Max Brod a conservé les textes que Kafka lui avait demandé de détruire après sa mort. C'est ainsi que la plus grande part de l'oeuvre nous est restée. Catherine Billmann, la traductrice des Récits posthumes et fragments (troisième tome d'une intégrale des récits de Kafka dans la collection Babel), les appelle des "premiers jets", textes "ouverts" dont le fond et la forme n'ont pas encore été figés.
Les textes les plus courts sont les plus frappants. Le travail routinier y est une source d'inspiration - et d'humour, avec son ennui, ses rivalités mesquines, ce qui nous vaut un étonnant Poséidon. Puisqu'on lui a confié la gestion des eaux universelles, le dieu des mers et des océans n'arrête pas de faire des comptes, de refaire ses calculs, assis à son bureau au fond des eaux. Aussi est-il très agacé de se voir constamment représenté courant sur les flots avec son éternel trident, lui qui n'a que de trop rares occasions de voyager!
La vie domestique nourrit aussi l'imagination. Par exemple, Vacarme, qu'on devine inspiré par la gêne que Franz Kafka ressentait "au quartier général de tous les bruits de la maison". Le récit se termine par une métamorphose qui en rappelle une autre, avec le désir de "ramper tel un serpent dans la pièce voisine et, ainsi allongé sur le sol, prier mes soeurs et leur nurse de ne pas faire de bruit". On n'est pas étonné, dans Le départ, d'entendre un maître répondre à son valet qui voudrait connaître sa destination précise: "Partir d'ici, voilà mon but."
Le Croisement participe du bestiaire kafkaïen. Première phrase: "Je possède un curieux animal, mi-chaton, mi-agneau." Et l'écrivain de pousser jusqu'au bout les conséquences de cette double nature, au moins double, puisque l'animal lui tient compagnie comme un chien au regard "d'une compréhension presque humaine". Une nouvelle plus longue, inachevée, Blumfeld, un célibataire sur le retour, substitue à ce compagnon peu ordinaire, deux balles encore plus extraordinaires. Alors que Blumfeld rentre chez lui en pesant le pour et le contre de l'adoption d'un petit chien, il est accueilli dans sa chambre par deux drôles de balles blanches et bleues qui rebondissent sans cesse sur le plancher. Elles le suivent partout, sans qu'il puisse les attraper. Comment éviter leur bruit? Comment s'en débarrasser? Voilà Blumfeld avec de nouveaux soucis sur les bras (façon de parler).
Entre rêve et réalité, un autre texte, très court, Renonces-y! Terrifié à l'idée d'arriver en retard à la gare, un homme perd son chemin pour de bon. Se croyant sauvé par la rencontre d'un agent de police auprès de qui il se renseigne, il n'obtient d'autre réponse que "Renonces-y, renonces-y". Kafka réussit merveilleusement à nous entraîner dans les dédales de son imaginaire et à nous égarer à sa suite.

Le roman de Doris Lessing (Prix Nobel de Littérature 2007) fait la part belle à trois figures féminines remarquables, sur trois générations. Julia, la vieille Mrs Lennox aux manières parfaites, aux voilettes surannées, descend de son appartement en haut de la maison comme d’une autre planète. Frances, à l’étage en dessous, rêve de théâtre et n’en peut plus des discours du camarade Johnny. L’ennemi déclaré du capitalisme et le propagandiste de toutes les révolutions discourt, voyage, est reçu partout, mais n’a jamais d’argent et ne s’occupe pas des siens, qu’il abandonne bientôt. Divorce, puis remariage. Frances se retrouve avec tout son petit monde sur les bras. Adieu la vie de comédienne, ses articles bien payés constitueront leur principale ressource. Enfin, Sylvia, la fille de la nouvelle épouse de Johnny, arrivée sous le toit des Lennox dans un piteux état, y reprendra goût à la vie grâce à la tendresse de Julia.
C’est autour de Sylvia que s’organise la deuxième partie. Changement de décor. Devenue médecin, la jeune femme se propose pour un hôpital de brousse en Afrique. La Zimlie est dirigée par un ami d’antan, acquis aux idées révolutionnaires. Mais la réalité, si loin des promesses, la bouleverse : pas de médicaments, pas de locaux médicaux dignes de ce nom, pas de moyens. Sylvia pare au plus pressé, s’épuise, cherche à faire réagir les responsables du pays ou des organismes internationaux. Mais la corruption et l’inertie offrent encore de beaux jours à l’injustice.
Nous voilà embarqués dans un double récit : en alternance avec la vie de Ruth, une trentaine d’années avant, celle de sa mère, dont l’origine russe lui a toujours été cachée, et pour cause. Eva avait perdu son frère à Paris en 1939 et quelques jours après l’enterrement, un certain Lucas Romer l’avait approchée pour lui apprendre que celui-ci travaillait en secret pour le gouvernement britannique. Il lui avait proposé de s’y engager à son tour. Un bon salaire, la nationalité anglaise, c’était le rêve de son père émigré, mais pour Eva ce serait une manière de venger son frère assassiné.