de sa naïveté, un écran de fumée qui masque une alliance avec la rébellion africaine contre les colons, pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. N’Dolo, un de ces rebelles, met lui aussi en cause « l’alibi écologique », dans lequel il voit une espèce de bonne conscience complice du colonialisme et du capitalisme : « nous ne voulons plus être le jardin zoologique du monde, nous voulons des usines et des tracteurs à la place des lions et des éléphants », réclame-t-il. Mais pour Morel, l’étudiant doit encore faire son « éducation humaine », apprendre à respecter cette marge de liberté qu’exige la protection de la nature : si les hommes « s’obstinaient à considérer cette marge comme un luxe, eh bien ! l’homme lui-même allait finir par devenir un luxe inutile. »
Les compagnons d’aventure de Morel ont chacun leur objectif : pour le naturaliste danois Peer Qvist, qui a dénoncé la disparition des forêts finlandaises transformées en pâte à papier, celle des baleines ensuite, le sort des éléphants illustre le même gâchis monstrueux de la civilisation lorsqu’elle détruit irrémédiablement la nature ; pour Waïtari, le brillant étudiant africain formé en France, il s’agit avant tout de donner le pouvoir de décision aux Africains eux-mêmes ; pour Minna, l’Allemande violée par les soldats russes à Berlin pendant la guerre, suivre Morel s’impose pour donner un sens à sa vie. « L’Islam appelle cela « les racines du ciel », pour les Indiens du Mexique, c’est « l’arbre de vie » […] leur besoin de justice, de liberté, d’amour – ces racines du ciel si profondément enfoncées dans leur poitrine. »
Dans ce roman centré sur la traque de Morel, à abattre pour certains, à arrêter vivant pour les autres, Romain Gary use abondamment du récit rapporté. Chaque personnage lié de près ou de loin au héros égrène ses confidences. La parole est donnée à l’un, à l’autre, ils racontent leurs souvenirs de cette affaire, leurs rencontres avec Morel, leur version des choses. Et cela donne au roman un ton et un rythme très particuliers, envoûtants.
Il y a parfois du Zola chez Gary. Les racines du ciel, troisième partie : « Car il fallait que l’opinion publique sût qu’en ce siècle de défaitisme et d’acceptation, des hommes continuaient à lutter pour l’honneur du nom d’homme et pour donner à leurs espoirs confus un élan nouveau. […] Du Baïkal à Grenade et de Pittsburgh au Tchad, le printemps souterrain qui vivait sa vie cachée dans la profondeur des racines allait surgir à la surface de la terre de toute la puissance irrésistible de ses milliards de pousses faibles et tâtonnantes. » -- fin de Germinal : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »
Où en sont aujourd’hui l’Afrique, les éléphants, les hommes ? Romain Gary, il y a plus d’un demi-siècle, posait les bonnes questions.

Le roman de Doris Lessing (Prix Nobel de Littérature 2007) fait la part belle à trois figures féminines remarquables, sur trois générations. Julia, la vieille Mrs Lennox aux manières parfaites, aux voilettes surannées, descend de son appartement en haut de la maison comme d’une autre planète. Frances, à l’étage en dessous, rêve de théâtre et n’en peut plus des discours du camarade Johnny. L’ennemi déclaré du capitalisme et le propagandiste de toutes les révolutions discourt, voyage, est reçu partout, mais n’a jamais d’argent et ne s’occupe pas des siens, qu’il abandonne bientôt. Divorce, puis remariage. Frances se retrouve avec tout son petit monde sur les bras. Adieu la vie de comédienne, ses articles bien payés constitueront leur principale ressource. Enfin, Sylvia, la fille de la nouvelle épouse de Johnny, arrivée sous le toit des Lennox dans un piteux état, y reprendra goût à la vie grâce à la tendresse de Julia.
C’est autour de Sylvia que s’organise la deuxième partie. Changement de décor. Devenue médecin, la jeune femme se propose pour un hôpital de brousse en Afrique. La Zimlie est dirigée par un ami d’antan, acquis aux idées révolutionnaires. Mais la réalité, si loin des promesses, la bouleverse : pas de médicaments, pas de locaux médicaux dignes de ce nom, pas de moyens. Sylvia pare au plus pressé, s’épuise, cherche à faire réagir les responsables du pays ou des organismes internationaux. Mais la corruption et l’inertie offrent encore de beaux jours à l’injustice.
Nous voilà embarqués dans un double récit : en alternance avec la vie de Ruth, une trentaine d’années avant, celle de sa mère, dont l’origine russe lui a toujours été cachée, et pour cause. Eva avait perdu son frère à Paris en 1939 et quelques jours après l’enterrement, un certain Lucas Romer l’avait approchée pour lui apprendre que celui-ci travaillait en secret pour le gouvernement britannique. Il lui avait proposé de s’y engager à son tour. Un bon salaire, la nationalité anglaise, c’était le rêve de son père émigré, mais pour Eva ce serait une manière de venger son frère assassiné.