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littérature japonaise - Page 10

  • Pour le mieux

    « Personne ne se consacre à une activité en cherchant dès le départ à accomplir quelque chose de merveilleux. Même quand c’est au-delà de nos capacités, on avance vers un but en s’efforçant de faire pour le mieux, c’est ainsi que les gens progressent. Et c’est ça qui fait avancer le monde. Je me demande si l’art, ce n’est pas ça aussi. »

     

    Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil

     

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  • Un être ordinaire

    Haruki Murakami est né à Kyoto en 1949. Hajime, en 1951 – c’est le narrateur du roman Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (1992). Celui-ci fait la rencontre de sa vie à douze ans – il ne le sait pas encore. Shimamoto-san, enfant unique elle aussi, traîne légèrement la jambe, séquelle d’une polio. Comme elle habite depuis peu près de chez lui, on les a mis l’un à côté de l’autre en classe et il la raccompagne tous les jours. Très vite, derrière son attitude posée, il devine chaleur et sensibilité, « un trésor vivant caché au fond d’elle ».

     

    Hajime et Shimamoto-San se découvrent des goûts communs pour les livres, la musique et les chats, et la même difficulté à exprimer leurs émotions. Chez elle, sur une chaîne stéréo dernier cri, ils aiment écouter parfois Liszt, parfois Nat King Cole dans Pretend ou South of the Border. « Il s’agissait du Mexique, bien sûr, mais je ne le savais pas. (…) Chaque fois que j’écoutais cette chanson, je me demandais ce qu’il pouvait bien y avoir au « sud de la frontière ». » Un jour où elle lui prend la main, quelques secondes, le garçon ressent qu’il existe bel et bien « un lieu de plénitude au cœur même de la réalité ».

     

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    Un déménagement les sépare. A seize ans, Hajime, « abandonnant l’espoir d’être un jour quelqu’un de spécial » se transforme en un être ordinaire. Son corps se muscle à force de nager régulièrement, sa personnalité se modifie, s’affirme – « je me réjouissais de la disparition de mon ancien moi ». Izumi devient sa petite amie au lycée. Il l’embrasse, puis veut aller plus loin, mais elle demande du temps. « J’ai peur, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ces temps-ci, il m’arrive de me sentir comme un escargot privé de sa coquille. – Moi aussi, j’ai peur, répliquai-je. Je ne sais pas pourquoi, il m’arrive de me sentir comme une grenouille privée de ses palmes. » Et de rire ensemble, soulagés. Mais Hajime rencontre la cousine d’Izumi, plus âgée, dont le désir s’accorde avec le sien. Lorsque Izumi le découvre et en souffre, Hajime comprend que comme les autres, il peut faire du mal.

     

    Après l’université, son emploi dans l’édition scolaire l’ennuie, quelques amourettes
    l’en distraient, sans plus. « Ce furent des années glacées, au cours desquelles je ne rencontrai pratiquement personne qui me paraisse en accord avec mon cœur. » Aucune femme n’arrive à la cheville de Shimamoto-San dont il n’a pas de nouvelles. Un jour, dans la foule, il aperçoit une élégante en manteau rouge qui traîne la jambe exactement comme elle. Il la prend en filature jusqu’au salon de thé où elle s’installe un moment. Il n’ose se rapprocher, alors qu’il brûle de vérifier s’il s’agit bien d’elle. Et puis, elle lui échappe.

     

    A trente ans, il épouse Yukiko, la fille d’un entrepreneur. Son beau-père le pousse à se lancer : Hajime ouvre un club de jazz « assez chic », puis un second. A la joie de monter une affaire, de l’améliorer, de réussir, s’ajoute la satisfaction d’une vie très confortable pour sa famille. Mais il ne peut s’empêcher, lui qui a été un étudiant idéaliste, d’écouter le Winterreise de Schubert en pensant que le monde l’a récupéré, un peu à son insu : « On dirait que tout ça n’est pas ma vie ».

     

    La fêlure intérieure palpite lorsque Hajime apprend d’un ancien camarade de lycée qu’Izumi, la petite amie trompée, vit si seule dans un immeuble que les enfants ont
    peur d’elle. L’autre le rassure : « Chacun sa vie, la vie d’autrui n’appartient qu’à lui. » La comparaison que fait cet homme entre le monde et le désert, où tout ce qui vit finit par se dessécher et mourir, continue longtemps à résonner en lui – « Et il ne reste que le désert. »

     

    Shimamoto-San, un soir, s’installe au comptoir du club, sans qu’il la reconnaisse. C’est elle qui vient vers lui et le complimente. C’était bien elle qu’il avait suivie et qui s’est demandé pourquoi il ne l’avait pas abordée, lui, « le seul ami qu’elle ait jamais eu ». Entretemps, elle s’est fait opérer et ne boite plus. Dorénavant, Hajime ne vivra plus que dans l’attente de son apparition, de temps à autre, dans son club de jazz. Au milieu du roman, son amour d’enfance se réinstalle au cœur de la vie d’Hajime, marié et père de deux enfants. Qu’en feront-ils ?

    Que faisons-nous de notre existence ? Les personnages de Murakami s’interrogent et gardent leur mystère. Quelles sont, dans nos choix de vie, la part du moi véritable, la part de l’influence ou du hasard ? Ils sont rares, les êtres avec qui partager vraiment ces questions intimes – ceux avec qui notre vie bascule.

  • Trois regards

    Retour à la littérature japonaise avec Le Fusil de chasse, de Yasushi Inoué (1949), une œuvre très originale, recommandée par une bonne conseillère. En quelques pages, le narrateur y explique d’abord dans quelles circonstances il a écrit pour une revue cynégétique un poème intitulé Le Fusil de chasse, lui qui n’est pourtant pas chasseur et n’a jamais tenu d’arme entre les mains. Quelques mois après la publication, une lettre lui arrive. Il s’attendait à une protestation quelconque, mais au contraire, un certain Josuke Misugi lui adresse ses remerciements et lui confie même trois lettres dont il n’a jamais eu le courage de se débarrasser, pour qu’il les lise avant de les détruire.

    Ce sont trois lettres de femmes, trois regards sur un homme qu’elles ont connu à divers titres. La première, la « Lettre de Shoko », lui a été envoyée par la fille d’une femme qu’il a aimée en secret.  Le jour où celle-ci est morte, en cachette, Shoko a lu le Journal que sa mère lui demandait de brûler. Elle espérait y trouver la raison du divorce de ses parents, sur lequel sa mère n’avait jamais voulu s’expliquer. La découverte de leur liaison la bouleverse. Que tout cela se soit passé à son insu, mais aussi à l’insu de Midori, la cousine et l’amie de sa mère, l’épouse de Josuke, la scandalise.

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    La « Lettre de Midori » éclaire tout autrement la situation. « Quand nous jetons un regard sur le passé, notre mariage, qui n’existe que de nom, semble avoir duré très longtemps, n’est-ce pas ? Alors, n’as-tu pas envie d’en finir une fois pour toutes ? Certes, il est assez triste d’en arriver là, mais, si tu n’y vois pas d’objection, prenons tous deux les mesures propres à recouvrer notre liberté. » Midori elle-même s’est entichée d’autres hommes, avec insouciance. Sans faux-fuyant, elle compose une lettre d’adieu et demande le divorce. Elle raconte à son mari sa dernière entrevue cruciale avec Saïko, sans rien épargner à l’homme qui se tint entre elles deux.

    Saïko est l’auteur de la troisième missive, « Lettre de Saïko », un message posthume. « Comme si tu entendais ma voix, cette lettre te dira mes pensées, mes sentiments, des choses que tu ignores. Ce sera comme si nous bavardions, comme si tu entendais ma voix. Tu vas être bien étonné, et sans doute affligé, et tu vas m’en vouloir. » La maîtresse de Josuke dit à quel point l'ont obsédée les mots « amour », « péché » et « mort ».

    La force du roman, dont l’intensité croît de lettre en lettre, réside dans le biais choisi pour raconter cette tragédie d’amour. Chacune des femmes y exprime ce qu’elle ressent mais pas seulement. Chaque lettre évoque des moments forts, des lieux précis, des vêtements particuliers, des gestes uniques, avec poésie bien que dans une langue économe. A travers ces confidences, le lecteur entre dans l’intimité des personnages, qu’ils aient choisi de vivre pleinement leurs sentiments ou d’y renoncer.

    Le titre, Le fusil de chasse, semble éloigné du sujet, mais ce fusil a sa place dans le récit, et on comprend finalement pourquoi Josuke Misugi, le destinataire des trois lettres, affirme dans le prologue sa conviction d’être le personnage du poème éponyme : « Que diriez-vous si je vous avouais que l’homme dont vous avez parlé dans votre poème n’est personne d’autre que moi ? »

  • Le chat du prof

    « Je suis un chat. Je n’ai pas encore de nom. » C’est le début éponyme du roman de Natsume Sôseki, les premières phrases d’un chef-d’œuvre d’humour. L’introduction de Jean Cholley, qui l’a traduit pour la collection « Connaissance de l’Orient » publiée conjointement par Gallimard et l’Unesco, nous apprend qu’après des études en Angleterre, Sôseki est revenu au Japon en 1903 et a enseigné la littérature anglaise à l’Université impériale de Tôkyo, mais il déplaisait à ses étudiants. Lorsque Je suis un chat paraît en feuilleton, de 1905 à 1906, le succès est tel qu’il démissionne pour entrer au journal Asahi où il publiera la plupart de ses romans jusqu’à sa mort en 1916.

    Sôseki écrit le premier chapitre à la demande de Kyoshi, un ami poète. Durant l’été 1904, un chaton était arrivé dans sa maison, ce qui l’a sans doute inspiré. Après une lecture publique qui a soulevé l’enthousiasme de ses auditeurs, Kyoshi le fait publier dans un magazine. Les lecteurs raffolent de ce qu’on pourrait, écrit Cholley, sous-titrer « La Vie et les Opinions d’un chat », un roman sans pareil dans la littérature japonaise, mais où les influences occidentales, surtout anglaises, sont nombreuses (Swift, Sterne, Hoffmann).

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    Qui est ce chat ? Le compagnon d’un professeur d’anglais, Kushami. Marié mais sans intérêt pour sa femme, celui-ci ne trouve de plaisir qu’à bavarder avec ses amis intellectuels, « de paisibles désœuvrés » qui lui rendent visite. « Sôseki, mis en nourrice peu après sa naissance par ses parents qu’il retrouva seulement huit ans plus tard sans même savoir qu’ils constituaient sa vraie famille, était lui aussi un chat errant qui se sentait déjà plus ou moins adulte à sa naissance, entré un peu par hasard dans un monde dont la frivolité le faisait souffrir. » (Cholley)

    Nous découvrons donc la vie quotidienne de Kushami par les yeux de son chat. « Tout chat que je sois, il m’arrive de penser : un professeur a vraiment une vie heureuse. Si je renaissais en homme, je voudrais n’être que professeur. Si on peut occuper un emploi en dormant autant, un chat aussi en est capable. » Gris clair, avec un peu de jaune, notre héros chat découvre aussi le voisinage, hommes et semblables. Scandalisé par l’indifférence des gens envers les chats qu’ils croient tous pareils, il considère qu’« Il n’y a en somme qu’un chat qui puisse comprendre un autre chat. Quelque progrès que fassent les hommes, cette compréhension leur sera toujours refusée. » Il faudra quelques cartes de vœux au Nouvel An, illustrées par son portrait ou par celui d’autres chats, voire la mention de salutations à transmettre à son chat sans nom, pour que son maître le traite avec davantage de considération, « une lueur de respect dans son regard ».

    Le point de vue du félin penseur permet à Sôseki d’ironiser à l’aise sur le comportement des êtres humains et les usages de la société japonaise. Pourquoi son maître « au caractère d’huître » rit-il joyeusement quand Tofu lui relate les exigences extravagantes de Meitei au restaurant ou Meitei ses dernières inventions ? Ces conversations entre amis sont souvent déroutantes, voire absurdes, mais toujours drôles, qu’il s’agisse de critique littéraire, du suicide ou du nez prodigieux de la voisine, Madame Kaneda, qui donnerait volontiers sa fille en mariage à leur ami Kangetsu, à condition qu’il obtienne son doctorat - à défaut de fortune, il lui faudrait un titre.

    Le roman de Sôseki est rempli d’allusions à la culture japonaise (les notes en bas de page sont utiles). Pour faire passer le temps, il écrit : « Les narcisses du vase en porcelaine blanche se sont fanés peu à peu, cependant que les rameaux de prunier d’un autre vase se sont mis à fleurir. » Après l’euphorie printanière du début, le chat aux « 88 880 poils » se laisse gagner par la mélancolie de son maître. N’ayant jamais attrapé de souris, il est conscient de ne pas être « un chat du tout-venant » et se pose de plus en plus en philosophe. Mêlée aux situations burlesques, la critique de la « civilisation du progrès » s’accentue dans les derniers chapitres.

    Pour les amateurs, la description des mœurs de chat est un régal.
    « Les pattes de chat font oublier leur existence ; on n’a jamais entendu dire qu’elles aient fait du bruit par maladresse, où qu’elles aillent. Les chats se déplacent aussi silencieusement que s’ils foulaient de l’air ou que s’ils marchaient sur des nuages. Leur pas est doux comme le bruit d’un gong en pierre qu’on frappe dans l’eau, doux comme le son d’une harpe chinoise au fond de quelque caverne. Leur marche est parfaite comme l’intuition profonde et indescriptible des plus hautes vérités spirituelles. »

  • Déconcertant Japon

    La rencontre entre une aide-ménagère et un vieil homme dont la mémoire ne fonctionne que pour les quatre-vingts dernières minutes qu’il vient de vivre est le sujet original de La formule préférée du professeur de Yoko Ogawa (née en 1962). Pour se souvenir de l’indispensable, le vieillard attache sur lui de petits papiers aux notes concises, qu’il relit chaque matin. Comme c’est un mathématicien, sa conversation porte le plus souvent sur les nombres, en particulier ses préférés, les nombres premiers, si présents dans la vie quotidienne, quoi qu’on pense. Et ainsi vont les jours, entre mots et chiffres. L’aide-ménagère, attentionnée, apprend vite à communiquer sur ce mode inédit. Mais c’est l’irruption de son petit garçon de dix ans dans l’univers si méthodique du vieux professeur, qui insuffle au récit ses pages les plus tendres.  

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    Dans Les herbes du chemin de Sôseki, dernier roman qu’il acheva, malade, en 1915, aucune tendresse, en revanche. Kenzô est l’homme mal à l’aise : décontenancé de voir réapparaître dans sa vie celui qui l’a élevé durant son enfance, avant que sa famille ne le reprenne (ce pour quoi il avait reçu une somme d’argent pour solde de tout compte), il n’en parle pas à sa femme, avec qui ses rapports sont constamment tendus, distants. Seul le calme de son bureau lui convient, où il passe des heures à écrire, à corriger, à écrire encore. Mais les obligations familiales et le sens des convenances vont l’obliger à recevoir ce Shimada, dont les formules de politesse masquent mal l’objet réel de ses visites : lui soutirer de l’argent.

    Sans cesse, Kenzô s’apprête à refuser, puis finit par sortir le billet qui le rendra à sa chère solitude. Il n’est pas riche, contrairement à l’opinion que beaucoup ont de lui, mais il donne. Et s’il faut plus d’argent pour résoudre les problèmes domestiques, il travaille davantage et noircit page après page de son écriture de plus en plus serrée.

    Si la douceur s’instille dans le roman d’Ogawa, dans l’autre le malaise sature l’atmosphère. . « Les hommes, en fait de changement, ne font que décliner ; les paysages changent aussi, mais ils continuent à prospérer sous le soleil. »
    (Les herbes du chemin)

    Déconcertant Japon, où les rapports humains semblent parfois si codifiés qu’ils laissent peu de place à l’expression de l’intime, à la franchise, au langage du cœur.

    L’amertume paralysante d’un Kenzo si malhabile avec autrui comme avec lui-même, chez Sôseki, après la délicatesse du dialogue entre les générations dans La formule préférée du professeur, atteste de la diversité des romanciers japonais. Deux romans, deux visages, deux générations de cette littérature que je connais peu, mais qu’ils m’incitent à lire.